Chapitre XXVI
De la liberté vraie.
(1) Par notre proposition du chapitre précédent nous n’avons pas seulement voulu faire savoir qu’il n’y a pas de Diables, mais aussi que les causes (ou pour mieux dire ce que nous appelons péchés) qui nous empêchent de parvenir à notre perfection sont en nous-mêmes.
(2) Nous avons aussi montré dans ce qui précède de quelle façon, aussi bien par la raison [*] que par la quatrième sorte de connaissance, nous parvenons à notre félicité, et comment nos passions doivent être détruites. Non, comme on le dit communément, qu’elles doivent être vaincues avant que nous puissions parvenir à la connaissance et par suite à l’amour de Dieu, car autant vaudrait exiger que quelqu’un qui est ignorant dût déposer son ignorance avant de pouvoir parvenir à la connaissance, tandis que seule la connaissance est cause de la destruction de l’ignorance ; comme il se voit clairement par ce que nous avons dit. De même on peut déduire clairement de ce qui précède comment sans la Vertu, ou (pour mieux dire) sans la souveraineté de l’entendement, tout s’achemine à sa perte, sans que nous puissions jouir d’aucun repos, et nous vivons comme en dehors de notre élément.
(3) Si bien qu’alors même que, de la force de la connaissance et de l’amour divin, suivraient pour l’entendement non, comme nous l’avons montré, un repos éternel, mais seulement un repos temporaire, ce serait encore notre devoir de le rechercher, car il est tel lui aussi qu’on ne consentirait à l’échanger, quand on en jouit, contre aucune chose au monde.
(4) Puisqu’il en est ainsi, nous pouvons à bon droit tenir pour une grande absurdité ce que disent beaucoup d’hommes réputés cependant grands théologiens : que, si nulle vie éternelle ne devait être la conséquence de l’amour de Dieu, ils chercheraient alors leur propre bien ; cela est tout aussi insensé que si un poisson, pour qui nulle vie n’est possible hors de l’eau, disait : si nulle vie éternelle ne suit pour moi cette vie dans l’eau, je veux sortir de l’eau pour aller sur terre ; que peuvent dire d’autre ceux qui ne connaissent pas Dieu ?
(5) Nous voyons ainsi que, pour saisir la vérité de ce que nous affirmons touchant notre bien et notre repos, nul autre principe n’est nécessaire, sinon celui de rechercher ce qui nous est utile à nous-mêmes, comme il est naturel à tous les êtres. Éprouvant maintenant qu’en nous efforçant vers les plaisirs des sens et la volupté et les choses du monde, nous n’y trouvons point notre salut mais notre perte, nous préférons donc la souveraineté de notre entendement ; mais cette dernière ne pouvant faire aucun progrès sans que nous soyons d’abord parvenus à la connaissance et à l’amour de Dieu, il est donc au plus haut point nécessaire de chercher Dieu ; et l’ayant, d’après les considérations et estimations précédentes, reconnu comme le bien le meilleur de tous les biens, nous sommes ainsi obligés de nous arrêter et de nous reposer là. Car nous avons vu que hors de lui il n’est aucune chose qui puisse nous donner aucun salut ; et en cela consiste notre liberté vraie que nous soyons et demeurions liés par les chaînes aimables de l’amour de Dieu.
(6) Nous voyons enfin comment la connaissance par raisonnement n’est nullement en nous la principale, mais est seulement comme un degré par où nous nous élevons au but souhaité ; ou comme un bon esprit qui, sans fausseté ni tromperie, nous apporte un message du souverain bien pour nous exciter à le chercher, lui-même et à nous unir à lui ; laquelle union est notre plus haut salut et notre félicité.
(7) Il ne reste plus ainsi, pour donner à cet ouvrage sa conclusion, qu’à montrer brièvement ce qu’est la liberté humaine et en quoi elle consiste ; pour le faire, j’userai des propositions suivantes comme choses certaines et démontrées.
1. Plus une chose a d’essence, plus aussi elle a d’activité et moins elle a de passivité. Car il est certain que l’agent agit par ce qu’il a et que le patient pâtit par ce qu’il n’a pas.
2. Toute passion, qu’elle soit un passage du non-être à l’être ou de l’être au non-être, doit avoir pour origine un agent extérieur et non un agent intérieur. Car aucune chose considérée en elle-même n’a en elle de cause lui rendant possible de se détruire si elle est, ou de se produire si elle n’est pas.
3. Tout ce qui n’est pas produit par des causes extérieures ne peut avoir aussi rien de commun avec elles et conséquemment ne peut être changé ni transformé par elles.
De la seconde et de la troisième propositions je conclus cette quatrième :
4. Aucun des effets d’une cause intérieure ou immanente (c’est tout un pour moi) ne peut périr ou s’altérer aussi longtemps que cette cause demeure. Car tout ainsi qu’un tel effet ne peut être produit par des causes extérieures, il ne peut non plus (suivant la troisième proposition) être altéré par elles ; et, puisque aucune chose ne peut être détruite que par des causes extérieures, il n’est donc pas possible que cet effet périsse aussi longtemps que sa cause dure, d’après la deuxième proposition.
