Comment, selon Spinoza, devient-on philosophe ?
Communication présentée le 5 novembre 2016 à la journée d’études organisée à l’Université Paris I sur le thème : « L’essence plastique chez Spinoza »
par Pierre Macherey
Pour amorcer la réflexion à ce sujet, on peut s’appuyer sur le passage suivant du Traité théologico-politique :
« Les hommes ne sont pas tenus par un commandement (ex mandato) de connaître les attributs de Dieu, mais c’est là un don spécial accordé seulement à certains fidèles (hoc peculiare esse donum quibusdam tantum fidelibus concessum). Il n’est pas besoin de multiplier les témoignages de l’Ecriture pour le montrer : qui ne voit en effet que tous les fidèles n’ont pas eu une égale connaissance de Dieu ? Que personne ne peut par commandement être sage (sapientem esse), pas plus que vivre et exister (non magis quam vivere et esse) ? Hommes, femmes, enfants, tous peuvent également obéir par commandement (ex mandato obtemperare quidem aeque possunt), mais non pas être sages. » [1]
Que « peuvent » les êtres humains ? Pour répondre à cette question, Spinoza distingue aptitudes et capacités, distinction qu’il décline de la façon suivante : tous ne sont pas également aptes à connaître les attributs de Dieu, connaissance qui relève de la philosophie et est réservée à quelques-uns, mais tous sont également capables d’obéir pour la simple raison que rien absolument ne les en empêche ; il en résulte que, même dans les conditions les plus défavorables, ils peuvent y arriver : en conséquence, ils sont inexcusables de ne pas le faire. Répondre à la question « Que peuvent les êtres humains ? » en faisant référence à des aptitudes, c’est donc mettre en place les conditions d’un clivage qui, tel qu’il est présenté ici, fait penser à celui entre sages et ignorants exposé dans le tout dernier scolie de l’Ethique. Philosophe, tout le monde ne peut le devenir mais seulement certains qui, suite à un « don spécial » (peculiare donum), y sont aptes : les aptitudes sont la propriété personnelle des individus qui en sont doués. Alors que les capacités n’appartiennent à personne en particulier : elles réunissent « hommes, femmes et enfants » sous un horizon commun où leurs inégalités mesurées en termes d’aptitudes sont effacées. On peut en conclure que, si les aptitudes sont discriminantes et sélectives, les capacités sont fusionnelles et agrégatives.
Cette distinction est très intéressante, et en même temps elle est très étonnante : par sa radicalité tranchante, elle interpelle un lecteur actuel. À suivre ce qu’elle énonce au premier degré, Spinoza est, semble-t-il, loin de penser comme Descartes que le bon sens, c’est-à-dire la raison qui dispose à voir les choses sous l’angle du vrai et à « pratiquer habituellement la vertu sous la conduite de la raison » [2], est la chose du monde la mieux partagée ; ce qui réunit tous les gens, c’est une disposition d’une autre nature qui les conduit à agir « sur commandement (ex mandato) », et ceci, comme le dit par ailleurs Spinoza, « simplement », donc en mettant hors jeu l’inclination qu’ils pourraient avoir à examiner, à discuter, à douter, une inclination que de toutes façons la plupart, en particulier les femmes et les enfants, n’auraient pas les moyens de mettre en œuvre raisonnablement. À ce point de vue, la distinction entre aptitudes et capacités, sous la forme où elle vient d’être avancée, peut paraître archaïque, incompatible avec l’esprit d’une certaine modernité qui, à l’inverse, la récuse et fait tout pour la surmonter en revendiquant le primat de l’universel sur le singulier. Que, pour philosopher, il faille avoir reçu un don spécifique qui dispense électivement, et sélectivement, l’aptitude à le faire : cette affirmation, avancée sans nuances et même avec une certaine brutalité, cautionne apparemment une manière de voir élitiste, d’esprit nettement inégalitaire, qui fait de la philosophie une activité à part, réservée exclusivement à des privilégiés ; ces derniers sont censés la pratiquer entre eux et quasiment en secret, sans communiquer avec d’autres personnes qui ne font pas partie de leur clan, mais qui n’en sont pas moins des êtres humains, que réunit uniquement, sur un autre plan, leur capacité à obéir. Comment soutenir alors, comme le fait Spinoza dans les propositions 36 et 37 de la quatrième partie de l’Ethique, que « le souverain bien de ceux qui suivent la vertu est commun à tous, et tous peuvent en avoir un égal contentement » et que « le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possèdera une plus grande connaissance de Dieu » ? Pour quelqu’un, suivre la vertu, c’est, comme l’a expliqué précédemment la proposition 23, être déterminé à agir « du fait qu’il comprend (ex eo quo intelligit) », c’est-à-dire que son esprit est occupé au maximum par des idées adéquates, ce qui est justement le propre du philosophe. Il en résulte que philosopher, c’est simultanément désirer faire partager, non seulement à quelques autres, mais « à tous les hommes », le bien auquel on a accédé pour soi-même : mais comment y arriver si, par ailleurs, ce désir de partage est bloqué par l’inégalité des aptitudes, d’où il résulte que, si on n’est pas, au sens fort du terme, doué pour cela, on ne peut devenir philosophe ?
