L’opinion dans son essence est volonté de majorité

7 septembre 2004

Ce que l’opinion propose, c’est un certain rapport entre une perception extérieure comme état d’un sujet et une affection intérieure comme passage d’un état à un autre (exo et endo-référence). Nous dégageons une qualité supposée commune à plusieurs objets que nous percevons, et une affection supposée commune à plusieurs sujets qui l’éprouvent et saisissent avec nous cette qualité. L’opinion est la règle de correspondance de l’une à l’autre, c’est une fonction ou une proposition dont les arguments sont des perceptions et des affections, en ce sens fonction du vécu. Par exemple, nous saisissons une qualité perceptive commune aux chats, ou aux chiens, et un certain sentiment qui nous fait aimer, ou haïr, les uns, ou les autres : pour un groupe d’objets, on peut extraire beaucoup de qualités diverses, et former beaucoup de groupes de sujets très différents, attractifs ou répulsifs (« société » de ceux qui aiment les chats, ou de ceux qui les détestent...), si bien que les opinions sont essentiellement l’objet d’une lutte ou d’un échange. C’est la conception populaire démocratique occidentale de la philosophie, où celle-ci se propose de fournir d’agréables ou agressives conversations de dîner chez M. Rorthy. Des opinions rivalisent à la table du banquet, n’est-ce pas l’Athènes éternelle, notre manière d’être encore des Grecs ? Les trois caractères sous lesquels on rapportait la philosophie à la cité grecque, c’étaient précisément la société des amis, la table d’immanence et les opinions qui s’affrontent. On objectera que les philosophes grecs n’ont cessé de dénoncer la doxa, et d’y opposer une épistémé comme savoir seul adéquat à la philosophie. Mais c’est une affaire embrouillée, et les philosophes, n’étant que des amis et non pas des sages, ont bien de la peine à quitter la doxa.

La doxa est un type de proposition qui se présente de la façon suivante : étant donné une situation vécue perceptive-affective (par exemple, on apporte du fromage à la table du banquet), quelqu’un en extrait une qualité pure (par exemple, odeur puante) ; mais en même temps qu’il abstrait la qualité, il s’identifie lui-même à un sujet générique éprouvant une affection commune (la société de ceux qui détestent le fromage - rivalisant à ce titre avec ceux qui l’aiment, le plus souvent en fonction d’une autre qualité). La « discussion » porte donc sur le choix de la qualité perceptive abstraite, et sur la puissance du sujet générique affecté. Par exemple, détester le fromage, est-ce se priver d’être un bon vivant ? Mais, « bon vivant », est-ce une affection génériquement enviable ? Ne faut-il pas dire que ceux qui aiment le fromage, et tous les bons vivants, puent eux-mêmes ? A moins que ce ne soient les ennemis du fromage qui puent. C’est comme l’histoire que racontait Hegel, la marchande à qui l’on a dit : « Vos veufs sont pourris, la vieille », et qui répond : « Pourri vous-même, et votre mère, et votre grand-mère » : l’opinion est une pensée abstraite, et l’injure joue un rôle efficace dans cette abstraction, parce que l’opinion exprime les fonctions générales d’états particuliers [1]. Elle tire de la perception une qualité abstraite et de l’affection une puissance générale : toute opinion est déjà politique en ce sens. C’est pourquoi tant de discussions peuvent s’énoncer ainsi : « moi en tant qu’homme, j’estime que toutes les femmes sont infidèles », « moi en tant que femme je pense que les hommes sont des menteurs ».

L’opinion est une pensée qui se moule étroitement sur la forme de la recognition : recognition d’une qualité dans la perception (contemplation), recognition d’un groupe dans l’affection (réflexion), recognition d’un rival dans la possibilité d’autres groupes et d’autres qualités (communication). Elle donne à la recognition du vrai une extension et des critères qui sont par nature ceux d’une « orthodoxie » : sera vraie une opinion qui coïncide avec celle du groupe auquel on appartiendra en la disant. On le voit bien dans certains concours : vous devez dire votre opinion, mais vous « gagnez » (vous avez dit vrai) si vous avez dit la même chose que la majorité de ceux qui participent au concours. L’opinion dans son essence est volonté de majorité, et parle déjà au nom d’une majorité. Même l’homme du « paradoxe » ne s’exprime avec tant de clins d’œil, et de sottise sûre de soi, que parce qu’il prétend exprimer l’opinion secrète de tout le monde, et être le porte-parole de ce que les autres n’osent pas dire. Encore n’est-ce que le premier pas du règne de l’opinion : celle-ci triomphe quand la qualité retenue cesse d’être la condition de constitution d’un groupe, mais n’est plus que l’image ou la « marque » du groupe constitué qui détermine lui-même le modèle perceptif et affectif, la qualité et l’affection que chacun doit acquérir. Alors le marketing apparaît comme le concept même : « nous, les concepteurs... ». Nous sommes à l’âge de la communication, mais toute âme bien née fuit et rampe au loin chaque fois qu’on lui propose une petite discussion, un colloque, une simple conversation, Dans toute conversation, c’est toujours le sort de la philosophie qui s’agite, et beaucoup de discussions philosophiques en tant que telles ne dépassent pas celle sur le fromage, injures comprises et affrontement de conceptions du monde. La philosophie de la communication s’épuise dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitaliste en personne.


[1Sur la pensée abstraite et le jugement populaire, cf. le court texte de Hegel, Qui pense abstrait ? (Sämtliche Werke, XX, p. 445-450).

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