La caractéristique commune, éthiquement importante, dans tous les exemples cités est ce que nous pouvons appeler le trait « utopique » ou sa dérive utopique qui habite notre agir sous les conditions de la technique moderne - que celui-ci déploie ses effets sur la nature humaine ou non humaine ou que l’« utopie » soit finalement planifiée ou non planifée. Par le type et la simple grandeur de ses effets boule de neige le pouvoir technologique nous pousse en avant vers des buts du même type de ceux qui formaient autrefois la réserve des utopies. Pour l’exprimer autrement : ce qui n’était que jeux hypothétiques et peut-être éclairants de la raison spéculative, le pouvoir technologique les a transformés en des esquisses concurrentes de projets exécutables et, en faisant notre choix, nous devons choisir entre les extrêmes d’effets lointains et en grande partie inconnus. L’unique chose que nous puissions réellement savoir à leur sujet est leur extrémisme en tant que tel, qu’ils concernent la situation globale de la nature sur notre planète et l’espèce des créatures qui doivent ou ne doivent pas la peupler. L’extension inévitablement « utopique » de la technologie moderne fait que la distance salutaire entre desseins quotidiens et desseins ultimes, entre des occasions d’exercer l’intelligence ordinaire et des occasions d’exercer une sagesse éclairée, se rétrécit en permanence. Étant donné que nous vivons aujourd’hui en permanence à l’ombre d’un utopisme non voulu, automatique, faisant partie de notre mode de fonctionnement, nous sommes perpétuellement confrontés à des perspectives finales dont le choix positif exige une suprême sagesse - une situation impossible pour l’homme comme tel, parce qu’il ne possède pas cette sagesse, et en particulier impossible pour l’homme contemporain, qui nie l’existence même de son objet, à savoir l’existence d’une valeur absolue et d’une vérité objective. La sagesse nous est le plus nécessaire précisément alors que nous y croyons le moins. (…)

Hans Jonas, Le principe responsabilité, (1979), pages 57-58