Chapitre X
Ce qu’est le Bien et le Mal.
(1) Pour dire une fois brièvement ce qu’est en lui-même le bien et le mal, nous commencerons ainsi : certaines choses sont dans notre entendement et non dans la Nature ; elles ne sont ainsi que notre œuvre propre et ne servent qu’à concevoir distinctement les choses ; parmi elles nous comprenons toutes les relations qui ont trait à différentes choses et nous les appelons Êtres de Raison.
(2) La question se pose maintenant ; le bien et le mal appartiennent-ils aux Êtres de Raison ou aux Êtres Réels ? Mais, considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations, il est hors de doute qu’il faut les ranger parmi les Êtres de Raison ; car jamais on ne dit qu’une chose est bonne sinon par rapport à quelque autre qui n’est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu’une autre ; ainsi on ne dit qu’un homme est mauvais que par rapport à un [autre] qui est meilleur ; ou encore qu’une pomme est mauvaise que par rapport à une autre qui est bonne ou meilleure.
Et il serait impossible que tout cela pût être dit si le bon ou le meilleur n’existait pas, par comparaison avec lequel une chose est appelée mauvaise [*].
(3) Si donc l’on dit qu’une chose est bonne, cela ne signifie rien sinon qu’elle s’accorde avec l’Idée générale que nous avons des choses de cette sorte. Or, comme nous l’avons déjà dit auparavant [**], les choses doivent s’accorder avec leur Idée particulière, dont l’essence doit être une essence parfaite [***] et non avec la générale parce qu’alors elles n’existeraient nullement.
(4) Quant à la confirmation de ce que nous venons de dire, la chose est claire selon nous ; néanmoins pour conclure sur ce qui précède, nous ajouterons encore les preuves suivantes :
Tous les objets qui sont dans la Nature sont ou des choses ou des effets. Or le bien et le mal ne sont ni des choses ni des effets. Donc aussi le bien et le mal n’existent pas dans la Nature.
Car, si le bien et le mal sont des choses ou des effets, ils doivent avoir leur définition. Mais le bien et le mal, comme, par exemple, la fuite de Pierre et la malice de Judas, n’ont aucune définition en dehors de l’essence de Pierre ou de Judas, car celle-là seule est dans la Nature, et ne peuvent pas être définis indépendamment de l’essence de Pierre ou de Judas.
Il suit de là, comme plus haut, que le bien et le mal ne sont ni des choses ni des effets qui soient dans la Nature.
[*] Il semble qu’entre cette phrase et la suivante ait dû exister primitivement une autre phrase. Car les idées ne se font pas parfaitement suite.
[**] Voyez supra chap. VI, §7 (note jld).
[***] Traduction littérale du texte : Welkers wesen een volmaakte wezentheid moet zijn. Je pense que wezen ici désigne l’essence formelle objet de l’idée (ideatum ideae) et que par volmaakte wezentheid, il faut entendre une essence réelle ou véritable. Spinoza dit d’ailleurs : per realitatem et perfectionem idem intelligo (Eth., II, def.6. Cf. la fin du chap. VI ci-dessus). Étant donné le nominalisme de Spinoza, le sens n’est pas douteux : il n’y a point d’essence formelle correspondant à une idée générale.