II

Dans mon livre L’avenir d’une illusion, il s’agissait pour moi beaucoup moins des sources les plus profondes du sentiment religieux, que de ce que conçoit l’homme ordinaire quand il parle de sa religion et de ce système de doctrines et de promesses prétendant, d’une part, éclairer toutes les énigmes de ce monde avec une plénitude enviable, et l’assurer d’autre part qu’une Providence pleine de sollicitude veille sur sa vie et, dans une existence future, s’appliquera à le dédommager des privations subies ici-bas. Cette providence, l’homme simple ne peut se la représenter autrement que sous la figure d’un père grandiosement magnifié. Seul, un tel père peut connaître les besoins de l’enfant humain, se laisser fléchir par ses prières ou adoucir par ses repentirs. Tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité, que, pour tout ami sincère de l’humanité, il devient douloureux de penser que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au-dessus de cette conception de l’existence. Il est plus humiliant encore de constater combien sont nombreux parmi nos contemporains ceux qui, obligés de reconnaître l’impossibilité de maintenir cette religion, tentent pourtant de la défendre pied à pied par une lamentable tactique de retraites offensives. On voudrait se mêler au rang des croyants pour donner le conseil de « ne point invoquer en vain le nom du Seigneur » aux philosophes qui s’imaginent pouvoir sauver Dieu en le remplaçant par un principe impersonnel, fantomatique et abstrait. Si certains esprits, comptant parmi les plus grands des temps passés, n’ont pas fait autre chose, on ne peut pourtant les invoquer à leur tour. Car nous savons pourquoi ils y étaient contraints.

Revenons à l’homme ordinaire et à sa religion, la seule qui aurait droit à ce nom. La parole bien connue d’un de nos grands poètes et sages à la fois nous vient aussitôt à l’esprit. Elle définit ainsi les rapports que la religion entretient avec l’art et la science :

Celui qui possède la science et l’art
Possède aussi la religion.
Celui qui ne les possède pas tous deux
Puisse-t-il avoir la religion !
 [1].

Cet aphorisme, d’une part, met la religion en opposition avec les deux plus grandes créations de l’homme ; il déclare, d’autre part, que du point de vue de leur valeur vitale, elles peuvent se suppléer et se remplacer mutuellement. Si donc nous voulons priver le commun des mortels de sa religion, nous n’aurons certes point le poète et son autorité de notre côté. Mais nous tentons, par une voie particulière, d’atteindre une plus juste appréciation de sa pensée. Telle qu’elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs. (Cela ne va pas sans « échafaudages de secours » [2], a dit Théodor Fontane.) Ils sont peut-être de trois espèces : d’abord de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent ; enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable [3]. C’est aux diversions que songe Voltaire quand il formule dans Candide, en guise d’envoi, le conseil de cultiver notre jardin ; et c’est encore une diversion semblable que le travail scientifique.

Les satisfactions substitutives, celles par exemple que nous offre l’art, sont des illusions au regard de la réalité ; mais elles n’en sont psychiquement pas moins efficaces, grâce au rôle assumé par l’imagination dans la vie de l’âme. Les stupéfiants, eux, influent sur notre organisme, en modifient le chimisme. Il n’est guère facile de déterminer le rôle qu’occupe la religion dans cette série. Il nous faut reprendre les choses de plus loin.

La question du but de la vie humaine a été posée d’innombrables fois ; elle n’a jamais encore reçu de réponse satisfaisante. Peut-être n’en comporte-t-elle aucune. Maints de ces esprits « interrogeants » qui l’ont posée ont ajouté : s’il était avéré que la vie n’eût aucun but, elle perdrait à nos yeux toute valeur. Mais cette menace n’y change rien, il semble bien plutôt qu’on ait le droit d’écarter la question. Elle nous semble avoir pour origine cet orgueil humain dont nous connaissons déjà tant d’autres manifestations. On ne parle jamais du but de la vie des animaux, sinon pour les considérer comme destinés à servir l’homme. Mais ce point de vue lui aussi est insoutenable, car nombreux sont les animaux dont l’homme ne sait que faire - sauf les décrire, les classer et les étudier - et des multitudes d’espèces se sont d’ailleurs soustraites à cette utilisation par le fait qu’elles ont vécu et disparu avant même que l’homme ne les ait aperçues. Il n’est décidément que la religion pour savoir répondre à la question du but de la vie. On ne se trompera guère en concluant que l’idée d’assigner un but à la vie n’existe qu’en fonction du système religieux.

