RUSSELL

Les hommes sont des fins en soi, non les machines

À chaque fois qu’un homme meurt, un univers entier est détruit. Les être humains sont irremplaçables ; et parce qu’ils sont irremplaçables, ils sont clairement très différents des machines. Ils sont capables de jouir de la vie, capables de souffrir, et de faire face à la mort avec conscience. Ce sont des « soi » ; ils sont fins en soi, comme le dit Kant. Cette vue me semble incompatible avec la doctrine matérialiste qui soutient que les hommes sont des machines (…) Les machines ne sont clairement pas des fins en soi, si complexes soient-elles. Elles peuvent avoir une grande valeur à cause de leur utilité, ou à cause de leur rareté ; et un certain spécimen peut être de grande valeur à cause de son caractère unique dans l’histoire. Mais les machines deviennent sans valeur si elles n’ont pas une valeur de rareté : s’il y en a trop d’une espèce, nous sommes disposés à payer pour les faire disparaître. De l’autre côté, nous valorisons les vies humaines en dépit du problème de la surpopulation (…) Ainsi, je considère la doctrine selon laquelle les hommes sont des machines non seulement comme erronée, mais comme encline à saper une éthique humaniste. Néanmoins, cette raison même rend d’autant plus nécessaire de souligner que les grands défenseurs du matérialisme n’en furent pas moins presque tous des partisans de l’éthique humaine.

Karl Popper (et John Eccles), Le soi et son cerveau, 1977