Lettre 50 - Spinoza à Jarig Jelles (2 juin 1674)
La différence des philosophies : Hobbes et Spinoza - L’unité de Dieu - La figure est limitation.
à Monsieur Jarig Jelles,
Benoît de Spinoza.
Monsieur,
Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature.
Pour ce qui concerne la démonstration par laquelle dans l’Appendice des Principes de Descartes démontrés géométriquement, j’établis que Dieu ne peut être appelé que très improprement seul et unique, je réponds qu’une chose ne peut être dite seule et unique à l’égard de l’essence mais seulement à l’égard de l’existence. Nous ne concevons en effet les choses comme existant en un certain nombre d’exemplaires qu’après les avoir ramenées à un genre commun. Qui tient en main par exemple un sou et un écu, ne pense pas au nombre deux s’il ne range le sou et l’écu sous une même dénomination, celle de pièce de monnaie. Alors seulement il pourra dire qu’il a deux pièces de monnaie, l’écu et le sou étant tous deux dénotés par ce terme [1].
De là suit manifestement qu’une chose ne peut être dite seule et unique avant qu’on en ait conçu quelque autre ayant même définition (comme on dit) que la première. Mais l’existence de Dieu étant son essence même, il est certain que dire que Dieu est seul et unique montre ou qu’on n’a pas de lui une idée vraie, ou que l’on parle de lui improprement.
Pour ce qui est de cette idée que la figure est une négation mais non quelque chose de positif, il est manifeste que la pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure et qu’il n’y a de figure que dans des corps finis et limités. Qui donc dit qu’il perçoit une figure, montre par là seulement qu’il conçoit une chose limitée, et en quelle manière elle l’est. Cette détermination donc n’appartient pas à la chose en tant qu’elle est, mais au contraire elle indique à partir d’où la chose n’est pas. La figure donc n’est autre chose qu’une limitation et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être, comme je l’ai dit, autre chose qu’une négation.
J’ai vu à la fenêtre d’un libraire le livre qu’un professeur d’Utrecht a écrit contre le mien et qui a paru au jour après la mort de l’auteur : le peu que j’en ai lu antérieurement m’a fait juger que ce livre ne méritait pas la lecture, encore bien moins une réfutation. J’ai donc laissé là le livre et son auteur. Les plus ignorants, me disais-je, non sans un sourire, sont souvent les plus audacieux et les plus disposés à écrire. Ces [gens-là] me paraissent exposer leur marchandise pour la vente comme des fripiers qui montrent en premier lieu ce qu’ils ont de plus mauvais. Nul, dit-on, n’est plus rusé que le diable, pour moi je trouve que la complexion d’esprit de ces gens-là l’emporte encore beaucoup en ruse. Salut.
La Haye, le 2 juin 1674.
[1] Sur cette question de l’unité de Dieu, voyez : Trois Lettres à Monsieur Hudde (1666).