MUMFORD

La machine et l’outil

Qu’est-ce que la machine ? Exception faite des machines simples de la mécanique classique, le plan incliné, la poulie, etc., le sujet reste confus. La plupart des écrivains qui ont étudié l’âge de la machine ont considéré celle-ci comme un phénomène tout à fait récent, comme si l’artisanat n’avait employé des outils que pour transformer le cadre, l’environnement. Ces préjugés sont dénués de fondements. Depuis trois mille ans au moins, les machines constituent l’essentiel de notre patrimoine technique. La définition de la machine par Reuleaux [1] reste classique : « Une machine est une combinaison de corps résistants, assemblés de telle façon que, par leur moyen et par certaines motions déterminantes, les forces mécaniques de la nature soient obligées de faire le travail. » Mais cela ne nous mène pas très loin. L’intérêt de Reuleaux est d’avoir été le premier grand morphologiste [2] des machines. Mais il laisse de côté la grande catégorie de celles qui sont actionnées par la force humaine.

Les machines sont des complexes d’agents non organiques ayant pour but de convertir l’énergie, d’accomplir un travail, d’accroître les capacités mécaniques ou sensorielles du corps humain, ou de réduire à un ordre et une régularité mesurables les phénomènes de la vie. Le robot est le dernier stade d’une évolution qui a commencé par l’utilisation, comme outil, d’une partie quelconque du corps humain. Derrière le développement des outils et des machines, il y a un effort pour modifier l’environnement, afin de fortifier et de soutenir l’organisme humain : effort qui a tendu à accroître le pouvoir de l’organisme humain mal aimé ou à créer, à l’extérieur du corps, un ensemble de conditions plus favorables au maintien de son équilibre, et à la conservation de sa vie. Par exemple, au lieu d’une adaptation physiologique au froid - pousse des poils ou hivernage - il y a eu adaptation au milieu : vêtements et abris.

La différence essentielle entre une machine et un outil réside dans le degré d’indépendance, au cours de l’opération, par rapport à l’habileté et l’énergie de l’opérateur : l’outil se prête à la manipulation, la machine à l’action automatique. Le degré de complexité importe peu. En utilisant l’outil, la main et l’œil de l’homme accomplissent des actions compliquées qui égalent le fonctionnement d’une machine complexe. D’autre part, des machines très puissantes, telles que le marteau-pilon, exécutent des tâches élémentaires à l’aide d’un mécanisme relativement simple. La différence entre outils et machines réside d’abord dans le degré d’automatisme qu’ils ont atteint. L’ouvrier habile devient plus précis et plus automatique, en un mot plus mécanique, à mesure que des mouvements, volontaires à l’origine, se transforment en réflexes. Dans la machine la plus automatique, la participation consciente d’un agent humain intervient nécessairement à un moment donné, au commencement et à la fin de l’opération, d’abord pour la concevoir, ensuite pour en corriger les défauts et en effectuer les réparations.

D’ailleurs, entre l’outil et la machine, il existe une autre catégorie d’instruments la machine-outil. Dans le tour ou le foret, la précision de la machine la plus fine se combine à l’habileté de l’artisan. Si l’on ajoute à ce complexe mécanique une source extérieure d’énergie, la distinction est encore plus difficile à faire. En général, la machine accentue la spécialisation des fonctions ; l’outil est plus souple. La raboteuse n’accomplit qu’une seule fonction, tandis que le couteau peut être utilisé pour aplanir du bois, le sculpter, le fendre, pour faire pression sur une serrure ou pour enfoncer une vis. La machine automatique est une forme très particulière d’adaptation. Elle implique la notion d’une source extérieure d’énergie, une interrelation plus ou moins complexe entre les parties et un genre limité d’activité. La machine est en quelque sorte un organisme mineur, conçu pour accomplir un ensemble simple de fonctions.

[1Franz Reuleaux (18291902), mécanicien allemand.

[2La morphologie est la science qui étudie la forme et la structure des organismes.

Lewis Mumford, Technique et civilisation, Éd. du Seuil, 1950.