Aussi nous faut-il remplacer la question précédente par cette autre, moins ambitieuse - quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le terme « bonheur » signifie seulement que ce second but a été atteint. En corrélation avec cette dualité de buts, l’activité des hommes peut prendre deux directions, selon qu’ils cherchent de manière prépondérante ou même exclusive à réaliser l’un ou l’autre.

On le voit, c’est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie, qui gouverne dès l’origine les opérations de l’appareil psychique ; aucun doute ne peut subsister quant à son utilité, et pourtant l’univers entier - le macrocosme aussi bien que le microcosme - cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de l’univers s’y oppose ; on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit « heureux ». Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu [4]. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire l’expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celles dont l’origine est autre.

Ne nous étonnons point si sous la pression de ces possibilités de souffrance, l’homme s’applique d’ordinaire à réduire ses prétentions au bonheur (un peu comme le fit le principe du plaisir en se transformant sous la pression du monde extérieur en ce principe plus modeste qu’est celui de la réalité), et s’il s’estime heureux déjà d’avoir échappé au malheur et surmonté la souffrance ; si d’une façon très générale la tâche d’éviter la souffrance relègue à l’arrière-plan celle d’obtenir la jouissance. La réflexion nous apprend que l’on peut chercher à résoudre ce problème par des voies très diverses ; toutes ont été recommandées par les différentes écoles où l’on enseignait la sagesse ; et toutes ont été suivies par les hommes. La satisfaction illimitée de tous les besoins se propose à nous avec insistance comme le mode de vie le plus séduisant, mais l’adopter serait faire passer le plaisir avant la prudence, et la punition suivrait de près cette tentative. Les autres méthodes ayant pour principal objectif d’éviter la souffrance se différencient selon les sources respectives de déplaisir sur lesquelles se fixe surtout l’attention. Il en est d’extrêmes et de modérées, les unes sont unilatérales, d’autres s’attaquent à plusieurs points à la fois. L’isolement volontaire, l’éloignement d’autrui, constitue la mesure de protection la plus immédiate contre la souffrance née des contacts humains. Il est clair que le bonheur acquis grâce à cette mesure est celui du repos. Lorsqu’on redoute le monde extérieur, on ne peut s’en défendre que par l’éloignement sous une forme quelconque - du moins si l’on veut résoudre cette seule difficulté. Il existe à la vérité un procédé différent et meilleur ; après s’être reconnu membre de la communauté humaine et armé de la technique forgée par la science, on passe à l’attaque de la nature qu’on soumet alors à sa volonté : on travaille avec tous au bonheur de tous. Mais les plus intéressantes méthodes de protection contre la souffrance sont encore celles qui visent à influencer notre propre organisme. En fin de compte, toute souffrance n’est que sensation, n’existe qu’autant que nous l’éprouvons ; et nous ne l’éprouvons qu’en vertu de certaines dispositions de notre corps.