Pour se sortir de cette difficulté, il faut en premier lieu replacer la thèse qu’on a prise ici pour point de départ dans son contexte, à savoir la manière d’argumenter à bien des égards tordue utilisée par Spinoza dans son Traité théologico-politique, foncièrement différente de l’ordo geometricus qui soutient les raisonnements développés dans l’Ethique : le TTP, d’une part, est un livre sur un livre, ce dernier étant lui-même d’un genre tout à fait à part puisqu’il est le Livre par excellence dans lequel est consignée la parole de Dieu (point que Spinoza ne remet pas en cause) ; et, d’autre part, le TTP est un livre, non de méditation pure, mais de combat, lancé en pleine mêlée ce qui l’expose, Spinoza en a pleinement conscience, à être compris de travers, risque dont l’Ethique est en principe prémunie par le fait d’être composée sur le modèle des Livres d’Euclide dont le sens ne prête pas à interprétation [3]. La thèse qu’on a isolée pour commencer prend son sens dans ce contexte précis dans la mesure où elle répond exactement à l’objectif poursuivi dans l’ensemble de l’ouvrage, qui est de séparer la philosophie et la théologie [4] : pas plus que la philosophie n’est servante de la théologie, la théologie ne doit non plus être considérée comme servante de la philosophie, les domaines d’intervention de l’une et de l’autre devant être nettement distingués ; à la philosophie, il revient de prendre en charge l’aptitude à raisonner, et à la théologie, que Spinoza ramène au bon usage de l’Ecriture sainte c’est-à-dire à la croyance tirée de la Révélation, revient de favoriser, grâce à de bonnes lectures, la capacité à obéir en se soumettant aux commandements du Dieu juste et bon dont les articles du credo minimum, qui constitue le message authentique de la Bible, fournissent la version concentrée. Cette répartition des tâches, telle que Spinoza la justifie dans le Traité théologico-politique, est, comme il ne cesse de le répéter, « utile » : elle doit mettre fin à d’interminables polémiques qui, d’une part, entravent la liberté de philosopher qui intéresse au premier chef les philosophes, et, d’autre part, font obstacle au désir de sécurité, expression directe de la tendance à persévérer au maximum dans son être, qui, au fond, quoi que les gens en pensent ou se figurent penser, se tient à l’arrière-plan de toutes les conduites humaines sans exception. La stricte délimitation des domaines de responsabilité de la philosophie, qui gère en cercle restreint des aptitudes dont disposent quelques-uns, et de la théologie, qui gère en masse des capacités uniformément répandues, rend possible la coexistence entre une minorité qui peut, à tous les sens de ce terme, se consacrer prioritairement au développement de la meilleure partie de l’âme qu’est l’entendement, et toutes les autres personnes qui, sans à proprement cultiver l’ignorance, car elles ne savent même pas qu’elles sont ignorantes, se laissent généralement conduire par les causes extérieures, au gré de rencontres qui déchaînent en elles les forces aliénantes des affects, une situation navrante à laquelle le seul remède envisageable est le développement et le renforcement de la capacité à obéir, conformément au message que délivre en dernière instance l’Ecriture sainte. Le Traité théologico-politique se présente ainsi, au sens fort, comme une entreprise pacificatrice, réconciliatrice, qui, étrangement, fonde l’union sur un partage, rassemble en séparant. Cette anomalie et la surprise qu’elle peut susciter commencent à se dissiper dès lors qu’est pris en compte le fait que Spinoza développe cette argumentation dans un livre, qui, s’il est un livre philosophique, écrit par un philosophe, n’est cependant pas à proprement parler un livre de philosophie ; disons que c’est un livre de philosophie appliquée ou impliquée qui s’appuie, non sur la norme de l’idée vraie, mais sur le critère de l’utilité qui joue tout autrement et à un niveau différent. Concluons en provisoirement que le partage entre aptitudes et capacités, s’il s’avère « utile » d’un point de vue théologico-politique, pourrait n’être pas « vrai » philosophiquement, ce qui conduit à en relativiser les conséquences et à ne pas lui assigner un caractère absolue et définitif.
