1. Préceptes de méthode.

Il faut commencer, Hérodote, par saisir les notions placées sous les mots essentiels, afin de pouvoir, en rapportant à ces notions nos opinions, nos problèmes et nos difficultés, nous faire un jugement sur ces trois choses : car autrement nous ne pourrions juger de rien, condamnés à remonter à l’infini pour chercher une démonstration, ou n’ayant à notre disposition que des mots vides. (38) Pour avoir, en effet, un terme fixe auquel nous puissions rapporter nos problèmes, nos difficultés et nos opinions, il faut que nous sachions voir sous chaque mot la notion primitive qu’il désigne, et que nous n’ayons pas besoin qu’on nous démontre que cette notion est bien ce que nous disons. En second lieu, il faut explorer les choses en les confrontant avec les sensations et, d’une manière générale, avec les appréhensions immédiates soit de la pensée, soit de n’importe quel critère, avec les affections présentes également : de cette façon nous pourrons faire des inférences sur ce qui est en suspens et sur l’invisible.

2. Principes de l’étude de la nature : l’invisible.

Ces deux points bien compris, on est prêt pour l’étude des choses invisibles. La première chose qu’il faut se dire en l’abordant, c’est que rien ne vient du non-être : car si, pour se produire, les choses n’avaient pas besoin de germer, tout pourrait naître de tout. (39) En second lieu, il faut savoir que si ce qui disparaît aux yeux se résolvait en non-être, toutes les choses auraient péri, puisque ce en quoi elles se seraient résolues serait du non-être. Ajoutons, comme conséquence de ces deux principes, que l’univers a toujours été et sera toujours ce qu’il est. Il n’y a rien d’autre en effet en quoi il puisse se changer, ni rien, non plus, en dehors de lui, qui puisse agir sur lui pour le faire changer. (40) L’univers est composé de corps et de vide. L’existence des corps nous est garantie par-dessus tout par la sensation, car c’est sur elle que se règlent, comme je l’ai dit, toutes les conjectures que le raisonnement dirige vers l’invisible. Quant à l’espace, que nous appelons aussi le vide, l’étendue, l’essence intangible, s’il n’existait pas, les corps n’auraient ni siège où résider ni intervalle où se mouvoir, comme nous voyons qu’ils se meuvent. Hors de ces deux choses, on ne peut plus rien saisir d’existant, ni sensiblement ni par analogie au sensible ; rien d’existant à titre de substances complètes, car il n’est pas ici question de ce que nous appelons les attributs ou accidents de ces substances. Maintenant, parmi les corps, on doit distinguer les composés et ceux dont les composés sont faits : (41) ces derniers corps sont insécables et immuables - et il le faut bien pour que toutes choses ne se résolvent pas en non-être et pour qu’il y ait des réalités capables de subsister dans la dissolution des composés ; de plus, ces corps élémentaires sont essentiellement pleins, de sorte que la dissolution ne sait par où ni comment les prendre. Et, par là, les éléments des corps sont des substances insécables.

L’univers est infini. En effet, ce qui est fini a une extrémité. Or, une extrémité ne se perçoit que par rapport à quelque chose d’extérieur à ce dont elle est l’extrémité : mais l’univers ne peut pas être perçu par rapport à quelque chose d’extérieur à lui, puisqu’il est l’univers ; il n’a donc point d’extrémité et par conséquent point de limite et, n’ayant point de limite, il doit être infini et non pas fini. Ajoutons que l’univers est encore infini et quant au nombre de corps qu’il renferme, et quant à la grandeur du vide qui est en lui. (42) En effet, d’une part, si le vide était infini et si les corps étaient en nombre fini, les corps ne pourraient s’arrêter nulle part, mais ils se disperseraient emportés à travers l’infini du vide, puisqu’ils ne trouveraient jamais de support où s’appuyer, ni rien qui, par des chocs, pût les rassembler. Et, d’autre part, si le vide était fini et les corps en nombre infini, ceux-ci n’auraient pas de place assez ample pour y résider.

Les corps insécables et pleins, dont sont formés et dans lesquels se résolvent les composés, présentent un nombre de formes différentes trop grand pour que nous puissions le saisir : car le nombre prodigieux des formes différentes offertes par les composés ne peut pas provenir d’un nombre concevable de formes élémentaires toujours les mêmes. De plus, chaque sorte de forme comporte un nombre infini d’exemplaires ; mais, envisagées quant à leurs différences, les formes ne sont pas en nombre absolument infini : elles dépassent seulement tout nombre concevable, (43) à moins qu’on ne s’avise de considérer les grandeurs des atomes comme pouvant aller à l’infini. Ajoutons que les atomes sont, depuis l’éternité, dans un mouvement perpétuel. Les uns dans leur mouvement laissent subsister entre eux de très grandes distances ; les autres, au contraire, gardent là même leur vibration, s’ils se trouvent pris dans un enchevêtrement ou enveloppés par des atomes enchevêtrés. (44) Et en effet, ce résultat provient d’abord du vide qui, au sein même des composés, isole en lui-même chacun des atomes, faisant ainsi que rien n’appuie sur chacun des atomes pour l’immobiliser ; puis, d’autre part, la solidité qui appartient aux atomes fait qu’ils rebondissent après le choc, autant du moins que leur enveloppement par le composé leur permet de reprendre, à la suite du choc, leur position primitive. Il n’y a pas de commencement à ces mouvements, parce que les atomes et le vide sont éternels.

(45) Voilà assez de paroles, à la condition qu’on se souvienne de tout ce que nous avons dit, pour donner à toutes les pensées sur la nature des êtres substantiels un moule suffisant.