Le cas Heidegger.

1987 : "Heidegger était-il nazi ?", par Roger-Pol Droit.

Une minutieuse enquête de Victor Farias révèle les liens entre le philosophe, mort en 1976, et le national-socialisme.

La question des liens entre Heidegger et le nazisme a déjà suscité bien des débats. Question multiple, elle concerne les compromissions effectives de l’homme avec le régime hitlérien, leur étendue et leur interprétation. Elle inclut aussi le lien éventuel entre des thèmes constants de son œuvre et l’idéologie national-socialiste. Elle bute enfin sur l’énigme du silence du philosophe : après guerre, il ne désavoua jamais clairement le passé et n’eut pas un mot sur le génocide juif. Question embarrassante : l’emprise sur notre époque de la pensée heideggerienne est devenue si puissante - singulièrement en France - que beaucoup semblent ne pouvoir regarder ces problèmes en face.

Au fil des ans, une réponse habituelle s’est construite. Heidegger n’aurait eu avec le nazisme qu’une relation accidentelle, temporaire et tout extérieure. Animé par le seul désir de régénérer l’Université allemande, il aurait cru, fugitivement, ’une révolution nationale en marche pouvait permettre cette renaissance. Élu recteur de l’université de Fribourg par ses collègues le 21 avril 1933, il démissionne le 23 avril 1934. Durant ces douze mois de coopération purement « administrative » avec un pouvoir récent, Heidegger se serait borné à prononcer quelques discours, sûrement malheureux, mais de circonstance. Après sa démission, au long de quelque dix années de silence politique, il aurait vécu en butte à la surveillance des autorités, à la censure de ses publications et aux tracasseries d’un pouvoir le tenant dans une disgrâce croissante. Telle est, en gros, la version « officielle », fondée sur les indications fournies par Heidegger lui-même en 1945 et 1976, et constamment soutenue par ses fidèles disciples. [Heidegger a publié en 1945 un texte intitulé Die Rektorat 1933-1934, et il revient sur ces faits dans un entretien accordé en 1966 au Spiegel, et publié à titre posthume (Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977). On peut également se reporter à l’entretien que Jean Beaufret nous avait accordé (Le Monde du 27 septembre 1974) reproduit dans le recueil De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 1986.]

Cette version n’est plus tenable pour qui a lu la minutieuse enquête de Victor Farias. Durant plusieurs années, cet universitaire chilien de quarante-sept ans, qui fut l’élève de Heidegger, a fouillé toutes les archives accessibles, épluché la presse du Reich, scruté les revues du Parti nazi et des associations affiliées, examiné les rapports internes de l’Université et des ministères, recueilli des témoignages. Sa conclusion est simple, peut-être trop simple : Heidegger fut par toutes ses fibres - ses actes, ses textes, sa pensée - un membre éminent et résolu du Parti nazi, dont il n’aurait jamais abandonné les convictions fondamentales. Implacablement documenté, ce livre est une bombe.

La traduction française, qui est aussi la première publication de l’ouvrage (Éditions Verdier), devrait permettre de poser quelques vrais problèmes. Car, à moins d’imaginer une mystification, à moins d’accuser l’auteur d’inventer des textes et de se livrer à de grossiers trucages, il y a des questions difficiles auxquelles on ne saurait plus échapper. Mais voyons d’abord les faits. Ils sont nombreux.

L’investigation de Victor Farias commence bien avant 1933. Il a retrouvé le premier écrit publié par Heidegger, à vingt et un ans, en un temps où il poursuivait des études de théologie au séminaire de Fribourg. Ce texte figure dans un numéro de 1910 de l’Allgemeine Rundschau, revue marquée par des tendances antilibérales et antisémites. Heidegger célèbre la figure d’un prédicateur augustinien de la fin du dix-huitième siècle, Abraham a Sancta Clara, à l’occasion de l’inauguration d’un monument à sa mémoire. Ce moine fanatique est, par ailleurs, connu pour son nationalisme virulent et son intransigeance. Écrivain prolixe et grand amateur de pogroms, il écrivait par exemple (Heidegger n’en dit rien) : « Hormis Satan, les hommes n’ont pas de plus grand ennemi que le juif [...]. Pour leurs croyances, ils méritent non seulement la potence, mais aussi le bûcher. » Texte du jeune Heidegger : « La santé du peuple, dans son âme et dans son corps, voilà ce qu’a cherché ce prédicateur vraiment apostolique. »