Toutefois, cette précision paraît infirmée par l’appel que, à la fin de la Préface de son livre, Spinoza lance au « lecteur philosophe », exempt des préjugés répandus dans la foule ignare, et en conséquence le mieux préparé à en recevoir le message libérateur : quant aux autres, dit-il, « je ne les invite pas à lire ces pages ; mieux encore, je souhaiterais qu’ils négligent entièrement ce livre ». Cette demande est quand même surprenante. Spinoza compose son Traité en vue d’être utile, mais il semble vouloir en réserver l’usage à ceux qui, au fond, n’en auraient pas besoin pour autant que, déjà, ils doivent être intimement convaincus de la validité des thèses qui y sont développées [5] ; alors que les autres qui, par leur seule existence, font obstacle à la mise en œuvre de ces thèses, et auraient en conséquence le plus besoin d’être amenés à en admettre le bien-fondé, en sont écartés. Léo Strauss, qui a remarqué cette difficulté, la résout en expliquant que Spinoza distingue finalement trois types de livres dont chacun appelle un mode de lecture différent : il y a celui qui est écrit pour le tout venant, dont la Bible est le représentant par excellence ; il y a celui qui, comme l’Ethique composée ordine geometrico, est destiné à un lecteur qui, étant déjà philosophe, philosophe en acte, est en mesure de le comprendre ; enfin, il y a une troisième catégorie de livre, représentée par le TTP, offert au regard d’un philosophe en puissance, ou futur philosophe, qui, comme écrit Spinoza, « philosopherait plus librement s’il n’en était empêché par l’idée que la raison doit être la servante de la théologie » ; à celui-ci il offre l’aide et la stimulation indispensables pour que l’aptitude à philosopher dont il est doté puisse être exploitée [6]. À suivre cette explication, il apparaît que les aptitudes, au nombre desquelles celle à philosopher, sont comparables aux idées innées de Descartes qui, comme dit celui-ci, sont des « semences de vérité » et non des vérités déjà toutes formées ; les aptitudes en question ont besoin d’être cultivées pour passer de la puissance à l’acte : autrement dit, si elles sont des conditions préalables au développement de la meilleure partie de l’âme qu’est l’entendement, elles n’en sont pas la condition suffisante ; on ne naît pas philosophe, on le devient. Pourtant, ceci admis, de nouvelles difficultés surgissent. Par exemple, comment délimiter les positions du philosophe en acte et du philosophe en puissance ? Si l’Ethique est écrite pour des gens qui sont philosophes en acte, ceux-ci n’ont pas besoin de la lire pour savoir ce qui y est exposé, car ils le connaissent déjà. C’est d’ailleurs ce paradoxe qui singularise absolument cet ouvrage dont le discours n’est pas linéaire mais se referme en boucle sur lui-même : à en suivre strictement les leçons, pour comprendre, au sens fort du mot, ce qui est énoncé au début dans les premières définitions (dont la rédaction fait appel à l’acte même de comprendre : « per causam sui, intelligo…), il faut être arrivé à la fin, avoir libéré la « puissance de l’intellect (potentia intellectus) » qui conditionne la saisie de leur contenu ; à cet égard, on peut le rapprocher d’un ouvrage de pure fiction comme À la recherche du temps perdu, où le narrateur raconte comment, et après avoir surmonté bien des obstacles et perdu beaucoup de temps, il a fini par devenir écrivain en se mettant effectivement à écrire le livre dont on est justement en train de terminer la lecture. Alors, comment devient-on philosophe ? Le devient-on même jamais ? Est-ce que le processus par lequel on devient philosophe est destiné à s’achever ? Est-ce que être philosophe en acte, pratiquer ce que Spinoza appelle la « vraie philosophie », ce n’est pas se soumettre à la nécessité de rester éternellement philosophe en puissance ?
