CHAPITRE VI : De l’Un, du Vrai et du Bien



Ces termes sont tenus par presque tous les Métaphysiciens pour les affections les plus générales de l’Être ; ils disent en effet que tout Être est Un, Vrai et Bon, quand bien même personne n’y pense. Mais nous allons voir ce qu’il faut entendre par ces termes lorsque nous aurons examiné chacun d’eux séparément.

Ce qui est l’unité. - Commençons par le premier à savoir l’Un. On dit que ce terme signifie quelque chose de réel hors de l’entendement, mais ce qu’il ajoute à l’être on ne sait l’expliquer, et cela montre assez que l’on confond des êtres de Raison avec l’être Réel, par où il arrive qu’on rend confus ce qui est conçu clairement. Pour nous, nous disons que l’Unité ne se distingue en aucune façon de la chose et n’ajoute rien à l’être, mais est seulement un mode de penser par lequel nous séparons une chose des autres qui lui sont semblables ou s’accordent avec elles en quelque manière.

Ce qu’est la pluralité et à quel égard Dieu peut être dit un, et à quel égard unique. - A l’unité l’on oppose la pluralité qui certainement n’ajoute rien aux choses et n’est rien d’autre qu’un mode de penser comme nous le connaissons clairement et distinctement. Je ne vois pas ce qui reste à dire au sujet d’une chose claire ; il faut noter seulement que Dieu, en tant que nous le distinguons des autres êtres, peut être dit un ; mais, en tant que nous trouvons qu’il ne peut pas y avoir plusieurs êtres de sa nature, il est appelé unique . Si cependant nous voulions examiner la chose plus attentivement, nous pourrions montrer peut-être que Dieu n’est appelé qu’improprement un et unique ; mais la chose n’a pas tant d’importance, elle n’a même aucune importance, pour ceux qui sont occupés des choses et non des mots. Laissant cela nous passons donc au second point et dirons tout de même ce qu’est le faux.

Ce qu’est le Vrai, ce qu’est le Faux tant pour le Vulgaire que pour les Philosophes. - Pour nous faire une idée juste de ces deux choses le Vrai et le Faux , nous commencerons par la signification des mots, par où apparaîtra que ce ne sont que des dénominations extrinsèques des choses et qu’on ne peut les leur attribuer qu’en vue d’un effet oratoire. Mais, comme le vulgaire a d’abord trouvé les mots, qui sont ensuite employés par les Philosophes, il appartient à celui qui cherche la signification première d’un mot de se demander ce qu’il a d’abord signifié pour le vulgaire ; surtout en l’absence d’autres causes qui pourraient être tirées de la nature du langage pour faire cette recherche. La première signification donc de Vrai et de Faux semble avoir tiré son origine des récits ; et l’on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet ; ainsi, l’on appelle Idée Vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; Fausse celle qui montre une chose autrement qu’elle n’est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l’esprit. Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons, de l’or vrai ou de l’or faux, comme si l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n’est pas en lui.

Le Vrai n’est pas un terme transcendantal. - Ceux-là se sont donc trompés entièrement qui ont jugé le vrai un terme transcendantal ou une affection de l’Être : car il ne peut s’appliquer aux choses elles-mêmes qu’improprement ou, si l’on préfère, en vue de l’effet oratoire.

Comment diffèrent la vérité et l’idée Vraie. - Si l’on demande maintenant ce qu’est la vérité en dehors de l’idée vraie, que l’on demande ce qu’est la blancheur en dehors du corps blanc ; car la relation est la même entre ces choses.

Nous avons traité déjà de la cause du Vrai et de la cause du faux ; il ne reste donc aucune observation à faire, et il n’aurait même pas valu la peine de dire ce que nous avons dit, si des écrivains ne s’étaient embarrassés dans de semblables futilités au point qu’il n’aient plus pu s’en dépêtrer, cherchant maintes fois des næuds dans une canne de jonc.

Quelles sont les Propriétés de la Vérité ? La Certitude n’est pas dans les choses. - Les Propriétés de la Vérité ou de l’idée vraie sont :

1° Qu’elle est claire et distincte.

2° Qu’elle lève tout doute, ou d’un mot, qu’elle est certaine. Ceux qui cherchent la certitude dans les choses elles-mêmes se trompent de la même manière, que lorsqu’ils y cherchent la vérité ; et, quand nous disons qu’ une chose est incertaine nous prenons, à la façon des orateurs, l’objet pour l’idée, de même que quand nous parlons d’une chose douteuse  ; à moins que peut-être nous n’entendions par incertitude la contingence, ou la chose qui fait naître en nous l’incertitude ou le doute. Et il n’y a pas de raison de s’attarder davantage à tout cela ; nous passerons donc au troisième terme et nous expliquerons en même temps ce qu’il faut entendre par son contraire.

