« L’artiste est en même temps un introverti [1] qui frise la névrose. Animé d’impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens lui manquent de se procurer ces satisfactions. C’est pourquoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de la réalité et concentre son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut le conduire facilement à la névrose. Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son développement n’aboutisse pas à ce résultat ; et l’on sait combien sont nombreux les artistes qui souffrent d’un arrêt partiel de leur activité par suite de névroses. Il est possible que leur constitution comporte une grande aptitude à la sublimation [2] et une certaine faiblesse à effectuer des refoulements susceptibles de décider du conflit. Et voici comment l’artiste retrouve le chemin de la réalité (...) Il sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une source de jouissance pour les autres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte. Il possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés jusqu’à en faire l’image fidèle de la représentation existant dans sa fantaisie et de rattacher à cette représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les refoulements. Lorsqu’il a réussi à réaliser tout cela, il procure à d’autres le moyens de puiser à nouveau soulagement et consolation dans les sources de jouissances, devenues inaccessibles, de leur propre inconscient ; il s’attire leur reconnaissance et leur admiration et a finalement conquis par sa fantaisie ce qui auparavant n’avait existé que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et amour des femmes. »

S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot,pp.354-355

[1« Par introversion, nous désignons l’éloignement de la libido des possibilités de satisfaction réelle, et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu’alors comme inoffensives. » Freud, Introduction à la psychanalyse, p.352

[2Transformation normale de certaines pulsions ou sentiments inférieurs en sentiments supérieurs, notamment de tendances sexuelles en sentiments esthétiques ou éthiques ou encore religieux.