La plus brutale mais aussi la plus efficace des méthodes destinées à exercer pareille influence corporelle est la méthode chimique, l’intoxication. Je crois que personne n’en pénètre le mécanisme, mais c’est un fait que, par leur présence dans le sang et les tissus, certaines substances étrangères au corps nous procurent des sensations agréables immédiates ; et qu’elles modifient aussi les conditions de notre sensibilité au point de nous rendre inaptes à toute sensation désagréable. Non seulement ces deux effets sont simultanés, mais ils semblent étroitement liés. Il doit d’ailleurs se former dans notre propre chimisme intérieur des substances capables d’effets semblables, car nous connaissons au moins un état morbide, la manie, où un comportement analogue à l’ivresse se réalise sans l’intervention d’aucune drogue enivrante. Au surplus notre vie psychique normale présente des oscillations au cours desquelles les sensations de plaisir se déclenchent avec plus ou moins de facilité ou de difficulté, et, parallèlement, notre sensibilité au déplaisir se révèle plus faible ou plus forte. Il est bien regrettable que ce côté toxique des processus psychiques se soit jusqu’ici dérobé à l’investigation scientifique. L’action des stupéfiants est à ce point appréciée, et reconnue comme un tel bienfait dans la lutte pour assurer le bonheur ou éloigner la misère, que des individus et même des peuples entiers leur ont réservé une place permanente dans l’économie de leur libido. On ne leur doit pas seulement une jouissance immédiate mais aussi un degré d’indépendance ardemment souhaité à l’égard du monde extérieur. On sait bien qu’à l’aide du « briseur de soucis » [5], l’on peut à chaque instant se soustraire au fardeau de la réalité et se réfugier dans un monde à soi qui réserve de meilleures conditions à la sensibilité. Mais on sait aussi que cette propriété des stupéfiants en constitue précisément le danger et la nocivité. Dans certaines circonstances ils sont responsables du gaspillage de grandes sommes d’énergie qui pourraient s’employer à l’amélioration du sort des humains.

Cependant la structure compliquée de notre appareil psychique laisse encore place à toute une série d’autres manières d’agir sur lui. Puisque bonheur signifie satisfaction des instincts, il surgit une nouvelle cause de lourdes souffrances si le monde extérieur, nous laissant dans l’indigence, se refuse à assouvir nos besoins. On peut donc espérer qu’en agissant sur ces besoins instinctifs eux-mêmes, on sera libéré d’une partie de cette souffrance. Ce procédé de défense ne s’attaque plus à l’appareil de la sensibilité, mais aux sources intérieures des besoins pour tenter de s’en rendre maître. Poussé à l’extrême, il y parvient en tuant les instincts, comme l’enseigne la sagesse orientale et comme le réalise la pratique du yoga. Y réussir, c’est évidemment abandonner du même coup toute activité quelle qu’elle soit (sacrifier sa vie), et ne conquérir à nouveau, par une autre voie, que le bonheur de la quiétude. En visant moins haut, on suit pourtant la même voie si l’on cherche seulement à maîtriser l’activité de la vie instinctive. Cette maîtrise, ce sont alors les instances psychiques supérieures, soumises au principe de la réalité, qui l’exercent. Ceci ne signifie nullement qu’on ait renoncé à toute satisfaction, mais bien qu’on s’est assuré une certaine garantie contre la souffrance en ceci que l’insatisfaction des instincts tenus en bride n’est plus ressentie aussi douloureusement que celle des instincts non inhibés. En revanche, il s’ensuit une diminution indéniable des possibilités de jouissances. La joie de satisfaire un instinct resté sauvage, non domestiqué par le Moi, est incomparablement plus intense que celle d’assouvir un instinct dompté. Le caractère irrésistible des impulsions perverses, et peut-être l’attrait du fruit défendu en général, trouvent là leur explication économique.

Une autre technique de défense contre la souffrance recourt aux déplacements de la libido, tels que les permet notre appareil psychique et grâce auxquels il gagne tant en souplesse. Le problème consiste à transposer de telle sorte les objectifs des instincts que le monde extérieur ne puisse plus leur opposer de déni ou s’opposer à leur satisfaction. Leur sublimation est ici d’un grand secours. On obtient en ce sens le résultat le plus complet quand on s’entend à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment élevée de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous. Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire d’une manière imagée qu’elles nous paraissent « plus délicates et plus élevées ». Cependant, en regard de celle qu’assure l’assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires, leur intensité est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement. Elle suppose précisément des dispositions ou des dons peu répandus, en une mesure efficace tout au moins. Et même à ces rares élus elle ne saurait assurer une protection parfaite contre la douleur, ni les revêtir d’une cuirasse impénétrable aux coups de la destinée ; enfin elle devient inefficace quand la source de la souffrance réside dans notre propre corps [6].