Pour éclaircir ce point, revenons au passage du TTP qui nous a servi de point de départ. Il commence par affirmer que « les hommes ne sont pas tenus par un commandement de connaître les attributs de Dieu ». Cela signifie qu’on ne philosophe pas sur ordre, qu’il s’agisse d’un ordre donné de l’extérieur par un pouvoir exerçant une contrainte, ou d’un ordre venu de l’intérieur, c’est-à-dire décrété par la volonté définie comme possibilité formelle d’affirmer ou de nier : pour Spinoza, la volonté, en l’homme même, n’est en rien distincte de l’entendement. Philosopher n’est donc pas le résultat d’une décision arbitraire, quelle qu’elle soit, mais une nécessité qui relève de la nature des choses. Spinoza écrit : « Qui ne voit que personne ne peut par commandement être sage, pas plus que vivre et exister ? ». « Être sage », c’est donc, comme « vivre et exister », un état qui s’explique entièrement par ses causes : et, en remontant vers l’arrière l’enchaînement complexe de ces causes, on arrive, pour l’individu concerné, au conatus qui le pousse à persévérer dans son être autant qu’il lui est possible de le faire ; la sagesse à laquelle il essaie de parvenir après avoir surmonté toutes sortes d’obstacles est encore une manifestation de ce conatus premier et ne peut s’affirmer en rupture avec lui. C’est ce que Spinoza veut dire lorsqu’il fonde l’entreprise de la philosophie sur la « puissance de l’intellect », « puissance » (potentia) et non « pouvoir » (potestas), donc de part en part naturelle, et non relevant d’un contrat ou d’un pacte passé avec d’autres ou avec soi-même. L’objectif de Spinoza, lorsqu’il met en circulation le TTP, est, comme l’indique l’intitulé complet de l’ouvrage, la défense de la liberté de philosopher : or cette liberté est justement la part de droit naturel qui, selon lui, n’est en aucun cas cessible par quiconque accepte d’observer les lois de la société donc d’être le citoyen d’un Etat, quelle que soit la forme de cet Etat. Si philosopher est l’expression d’un élan qui, pris à sa source, est irrépressible, comme « vivre et exister », pourquoi cet élan se manifeste-t-il seulement en quelques-uns, et pas chez tous les hommes qui sont pour la plupart privés de ce signe d’élection irréductiblement singulier ?
Dans l’ensemble du passage auquel a été repris le court extrait sur lequel nous réfléchissons à présent, le fait que la connaissance des attributs de Dieu ne peut être le résultat d’un commandement est dégagé de l’échange que Moïse a eu sur le Sinaï avec Jehova : au cours de cet échange, il a été signifié à Moïse que les anciens Hébreux, ses « Pères », bien qu’ils n’aient pas connu Dieu sous son vrai nom, Eloah, c’est-à-dire « le Puissant », comme tel « grand, redoutable, juste, miséricordieux, etc. », ses propres ou attributs, n’en sont pas moins « dignes d’éloges pour leur simplicité d’esprit et leur foi » (ad eorum animi simplicitatem et fidem laudendam) ». L’authenticité de cette foi réside justement dans son extrême simplicité, qui la soustrait à la discussion et au doute. En soulignant que « tous les fidèles n’ont pas eu une égale connaissance de Dieu », Spinoza n’a donc pas voulu dire que, alors que certains disposaient réellement de cette connaissance, d’autres en étaient privés complètement : la connaissance de Dieu est dans tous les esprits, qui naturellement y participent en tant qu’elle est la cause de toutes leurs activités mentales sans exception, ce qui exclut qu’ils puissent la fabriquer de toutes pièces en dehors de cette causalité par un travail qu’ils effectueraient par eux-mêmes de manière autonome ; toutefois, si tous participent à cette connaissance, ils n’y participent pas de la même manière, en ce sens qu’ils en développent plus ou moins les présupposés relativement aux aptitudes dont ils disposent qui ne permettent pas à tous de faire fonctionner leur esprit à plein régime, sous la norme de l’idée vraie. Cette réserve étant faite, tous les êtres sans exception, pas seulement les êtres humains d’ailleurs, « ont » la connaissance de Dieu, ou plutôt sont habités, hantés, par elle : mais la plupart ne le « savent » pas au sens de la connaissance rationnelle. Faut-il en conclure que tous les hommes sans exception, et même tous les êtres naturels quel que soit le genre auquel ils appartiennent, sont des philosophes en puissance, des philosophes sans le savoir, auxquels fait seulement défaut l’aptitude à faire passer cette puissance à l’acte ?