Bon et mauvais ne se disent que dans un sens relatif. - Une chose considérée isolément n’est dite ni bonne ni mauvaise , mais seulement dans sa relation à une autre à qui elle est utile ou nuisible pour l’acquisition de ce qu’elle aime. Et ainsi chaque chose peut être dite bonne et mauvaise à divers égards et dans le même temps. Ainsi le conseil d’Achitophel à Absalon est appelé bon dans les Saintes Écritures ; il étais cependant très mauvais relativement à David dont il préparait la perte. Bien d’autres choses sont dites bonnes qui ne sont pas bonnes pour tous ; ainsi le salut est bon pour les hommes, mais il n’est ni bon ni mauvais pour les animaux et les plantes avec qui il n’a aucune relation. Dieu à la vérité est dit souverainement bon parce qu’il est utile à tous ; il conserve en effet par son concours l’être de chacun, qui est pour chacun la chose la plus aimée. De chose mauvaise absolument il ne peut y en avoir aucune, ainsi qu’il est évident de soi.

Pourquoi quelques-uns ont admis un bien Métaphysique. - Ceux qui sont à la recherche d’un bien Métaphysique en dehors de toute relation peinent par l’effet d’un faux préjugé ; c’est-à-dire qu’ils confondent une distinction de Raison avec une distinction Réelle ou Modale. Car ils distinguent entre une chose elle-même et la tendance qui est en elle à conserver son être, quoiqu’ils ignorent ce qu’ils entendent par tendance. Entre une chose, en effet, et la tendance qu’elle a à se conserver, bien qu’il y ait une distinction de Raison ou plutôt une distinction Verbale, ce qui surtout a causé l’erreur, il n’y a aucune distinction réelle.

Comment se distinguent les choses et la tendance en vertu de laquelle elles tendent à persévérer dans leur état. - Pour le faire clairement entendre nous mettrons ici sous les yeux l’exemple de quelque chose très simple. Le mouvement a la force de persévérer dans son état ; or cette force n’est pas autre chose que le mouvement lui-même, c’est-à-dire que telle est la nature du mouvement.

Si je dis en effet : voici un corps A dans lequel il n’y a pas autre chose qu’une certaine quantité de mouvement, il suit de là clairement qu’aussi longtemps que j’aurai en vue ce corps A, je dois dire qu’il se meut. Si je disais, en effet, que ce corps a perdu de lui-même sa force de se mouvoir, je lui attribuerais nécessairement quelque chose en plus de ce que j’ai admis dans mon hypothèse, et par là il perdrait sa nature. Que si toutefois ce raisonnement paraît un peu obscur, accordons, je le veux, que la tendance à se conserver est quelque chose en plus des lois mêmes et de la nature du mouvement ; puis donc qu’on suppose que cette tendance est un bien métaphysique, il faudra nécessairement que cette tendance ait elle-même une tendance à persévérer dans son être et cette dernière une autre et ainsi à l’infini, ce qui est la plus grande absurdité qu’à ma connaissance on puisse imaginer. Quant à la raison pour laquelle quelques-uns distinguent de la chose elle-même la tendance qui est en elle, c’est qu’ils trouvent en eux-mêmes le désir de se conserver et en imaginent un pareil en chaque chose.

Si Dieu peut être appelé bon avant la création des choses. - On demande cependant si Dieu avant qu’il eût créé les choses pouvait être appelé bon. Il semble suivre de notre définition que cet attribut n’était pas en Dieu puisqu’une chose considérée en elle-même ne peut être ni bonne ni mauvaise. Or cela paraîtra absurde à beaucoup ; mais pour quelle raison, je ne sais ; car nous affirmons de Dieu beaucoup d’attributs de cette sorte, qui, avant la création des choses, ne lui convenaient pas, si ce n’est en puissance ; ainsi, quand on le nomme créateur, juge, miséricordieux, etc. De semblables arguments ne doivent donc pas nous arrêter.

Comment Parfait se dit en un sens relatif et en un sens absolu. - En outre, de même que bon et mauvais, perfection aussi ne se dit qu’en un sens relatif, sauf quand nous prenons la perfection pour l’essence même de la chose et dans ce sens, comme nous l’avons dit, Dieu aune perfection infinie, c’est-à-dire une essence infinie ou un être infini.

Je n’ai pas l’intention d’en dire plus long, car j’estime assez connu le reste de ce qui appartient à la partie générale de la Métaphysique ; il ne vaut donc pas la peine d’en parler plus outre.