Peut-être le séminariste ignorait-il les zones d’ombre de cette « tête de génie », comme il dit. Peut-être feignait-il de n’en rien savoir. Erreur de jeunesse ? Rien n’est moins sûr. Le 2 mai 1964, à soixante-quinze ans, dans sa bonne ville natale de Messkirch, le philosophe, célébrissime, donne une conférence... sur le Père Abraham a Sancta Clara. Cette fois, il le cite : « Un chef militaire a frappé de plein fouet la tête des Turcs ; têtes et chevelures roulèrent comme des casseroles. » Et le vieil Heidegger voit toujours, dans l’homme qui a écrit cela, « un maître pour notre vie et un maître pour notre langue ».

Un classique du national-socialisme

Entre ces deux pôles immobiles, la position politique de Heidegger n’aurait pas varié. En 1923, déjà, alors qu’il enseigne la théologie à Marbourg, l’association étudiante Akademische Vereinigung - « apolitique »... mais excluant de ses rangs « tout élément juif ou de couleur » - recommande chaleureusement de suivre ses cours. En 1930, c’est au cours d’une fête de la « Patrie badoise » que Heidegger prononce la première version (non publiée) de la conférence intitulée « L’essence de la vérité ». Le président d’honneur est Eugen Fischer, fondateur et dirigeant, depuis 1927, de l’Institut d’hygiène raciale. Le rôle bien connu de cet organisme dans les expériences conduites par les SS dans les camps de la mort n’empêchera par Heidegger d’adresser, en 1960, un de ses livres à Eugen Fischer, avec ses « cordiales salutations de Noël et ses vœux de Nouvel An ».

Le rectorat ne serait donc ni un épisode ni une parenthèse. Au printemps 1933, le pays de Bade est mis au pas : les sociaux-démocrates sont en camp, les syndicats muselés, les juifs molestés. Le 1er mai, Heidegger adhère au Parti nazi. Les archives révèlent qu’il en resta membre jusqu’en 1945, payant ponctuellement ses cotisations. De l’année d’activité du recteur de Fribourg, Victor Farias dresse un tableau consternant. Il y a le fameux discours du 27 mai 1933, que l’on connaît déjà. On sait moins, en revanche, qu’il devint une sorte de classique du nazisme, très prisé des organisations étudiantes. Il fut réédité par trois fois, dont la dernière, à cinq mille exemplaires, en 1937, en un temps où la censure exigeait du solide.

Au cours de sa gestion, Heidegger en fait trop. Il s’engage à fond dans des mesures destinées à révolutionner l’Université, à changer la vie des étudiants dans le sens de la conception national-socialiste du monde. S’il démissionne aussi brusquement, ce n’est pas saisi d’un repentir soudain, ou pour manifester une tardive résistance, mais parce que sa fraction a été battue. Sa désillusion, selon Victor Farias, fut de voir Rudolf Hess remplacer Röhm, c’est-à-dire une ligne SS de gestion du pouvoir et de compromis efficaces l’emporter sur le courant populiste et radical des SA. Ainsi, par la suite, les dirigeants nazis se seraient-ils méfiés, non pas d’un possible adversaire, mais d’un « révolutionnariste » trop impétueux.

Méfiance toute relative. En 1945 Heidegger dira qu’après le 30 juin 1934 (la « nuit des longs couteaux », l’élimination des SA), ceux qui acceptaient des fonctions officielles à l’Université savaient avec quel pouvoir ils travaillaient. Or lui-même participe, en septembre 1934, à l’élaboration d’un projet d’« Académie des professeurs du Reich », sorte d’institut d’élite destiné à former les maîtres de l’avenir. à la demande du secrétaire d’État Wilhelm Stukart (un des auteurs des lois raciales de 1935, qui participera à la conférence de Wannsee mettant en route la « solution finale » et sera jugé à Nuremberg comme criminel de guerre), Heidegger soumet un projet détaillé. Il y est notamment question de « repenser la science traditionnelle à partir des interrogations et des forces du national-socialisme ».