Si, dans cette méthode déjà, le désir d’indépendance à l’égard du monde extérieur est évident, puisqu’on lie son plaisir à des opérations intérieures et mentales, ces mêmes traits s’affirment avec plus de force encore dans la méthode suivante où le rapport avec les faits réels se relâche davantage. La satisfaction procède d’illusions qu’on reconnaît comme telles sans pourtant se laisser troubler par leur éloignement de la réalité. Le domaine d’où ces illusions proviennent est celui de l’imagination ; jadis, à mesure que se développait le sens du réel, la vie imaginative s’était expressément soustraite à l’épreuve de la réalité et chargée de l’exaucement des souhaits difficiles à réaliser. Au sommet de ces joies imaginatives trône la jouissance procurée par les œuvres d’art, jouissance que celles-ci rendent également accessible, par l’intermédiaire de l’artiste, à celui qui n’est pas lui-même créateur [7]. Tout être sensible à l’influence de l’art n’estimera jamais assez haut le prix de cette source de plaisir et de consolation ici-bas. Mais hélas, la légère narcose où l’art nous plonge est fugitive ; simple retraite devant les dures nécessités de la vie, elle n’est point assez profonde pour nous faire oublier notre misère réelle.

Un autre procédé est plus radical et plus énergique ; il voit dans la réalité l’ennemie unique, la source de toute souffrance. Comme elle nous rend la vie impossible, on doit rompre toute relation avec elle, si l’on tient à être heureux d’une manière quelconque. L’ermite tourne le dos à ce bas monde et ne veut point avoir affaire à lui. Mais on peut aller plus loin et s’aviser de transformer ce monde, d’en édifier à sa place un autre dont les aspects les plus pénibles seront effacés et remplacés par d’autres conformes à nos propres désirs. L’être qui, en proie à une révolte désespérée, s’engage dans cette voie pour atteindre le bonheur, n’aboutira normalement à rien ; la réalité sera plus forte que lui. Il deviendra un fou extravagant dont personne, la plupart du temps, n’aidera à réaliser le délire. On prétend toutefois que chacun de nous, sur un point ou sur un autre, se comporte comme le paranoïaque, corrige au moyen de rêves les éléments du monde qui lui sont intolérables, puis insère ces chimères dans la réalité. Il est un cas qui prend une importance toute particulière ; il se présente lorsque des êtres humains s’efforcent ensemble et en grand nombre de s’assurer bonheur et protection contre la souffrance au moyen d’une déformation chimérique de la réalité. Or les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs de cet ordre. Naturellement, celui qui partage encore un délire ne le reconnaît jamais pour tel.

Je ne considère pas comme complète cette énumération des méthodes à l’aide desquelles les hommes s’efforcent de conquérir le bonheur et d’éloigner le malheur ; je sais aussi que le sujet se prête à d’autres ordonnances. Il est un de ces procédés dont je n’ai encore rien dit, non certes par oubli, mais nous nous en occuperons dans un contexte différent. Comment pourrions-nous d’ailleurs oublier justement cette technique de l’art de vivre ! Elle se distingue par le plus curieux assemblage de traits caractéristiques. Elle tend naturellement aussi à réaliser l’indépendance à l’égard du sort - expression la meilleure qu’on puisse employer ici - et dans cette intention elle reporte l’accent sur les jouissances intrapsychiques, utilisant ainsi cette propriété déjà mentionnée dont jouit la libido d’être déplaçable, mais sans pour cela se détourner du monde extérieur. Elle s’accroche tout au contraire à des objets, et trouve le bonheur en instaurant avec eux des relations affectives. Elle ne se contente d’ailleurs pas de la sorte d’éviter la souffrance, ne se limite pas à ce but assigné par la fatigue et la résignation. Elle passe outre, bien plutôt, sans lui porter attention et maintient fermement la tendance primitive et passionnée à réaliser un bonheur positif. Peut-être se rapproche-t-elle de ce dernier but plus que toute autre méthode. J’ai en vue naturellement cette conception de la vie qui prend pour centre l’amour, et où l’on escompte que toute joie vient d’aimer et d’être aimé. Une telle attitude psychique nous est à tous très familière ; l’une des formes sous lesquelles J’amour se manifeste, l’amour sexuel, nous a fait éprouver avec le plus d’intensité un plaisir subjuguant, et par là nous a fourni le prototype de notre aspiration au bonheur ; quoi de plus naturel que de continuer à le chercher sur le chemin même où pour la première fois nous l’avons rencontré ? Le point faible de cette technique vitale est trop évident, sinon il ne serait venu à l’idée de personne d’abandonner cette voie pour une autre. Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée ou son amour. Toutefois nous sommes loin d’avoir épuisé le sujet de la technique de la vie qui se fonde sur l’aptitude de l’amour à donner le bonheur ; il reste encore beaucoup à dire à ce sujet.