Si, comme Deleuze le donne à penser, Spinoza est par excellence le philosophe du virtuel, la distinction de la puissance et de l’acte doit être pour lui privée de sens [7] : être en puissance, c’est d’emblée être en acte ; la puissance, en tant qu’élan, impulse l’acte vers lequel elle tend, acte qui, lui-même ne commence jamais absolument parce qu’il a toujours déjà commencé, et en conséquence n’a pu commencer à commencer de manière inconditionnée en un moment de rupture inaugurale qui aurait tout d’un coup préparé le retournement ou la conversion de la puissance en acte. La philosophie de Spinoza, trop souvent ramenée à un système figé, – comme le fait Hegel lorsqu’il la présente comme une philosophie de la substance qui ne parvient pas à devenir sujet –, tire précisément de cette manière de voir sa dimension « plastique ». Si la nature, Dieu, est puissance, elle est indissociablement l’ensemble des actes à travers lesquels cette puissance s’exprime, au sens de la notion d’expression thématisé par Deleuze ; et ces actes, quels qu’ils soient, y compris ceux qui paraissent ratés, se situent eux-mêmes en continuité par rapport à cette puissance dont ils sont les effets nécessaires : c’est ainsi que, comme l’énonce la proposition 32 de la deuxième partie de l’Ethique, « toutes les idées, en tant qu’elles se rapportent à Dieu, sont vraies » ; toutes les idées, donc aussi celles qui sont fausses, à propos desquelles on pourrait dire par hypothèses qu’elles sont vraies tendanciellement, ne serait-ce que parce qu’elles sont de vraies idées, donc nécessaires à leur manière à défaut d’être des idées vraies.
Spinoza écrit le TTP pour défendre la liberté de philosopher qui est à ses yeux gravement entravée, ce dont l’une des causes est qu’il est fait généralement de l’Écriture sainte une lecture inappropriée, inconvénient auquel il se propose de remédier. Dans les toutes dernières lignes de son livre, il présente ce remède dans les termes suivants :
« restreindre la piété et la religion au seul exercice de la charité et de l’équité, et ordonner le droit du souverain sur les questions sacrées et profanes aux seules actions, en laissant chacun penser ce qu’il veut et dire ce qu’il pense » [8]
Cette solution, en première lecture, rejoue une distinction analogue à celle passant entre aptitudes et capacités : elle réclame le droit de penser, à titre privé, ce qu’on veut, seules les actions s’offrant à être contrôlées par l’autorité publique. Aux sages, qui le peuvent parce qu’ils en ont l’aptitude, est garanti le droit inaliénable de chercher à connaître les choses par leurs causes ; aux autres hommes, qui ne disposent pas de cette aptitude, reste à exercer leur capacité à obéir en conformant leurs actes au principe de justice et de charité qui les rend extérieurement irréprochables. Il vaut cependant la peine d’y regarder de plus près. « Penser ce qu’on veut », qu’est-ce que cela peut signifier ? Pense-t-on jamais « ce qu’on veut », « comme on le veut », donc sur ordre (ex mandato) de la volonté ?
