Arendt

Vivre humainement, c’est innover. Innover, c’est agir avec d’autres au sein d’un monde.

Dénués de l’action et de la parole, privés de l’articulation de la natalité, nous serions condamnés à tourner sans arrêt dans le cycle éternel du devenir ; mais dénués de la faculté de défaire ce que nous avons fait, de contrôler au moins en partie les processus que nous avons déclenchés, nous serions les victimes d’une nécessité automatique fort semblable aux inexorables lois qui, pour les sciences d’avant-hier, passaient pour caractériser essentiellement les processus naturels. Nous avons vu que pour les mortels cette fatalité naturelle, qui cependant tourne sur elle-même et peut bien être éternelle, ne profère qu’une sentence de mort. S’il était vrai que la fatalité est la marque inaliénable des processus historiques, il serait vrai aussi, sans nul doute, que tout ce qui se fait dans l’Histoire est condamné à périr.

Et jusqu’à un certain point cela est vrai. Laissées à elles-mêmes, les affaires humaines ne peuvent qu’obéir à la loi de la mortalité, la loi la plus sûre, la seule loi certaine d’une vie passée entre naissance et mort. C’est la faculté d’agir qui interfère avec cette loi parce qu’elle interrompt l’automatisme inexorable de la vie quotidienne, laquelle, nous l’avons vu, a déjà interrompu et troublé le processus de la vie biologique. La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover. Mais de même qu’au point de vue de la nature, le mouvement linéaire de la vie de l’homme entre la naissance et la mort ressemble à une déviation bizarre par rapport à la loi commune, naturelle, du mouvement cyclique, de même, au point de vue des processus automatiques qui semblent régir la marche du monde, l’action paraît un miracle (...).

Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Plon, collection Agora, pp.313-331