Kant

L’homme est un animal qui a besoin d’un maître

La difficulté, que même la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante : l’homme est un animal qui, quand il vit avec d’autres [membres] de son espèce a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables ; et, bien qu’en tant que créature raisonnable il souhaite une loi) qui mette des bornes à la liberté de tous, pourtant, son penchant animal égoïste l’entraîne à faire exception pour lui, quand il le peut. Il a donc besoin d’un maître, qui brise sa volonté personnelle et le force à obéir à une volonté universellement reconnue, de sorte que chacun puisse être libre. Mais d’où sortira-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine. Mais ce maître est de la même façon un animal qui a besoin d’un maître. L’homme peut donc mener cela comme il veut, on ne voit pas d’ici comment il pourrait se procurer un chef de la justice publique qui soit lui-même juste ; qu’il le cherche en un particulier ou qu’il le cherche en une société de plusieurs personnes choisies à cet effet. Car chacun, parmi eux, abusera toujours de sa liberté si personne n’exerce sur lui un contrôle d’après les lois. Mais le chef suprême doit être juste en lui-même et être pourtant un homme. C’est pourquoi cette tâche est la plus difficile de toutes, et même sa solution parfaite impossible : dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, rien ne peut être taillé qui soit tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée. Mais que cette tâche soit celle qui est mise en oeuvre le plus tard, cela vient de ce qu’elle requiert des concepts exacts de la nature d’une constitution possible, une grande expérience, fruit de nombreux voyages à travers le monde, et par-dessous tout une bonne volonté préparée à accepter cette constitution. Ces trois éléments sont tels qu’ils ne peuvent se trouver réunis un jour que très difficilement, et si cela arrive, que très tardivement, après de nombreux essais [faits] en pure perte.

Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Sixième proposition.