Justement, non. C’est sans doute pourquoi Spinoza revendique le droit de penser librement en utilisant, pour formuler ce droit, le terme « sentire ». « Sentire », dont le sens premier est « percevoir », veut dire « avoir à l’esprit ». Il est significatif que, lorsqu’il revendique la liberté entière de philosopher en dehors de tout contrôle public, Spinoza se serve d’un terme dont la portée est plus large, plus ouverte, et d’une certaine manière plus lâche, plus imprécise, que celle véhiculée par des termes comme « cogitare » ou a fortiori « cognoscere » qui renvoient à des opérations mentales tendues vers des objectifs précis et exposées à la norme de l’idée vraie, ce qui en limite d’emblée l’envergure : les « pensées » pour lesquelles Spinoza réclame le droit de circuler librement sans que l’autorité publique s’en mêle, car cela ne la regarde pas, ne seraient donc rien de plus que des opinions. On peut estimer qu’il fait ce choix pour bien faire comprendre que la liberté de penser, telle qu’il la conçoit, ne supporte aucune restriction : elle comporte donc aussi le droit de se tromper, sous réserve que les pensées erronées qui, à l’occasion, peuvent venir à l’esprit de quiconque [9], soient offertes au débat, donc puissent être discutées librement, ce qui est la condition pour qu’elles soient rectifiées en étant confrontées à la norme de l’idée vraie. C’est à ce libre examen que, de son propre aveu, Spinoza s’expose lorsqu’il présente les enseignements qu’il a tirés de sa lecture personnelle de l’Écriture sainte. La liberté de philosopher n’est rien d’autre que la possibilité illimitée de soumettre à la critique ce qu’on pense, ce qu’on « sent », dont on n’est en aucun cas le détenteur exclusif, pour autant que ce qui vient à l’esprit ne vient pas de l’esprit, du moins pas seulement.
Cela suppose que ce qu’on pense librement, on ne le pense pas seulement dans l’intimité de sa pensée, mais qu’on puisse le faire connaître ouvertement. Ce que Spinoza réclame, c’est le droit de penser et de dire ce qu’on pense, et même, comme il l’avance par ailleurs de l’enseigner [10] : « sentire », « dicere », « docere », sont des opérations mentales qui se situent sur une ligne ininterrompue, et la liberté de philosopher n’est rien d’autre au fond que la prise en compte de cette continuité. Mais s’il en est ainsi, le partage des pensées et des actions devient problématique : « dicere » et « docere », placés sur cette ligne dont la continuité ne peut être rompue, se situent dans le prolongement naturel de l’exercice de la pensée, « sentire », et en même temps ce sont, au sens propre du terme, des actions accomplies en extériorité, publiquement, sous le regard des autres, mieux encore avec d’autres. Pas plus qu’elle n’admet de rupture entre la puissance et l’acte, la philosophie de Spinoza ne reconnaît de limite séparant ce qu’on pense en soi-même et pour soi-même de ce qu’on dit et enseigne au-dehors pour les autres : dans le domaine de la pensée comme dans celui de l’étendue, aucune frontière nette ne passe entre l’intérieur et l’extérieur ; ceux-ci se continuent l’un dans l’autre.
Ceci permet de porter un nouveau regard sur l’idée d’élection qui avait fourni son point de départ à la présente analyse. Dans un autre passage du TTP, Spinoza l’argumente de la façon suivante :
« Comme nul ne fait rien hors de l’ordre prédéterminé de la nature, c’est-à-dire hors du gouvernement et du décret éternels de Dieu, il s’ensuit que personne ne choisit une règle de vie ni ne fait rien sans un appel singulier de Dieu, qui a choisi tel individu pour telle œuvre ou pour telle règle de vie de préférence aux autres. » [11]
Le philosophe n’a donc choisi ni la vocation qu’il cultive en propre ni le mode d’existence à nul autre pareil qui lui est attaché : s’il fait cela, s’il se conduit comme il le fait, c’est parce qu’il a été choisi, appelé, c’est-à-dire parce que l’ordre de la nature et l’enchaînement complexe de ses déterminations en ont décidé en réunissant les conditions pour qu’il en soit ainsi. Mais il s’illusionnerait gravement s’il se figurait que cette élection le sépare définitivement des autres hommes et lui confère une position qui le destinerait à être, en tant que détenteur exclusif de la sagesse, comme un empire. Car, dans l’absolu, il n’est pas seul à avoir à répondre à un appel singulier : toute manière d’être, quelle qu’en soit la forme, est le résultat d’une élection ; dans l’ordre prédéterminé de la nature, il n’y a que des élus, que rien n’autorise en conséquence à mettre en concurrence les uns avec les autres. Au fond, il n’y a d’universel que le singulier, ou plutôt le déploiement illimité des innombrables figures de la singularité dont chacune représente un dosage original entre activité et passivité, entre savoir et ignorance.
