C’est avant tout à un voyage dans l’œuvre d’un des plus importants
anthropologues contemporains que nous convie ce dialogue autour d’une
anthropologie de la mondialisation dont le programme pourrait s’énoncer
ainsi : « il ne s’agit plus d’ethnographier des sociétés (ou des cultures)"pures", constituées en totalités closes et autonomes, mais d’étudier le phénomène même de la coexistence (interrelations, mixité ou "métissage", homogénéisation corrélative d’une quête de la différence à tout prix, etc.) entre des mondes différents (le même et l’autre, le local et le global.) au sein d’un même espace-temps, celui qui nous est contemporain et dont nous sommes à la fois acteurs et spectateurs. » (M. Augé)

Anthropologue, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (et président de l’EHESS de 1985 à 1995), Marc AUGÉ après de nombreux terrains en Afrique (sur la sorcellerie, les prophètes-guérisseurs, le fétiche,.) se mobilisa pour étendre l’anthropologie à l’étude des sociétés occidentales, et plus largement aux « mondes contemporains », à cette intrication des cultures bien connue des mondes coloniaux, qui aujourd’hui prend le nom de "mondialisation".

Raphaël BESSIS, doctorant en anthropologie (EHESS) et en philosophie (Paris-X Nanterre), il conduit une recherche sur la notion de frontière, qu’il pense à l’aide des travaux de B. Mandelbrot (physique des fractales), de D. Winnicott (espaces transitionnels), de V. Turner (espaces liminaires), et de F. Hallé (structures réticulaires propres aux végétaux) afin de décrire la topologie, la psychologie et l’anthropologie réticulaire des singularités au sein de la mondialisation.

(Brève) Introduction :

On pourra s’étonner que ce dialogue s’ouvre sur une analogie entre l’expérience de l’internaute et celle de l’ethnologue. Cette ouverture étrange et peu familière à la pensée de Marc Augé s’explique par le travail en cours d’une anthropologie de l’internet qui occupe pour partie mes propres questionnements. C’est dans ce cadre que le dialogue fut initié, sans connaissance de ce qu’il allait devenir ; sans me douter, donc, que les séances allaient se succéder pour approfondir nos approches anthropologiques de la mondialisation. Ce qui à l’origine ne devait être qu’un entretien a été cependant l’objet d’un long travail préparatoire dans l’ouvre abondante de mon interlocuteur et, à cet égard, nous avons respecté les quelques séquences de questions que j’avais rapidement élaborées selon les trois axes propres au « questionnement anthropologique » (Abélès) : de l’espace, du temps et de la subjectivité.

Sans entrer dans le détail, il ressort du dialogue que les espaces de la mondialisation, traversés par une logique de l’image, sont majoritairement ceux de la circulation, de la consommation et de la communication, espaces inter-médiaires que Victor Turner aurait peut-être décrits comme « liminaires » [1] et que Marc Augé appelle « non-lieu », dans la mesure où on y repère un déficit symbolique touchant aux identités, aux relations et aux histoires qui peuvent s’y jouer. Il ressort également qu’une situation contemporaine aux cultures du monde, comme un temps planétaire, a fait surface, un temps qui est perçu à la fois comme s’accélérant et se réduisant au présent, nous condamnant à l’oubli et à l’évidence de ce qui se montre.

Au coeur de ce présent fait de vitesses et d’images, « l’ordre séquentiel des phénomènes » (Castells) se voit fragmenté et constamment ré-élaboré, véritable puzzle temporel ; c’est ce que ressent sans doute l’anonyme voyageur du monde qui, sautant d’hôtel en hôtel, s’amuse de voir sa série télévisée fétiche mise en pièce tel un puzzle, parce que d’un pays à l’autre la série n’en est pas au même point. Enfin, il ressort du dialogue qu’au-delà d’un individualisme passif et consommateur (d’objets et d’images) - celui que promeut le système sans exotisme de la mondialisation - chaque individu est néanmoins tenu d’élaborer de soi-même les procédures de sens à son existence, et de vivre, par là même, une solitude philosophique dans la crise relationnelle et sociale que connaissent les sociétés post-coloniales
(colonies et Empires compris). Cette exigence écrasante à reconstituer du sens pour soi et pour l’autre, dans une situation où le droit principal (et non plus seulement le devoir) est celui de devenir une image ou un « fantôme » (Anders) - et non pas d’être un corps fait de relations et de paroles - est celle des prophètes africains qui nous apparaissent ici comme des figures d’anticipation de ce vers quoi l’humanité s’avance.

A l’issue de notre dialogue, une question me vient. Le prophète n’est-il pas celui qui résiste à n’être qu’un simple « regard sur l’actualité en images » (Augé), celui qui, sans doute illusoirement, reprend en charge la question du regard sur le monde, la révolutionne, pour que ce regard, de passif qu’il était, nous apparaisse désormais actif, et devienne vision, peut-être même visionnaire ?

Si l’image, qui sature nos rétines, ne nous permet plus le regard profond, elle réactive pourtant en nous un potentiel de fuite et d’intuition, un potentiel sourd de résistance : nous conduira-t-elle contre elle-même (et sa logique anesthésiante) à un éveil paradoxal ? Nous conduira-t-elle hors de la Caverne ? Fallait-il que notre regard se voile pour que notre puissance de vision apparaisse ? Peut-être sommes-nous, aujourd’hui plus que jamais, situés sur cette frontière qui départage mais aussi relie le sommeil de l’éveil paradoxal.

Table des matières

  • Introduction
  • A propos de l’expérience ethnologique (et d’un parallèle avec celle de l’internaute)
  • Définition(s) de l’anthropologie
  • Les crises de l’altérité et du sens
  • Une anthropologie sans exotisme
  • La condition post-coloniale mondiale
  • L’imaginaire de la mondialisation (un imaginaire de la frontière ?)
  • La mort (et le deuil) de l’exotisme (et la "mondialatinisation")
  • Fondation d’une anthropologie des lieux et des « non-lieux »
  • Les mondes fantomales de l’image
  • La souveraineté de la mise en fiction du monde (et la sympathie passive à son ordre)
  • Les formes du temps mondial : le contemporain, l’accélération et l’oubli (dans l’idéologie du présent)
  • La solitude vertigineuse de l’individu dans la mort des rhétoriques intermédiaires
  • Le prophète comme figure anticipatrice de la subjectivité prise dans la
    mondialisation
  • De la surmodernité (pour une synthèse provisoire)
  • Trois questions philosophiques conclusives : sur le temps, la mort et l’éthique utopique propre à un destin de l’humanité
  • Définitions et concepts (augéens)
  • Index (des noms propres)
  • Bibliographie

[1De "limen" en latin qui signifie le seuil.