5. La cause la plus libre et la plus conforme à Dieu est l’immanente. Car de cette cause l’effet produit dépend de telle sorte qu’il ne peut sans elle exister ou être conçu et qu’il n’est soumis à aucune autre cause ; à quoi s’ajoute qu’il lui est uni de façon à faire un tout avec elle.
(8) Voyons donc maintenant ce que nous avons à conclure de ces propositions.
1. Puisque l’essence de Dieu est infinie il y a en lui et une activité infinie et une négation infinie de toute passivité (d’après la première proposition) ; et conséquemment, dans la mesure où, ayant plus d’essence, elles sont plus étroitement unies à Dieu, les choses ont aussi plus d’activité et moins de passivité, et sont aussi plus affranchies du changement et de la corruption.
2. L’Entendement vrai ne peut jamais périr ; car il ne peut avoir en lui-même, d’après la deuxième proposition, aucune cause de se détruire. Et, puisqu’il n’est pas produit par des causes extérieures mais par Dieu, il ne peut avoir à souffrir d’elles aucune altération, d’après la troisième proposition, et, puisque Dieu l’a produit immédiatement et qu’il est seulement [**] une cause intérieure, il suit de là nécessairement que l’entendement ne peut périr aussi longtemps que cette cause demeure, d’après la quatrième proposition. Or cette cause est éternelle ; donc lui aussi est éternel.
3. Tous les effets de l’entendement qui sont unis à lui sont les plus excellents de tous et doivent aussi être estimés plus haut que tous les autres. Car, puisque ce sont des effets intérieurs, ce sont les plus excellents de tous d’après la cinquième proposition et, en outre, ils sont nécessairement éternels puisque leur cause est éternelle.
4. Tous les effets que nous produisons hors de nous sont d’autant plus parfaits qu’ils sont plus capables de s’unir à nous pour former avec nous une seule et même nature, car c’est ainsi qu’ils se rapprochent le plus des effets intérieurs. Si, par exemple, j’enseigne à mon prochain à aimer le plaisir, la gloire, l’avarice, je suis, que je les aime moi aussi ou ne les aime pas, quoi qu’il en puisse être, frappé, battu, cela est clair ; mais non si ma seule fin, que je m’efforce d’atteindre, est de pouvoir goûter l’union avec Dieu et de produire en moi des idées vraies et de faire connaître ces choses à mes prochains. Car nous pouvons tous avoir part également à ce salut, comme il arrive quand il excite en eux le même désir qu’en moi et fait ainsi que leur volonté se confonde avec la mienne, et que nous formions une seule et même nature s’accordant toujours en tout.
(9) Par tout ce qui a été dit on peut bien aisément concevoir ce qu’est la liberté humaine [1] ; je la définis en disant qu’elle est une solide réalité qu’obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieu pour produire en lui-même des idées et tirer de lui-même des effets qui s’accordent avec sa nature, sans que ces effets soient soumis à aucunes causes extérieures par lesquelles ils puissent être altérés ou transformés. L’on voit aussi clairement par ce qui a été dit ce que sont les choses qui sont en notre pouvoir et ne sont soumises à aucune cause extérieure ; en même temps nous avons démontré la durée éternelle et constante de notre entendement, déjà établie d’une autre façon ; et enfin quelle sorte d’effets nous devons estimer plus haut que tous les autres.
(10) Il ne me reste pour conduire tout ce travail à sa fin, qu’à dire aux amis pour qui j’écris : ne vous étonnez pas de ces nouveautés car il vous est très bien connu qu’une chose ne cesse pas d’être vraie parce qu’elle n’est pas acceptée par beaucoup d’hommes. Et comme vous n’ignorez pas la disposition du siècle où nous vivons, je vous prie très instamment d’être très prudents en ce qui touche la communication à d’autres de ces choses. Je ne veux pas dire que vous deviez les garder entièrement par devers vous, mais seulement que si vous commencez à les communiquer à quelqu’un, nulle autre fin et nul mobile autre que le salut de votre prochain ne doit vous inspirer ; et qu’il vous faut être le plus certains qu’il se puisse, à son sujet, que votre travail ne sera pas sans récompense. Enfin si, à la lecture de cet ouvrage, vous vous trouviez arrêtés par quelque difficulté contre ce que je pose comme certain, je vous demande de ne pas vous empresser de le réfuter, avant de l’avoir médité assez longtemps et avec assez de réflexion ; si vous le faites, je tiens pour assuré que vous parviendrez à la jouissance des fruits que vous vous promettez de cet arbre.
[*] Les mots aussi bien par la raison que manquent dans le manuscrit B.
[**] Le manuscrit A contient ici une négation niet alleen, non seulement que les éditeurs s’accordent à supprimer.
[1] L’esclavage d’une chose consiste en ce qu’elle est soumise à des causes extérieures ; la liberté, par contre, consiste à n’y être pas soumis mais à en être affranchi.