L’on peut encore inclure un cas intéressant ; à savoir la recherche prédominante du bonheur dans les jouissances qu’inspire la beauté, en quelque lieu que celle-ci frappe nos sens ou notre esprit ; beauté des formes et des gestes humains, des objets naturels et des paysages, des créations artistiques et même scientifiques. Cette attitude esthétique prise comme but de la vie protège faiblement contre les maux qui nous menacent, mais nous dédommage de bien des choses. La jouissance esthétique en tant qu’émotion légèrement enivrante a un caractère particulier. Le côté utilitaire de la beauté n’apparaît pas clairement ; on ne discerne pas qu’elle soit nécessaire à la civilisation, et celle-ci pourtant ne saurait s’en passer. La science de l’esthétique étudie les conditions dans lesquelles on ressent le « beau », mais elle n’a pu apporter aucun éclaircissement sur la nature et l’origine de la beauté ; et comme il advient toujours dans ce cas, elle s’est abondamment dépensée en phrases aussi creuses que sonores destinées à masquer l’absence de résultats. Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire. Un seul point semble certain, c’est que l’émotion esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles ; elle serait un exemple typique de tendance inhibée quant au but. Primitivement la « beauté » et le « charme » sont des attributs de l’objet sexuel. Il y a lieu de remarquer que les organes génitaux en eux-mêmes, dont la vue est toujours excitante, ne sont pourtant presque jamais considérés comme beaux. En revanche, un caractère de beauté s’attache, semble-t-il, à certains signes sexuels secondaires.

Bien que ces considérations, comme on le voit, demeurent incomplètes, je me risquerai à les clore par quelques remarques. Si le programme que nous impose le principe du plaisir, et qui consiste à être heureux, n’est pas réalisable, il nous est permis pourtant - non, disons plus justement : il nous est possible - de ne pas renoncer à tout effort destiné à nous rapprocher de sa réalisation. On peut, pour y parvenir, adopter des voies très différentes selon qu’on place au premier plan son aspect positif, obtenir la jouissance ; ou bien son aspect négatif, éviter la souffrance. Mais nous ne saurions réaliser tout ce que nous souhaitons par aucune de ces voies. Pris dans ce sens relatif, le seul où il paraisse réalisable, le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle. Aucun conseil ici n’est valable pour tous, chacun doit chercher par lui-même la façon dont il peut devenir heureux. Les facteurs les plus divers interviendront dans le choix des chemins à suivre. Tout dépend de la somme de satisfaction réelle que chacun peut attendre du monde extérieur, de la mesure où il est susceptible de s’en rendre indépendant, enfin de la force dont il dispose pour le modifier au gré de ses désirs. Ici déjà, indépendamment des circonstances objectives, la constitution psychique de l’individu sera déterminante. L’homme au tempérament surtout érotique mettra au premier rang les relations affectives avec autrui, le narcissiste enclin à se suffire à lui-même recherchera les jouissances essentielles parmi celles qu’il retire de sa vie intérieure, l’homme d’action ne lâchera pas un monde avec lequel il est apte à se mesurer. Pour le second de ces types, c’est la nature de ses dons et le degré de sublimation des instincts auquel il peut atteindre qui décideront de la direction dans laquelle il inclinera son intérêt. Toute décision extrême comportera une sanction en faisant courir au sujet les dangers inhérents à l’insuffisance de toute technique vitale exclusive. De même que le commerçant avisé évitera de placer tout son capital dans une seule affaire, de même la sagesse conseillerait peut-être de ne pas attendre toute satisfaction d’un penchant unique. Le succès n’est jamais certain ; il dépend du concours de nombreux facteurs ; mais celui dont peut-être il dépend le plus est la faculté dont jouit notre constitution psychique d’adapter ses fonctions au milieu et de les utiliser aux fins du plaisir. L’être, venu au monde avec une constitution instinctuelle spécialement défavorable, aura bien du mal à trouver le bonheur en dehors de soi-même, s’il n’a pas effectué selon toutes les règles cette transformation ni ce regroupement si indispensables à l’activité future des composantes de sa libido - et cela d’autant plus que la destinée le placera devant des tâches plus difficiles. La dernière technique vitale qui s’offre à lui, en promettant tout au moins des satisfactions substitutives, est la fuite dans la maladie nerveuse, fuite qu’il accomplit la plupart du temps déjà dans son jeune âge. Si dans un âge plus avancé l’homme voit ses efforts vers le bonheur frustrés, il trouvera encore une consolation dans les jouissances que lui procurera l’intoxication chronique ; ou bien il fera cette tentative de révolte désespérée qu’est la psychose.

