EIV - Proposition 17 - scolie
Je crois avoir montré par ce qui précède la cause pourquoi les hommes sont plus émus par l’opinion que par la Raison vraie, et pourquoi la connaissance vraie du bon et du mauvais excite des émotions dans l’âme et le cède souvent à tout genre d’appétit sensuel d’où ce mot du Poète : Je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire [1]. L’Ecclésiaste paraît avoir eu la même pensée en disant : Qui accroît sa science accroît sa douleur [2]. Et si je dis cela, ce n’est pas en vue d’en conclure que l’ignorance vaut mieux que la science ou qu’entre un sot et un homme d’entendement il n’y ait aucune différence en ce qui touche le gouvernement des affections ; c’est parce qu’il est nécessaire de connaître tant l’impuissance que la puissance de notre nature, afin que nous puissions déterminer ce que peut la Raison et ce qu’elle ne peut pas pour le gouvernement des affections ; et, j’ai dit que dans cette Partie je traiterai seulement de l’impuissance de l’homme. Car j’ai résolu de traiter séparément de la puissance de la Raison sur les affections. [*]
His me causam ostendisse credo cur homines opinione magis quam vera ratione commoveantur et cur vera boni et mali cognitio animi commotiones excitet et sæpe omni libidinis generi cedat ; unde illud poetæ natum : video meliora proboque, deteriora sequor. Quod idem etiam Ecclesiastes in mente habuisse videtur cum dixit : qui auget scientiam, auget dolorem. Atque hæc non eum in finem dico ut inde concludam præstabilius esse ignorare quam scire vel quod stulto intelligens in moderandis affectibus nihil intersit sed ideo quia necesse est nostræ naturæ tam potentiam quam impotentiam noscere ut determinare possimus quid ratio in moderandis affectibus possit et quid non possit et in hac parte de sola humana impotentia me acturum dixi. Nam de rationis in affectus potentia separatim agere constitui.
[1] Ovide, Métamorphoses, VII, 20 : Médée : « C’est en vain, Médée, que tu résistes : je ne sais quel dieu s’oppose à tes efforts, se dit-elle ; il serait étonnant que ce ne fut pas cela, ou du moins quelque chose qui ressemble à cela, qu’on appelle l’amour. Car pourquoi les ordres de mon père me semblent-ils trop durs ? C’est qu’aussi ils sont trop durs ! Pourquoi cette crainte de voir périr un homme que je viens de voir pour la première fois (il s’agit de Jason) ? D’où peut venir une si grande crainte ? Eteins dans ton cœur virginal la flamme qui s’y est allumée, si tu le peux, malheureuse. Si je le pouvais, je serais plus sensée. Mais, malgré moi, je succombe sous le poids d’une force nouvelle. La passion me conseille une chose, la raison une autre. Je vois le bien et je l’approuve, et c’est au mal que je me laisse entraîner. » (trad. J. Chamonard). Cette formule se retrouve souvent chez Spinoza, par ex Lettre 58, EIII2sc. Vois P.F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, P.U.F., 1994, p. 159 ; Spinoza et le spinozisme, P.U.F., 2004, pp.102-3.
[2] Ecclésiaste, I : « [17] J’ai étudié avec soin la sagesse et le savoir, la sottise et la folie. Je comprends que cela même est poursuivre le vent. [18] Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin. Plus de savoir, plus de peine. »
[*] (Saisset :) Je crois avoir expliqué par ce qui précède pourquoi les hommes sont plus touchés par l’opinion que par la raison, pourquoi la connaissance vraie du bien et du mal ébranle notre âme, et pourquoi enfin elle cède souvent à toute espèce de passion mauvaise. C’est ce qui fait dire au poète : Je vois le meilleur, je l’approuve, et je fais le pire. Et la même pensée semble animer l’Ecclésiaste, quand il dit : Qui augmente sa science augmente ses douleurs. Je ne prétends point conclure de là qu’il soit préférable d’ignorer que de savoir, ni que l’homme intelligent et l’homme stupide soient également capables de modérer leurs passions. Je veux seulement faire comprendre qu’il est nécessaire de connaître l’impuissance de notre nature aussi bien que sa puissance, de savoir ce que la raison peut faire pour modérer les passions, et ce qu’elle ne peut pas faire. Or, dans cette quatrième partie, je ne traite que de l’impuissance de l’homme, voulant traiter ailleurs de la puissance de l’homme sur ses passions.