Un dossier accablant

Enfin, selon Victor Farias, le régime n’a jamais réduit au silence ni maltraité Heidegger. Des articles du philosophe paraissent dans des recueils très contrôlés ou y font l’objet de remarques élogieuses. Le pouvoir admet encore que Kurt Schelling, nommé à une chaire dans Prague occupée, fasse, en mars 1940, des références appuyées aux concepts heideggeriens - à un moment où la guerre idéologique ne tolère pas de faille. En janvier 1944, en pleine pénurie de papier, le ministère accorde une livraison aux éditions Klostermann pour publier les œuvres de Heidegger.

Certes, le philosophe n’avait pas que des amis chez les SS, et Rosenberg, par exemple, lui était ouvertement hostile. Mais pour transformer quelques croche-pieds en persécution, il faut un orgueil démesuré - et quelque indécence, si l’on songe à ce que « persécution » désignait, sous la botte de la Gestapo, pour ceux qui ont sauvé l’honneur du peuple allemand.

En somme, on peut bien imaginer que Heidegger n’a pas du tout été nazi. Mais toute une série de gens, assez pointilleux sur la sélection, l’ont considéré comme tel, du début à la fin. Ils l’ont jugé « sûr », et l’ont sollicité. Lui-même n’a pas dit un mot, pas fait un geste pour dissiper ce malentendu. Bref, le dossier de Victor Farias est accablant.

Dr Jekyll et M. Hyde


Ce jugement ne résout rien. Car il faut se demander : qui, ou quoi, ce dossier accable-t-il ? L’homme Heidegger, dans la part politique de sa vie ? Indiscutablement. La pensée de Heidegger, dans la portée philosophique de toute son œuvre ? C’est là qu’il ne faut pas se hâter - pas autant que l’auteur, qui a tôt fait de confondre un homme et une œuvre philosophique.

Il est, en effet, totalement impossible de réduire toute la démarche de cette œuvre considérable à son environnement idéologique ou aux agissements cachés de son auteur.

Vouloir jeter à la poubelle les œuvres complètes du philosophe avec les saletés du militant serait un geste aussi dérisoire qu’absurde. Ce n’est pas ainsi qu’on échappera, en philosophie, à Heidegger. Les changements de perspective qu’il a introduits dans la pensée en reposant la question de l’être ne se peuvent balayer au nom de quelque crapulerie, même bien attestée. On ne saurait vouloir faire l’économie pure et simple de ses méditations sur l’existence, l’histoire, ou le devenir de la technique - entre autres. Que l’on veuille penser avec ou contre Heidegger, ses positions politiques ne sont pas, en tant que telles, fondatrices d’arguments philosophiquement pertinents.

Ce qui précède est encore trop simple. Car il est, aussi, totalement impossible de faire comme si cette boue n’existait pas, comme si elle demeurait purement externe à sa pensée. Le cours de l’histoire ne glisse pas sur les philosophes comme l’eau sur les canards. Depuis quand pourrait-on philosopher d’un côté ct agir de l’autre, sans que jamais la pure abstraction et l’activité infâme soient rapprochées ? Comment pourrait-on désormais lire Heidegger-Dr Jekyll en se débarrassant totalement de Heidegger-Mr. Hyde ? Il n’y a pas de solution finale : les voilà indissolublement liés.

La tâche qui attend sera de penser le lien obscur qui les unit. Le mérite de l’enquête de Victor Farias est d’y contraindre. Tâche philosophique - difficile et longue. Pour faire image, il faut désormais tenter de se représenter, conjointement, le berger de l’être dans le chalet de Todtnauberg et l’homme sombre qui dactylographie, le soir, une lettre dénonçant un ami. Tant que nous n’y parviendrons pas et que nous trouverons refuge sur un seul des deux versants, il est à craindre que l’essentiel de l’époque, et de nous-mêmes, ne nous file entre les doigts.

(c)Le Monde, mercredi 14 octobre 1987.