La religion porte préjudice à ce jeu d’adaptation et de sélection en imposant uniformément à tous ses propres voies pour parvenir au bonheur et à l’immunité contre la souffrance. Sa technique consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l’intimidation de l’intelligence. A ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout. Il y a, nous l’avons dit, quantité de chemins pour conduire au bonheur, tel du moins qu’il est accessible aux hommes ; mais il n’en est point qui y mène à coup sûr. La religion elle-même peut ne pas tenir sa promesse. Quand le croyant se voit en définitive contraint d’invoquer les « voies insondables de Dieu », il avoue implicitement que, dans sa souffrance, il ne lui reste, en guise de dernières et uniques consolation et joie, qu’à se soumettre sans conditions. Et s’il est prêt à le faire, il aurait pu sans doute s’épargner ce détour.


[1GOETHE, dans Les Xénies apprivoisées, IX (Œuvres posthumes).
Wer Wissenschaft und Kunst besitzt
Hat auch Religion ;
Wer jene beiden nicht besitzt
Der habe Religion !

[2Dans le texte : « Hilfskonstruktionen ». (Nd.T.)

[3Wilhelm BUSCH, mais en termes moins relevés, exprime la même pensée dans La pieuse Hélène :
Qui a des soucis a aussi des liqueurs !

[4Goethe va jusqu’à prétendre : « Rien n’est plus difficile à supporter qu’une série de beaux jours. » Cela doit quand même être une exagération.

[5Dans le texte : « Sorgenbrecher ». (N. d. T.)

[6En l’absence de dons spéciaux de nature à orienter les intérêts vitaux dans une direction donnée, le simple travail professionnel, tel qu’il est accessible à chacun, peut jouer le rôle attribué dans Candide à la culture de notre jardin, culture que Voltaire nous conseille si sagement. Il ne m’est pas loisible dans une vue d’ensemble aussi succincte, de m’étendre suffisamment sur la grande valeur du travail au point de vue de l’économie de la libido. Aucune autre technique de conduite vitale n’attache l’individu plus solidement à la réalité, ou tout au moins à cette fraction de la réalité que constitue la société, et à laquelle une disposition à démontrer l’importance du travail vous incorpore fatalement. La possibilité de transférer les composantes narcissiques, agressives, voire érotiques de la libido dans le travail professionnel et les relations sociales qu’il implique, donne à ce dernier une valeur qui ne le cède en rien à celle que lui confère le fait d’être indispensable à l’individu pour maintenir et justifier son existence au sein de la société. S’il est librement choisi, tout métier devient source de joies particulières, en tant qu’il permet de tirer profit, sous leurs formes sublimées, de penchants affectifs et d’énergies instinctives évoluées ou renforcées déjà par le facteur constitutionnel. Et malgré tout cela, le travail ne jouit que d’une faible considération dès qu’il s’offre comme moyen de parvenir au bonheur. C’est une voie dans laquelle on est loin de se précipiter avec l’élan qui nous entraîne vers d’autres satisfactions. La grande majorité des hommes ne travaillent que sous la contrainte de la nécessité, et de cette aversion naturelle pour le travail naissent les problèmes sociaux les plus ardus.

[7Cf. FREUD, Formulations concernant les deux principes du fonctionnement mental, 1933 (Œuvres complètes, t. VI) et Introduction à la psychanalyse, trad. par S. JANKÉLÉVITCH, Paris, Payot, 1922. (N. d. T.)