Être philosophe, être sage, si c’est, comme l’énonce une formule célèbre du TIE, s’unir en esprit avec la nature tout entière, consiste donc à s’immerger dans l’élan d’une puissance infinie qui, par définition, dépasse toute opération finie d’un esprit fini : il passe à travers elle sans s’y arrêter. Cette immersion, pas plus qu’elle ne commence, ne s’achève jamais. Philosophe, même si cela suppose une disposition d’esprit spécifique, on ne peut l’être que si les circonstances permettent que cette aptitude soit cultivée ; il en résulte qu’on n’en finit pas de le devenir, non tout seul dans son coin mais avec d’autres, avec tous les autres, avec la nature tout entière qui est en dernière instance, avec les deux valeurs subjective et objective du génitif, l’authentique « sujet » de la philosophie, et, comme telle, constitue la véritable raison ou cause, causa seu ratio, du devenir philosophe qui se fond en elle.
[1] Chap. 13, par. 5
[2] « Tous absolument peuvent obéir, alors que bien peu, comparativement à l’étendue du genre humaine, parviennent à la pratique habituelle de la vertu sous la conduite de la raison » (chap. 15, par. 10).
[3] Elle en est prémunie en principe ; dans la réalité, depuis que le texte de l’Ethique a été publié il y a près de trois cent cinquante ans dans le recueil des Opera posthuma, il n’a cessé d’être interprété, et on lui a fait dire tout et son contraire. Spinoza ne se faisait à cet égard aucune illusion : c’est la raison pour laquelle, de son vivant, il n’a fait circuler ce texte que dans un cercle restreint de personnes en qui il avait confiance.
[4] « La séparation de la foi d’avec la philosophie constitue la visée essentielle de cet ouvrage tout entier (fidem a philosophiae separare, quod totius operis praecipuum intentum fuit, TTP, chap. 14, par. 2) ».
[5] Il assortit lui-même sa demande de la précision : « Tout cela les philosophes le savent assez et plus qu’assez ».
[6] Dans un sens voisin, J. Lagrée écrit : « Le TTP n’est pas un texte démonstratif écrit more geometrico pour des philosophes-lecteurs, c’est un texte mixte quant au genre, qui utilise des procédures rhétoriques de persuasion autant que de démonstration et s’adresse à un lecteur-philosophe » (Spinoza et le débat religieux, p. 104). Le philosophe-lecteur, c’est celui qui est déjà philosophe ; le lecteur-philosophe, celui qui essaie de le devenir, sans garantie d’y parvenir.
[7] À la fin du chapitre 2 de la première partie des Cogitata Metaphysica, Spinoza donne au philosophe qui croit que être en puissance et être en acte sont deux formes d’être réellement distinctes ce conseil : « Qu’il aille simplement chez quelque statuaire ou sculpteur en bois, ils lui montreront comment ils conçoivent selon un certain ordre une statue n’existant pas encore et ensuite la lui présenteront existant ». Ils lui feront voir comment la statue, en se faisant, en sortant peu à peu de son matériau d’origine, passe continûment et sans rupture de la puissance à l’acte, sans séparation entre le moment où elle n’est qu’en puissance et celui où elle est définitivement en acte : étant en puissance, elle était déjà en acte ; et, étant en acte, elle est encore pour une part en puissance. »
[8] TTP, chap. 20, par. 17.
[9] Tout à la fin du TTP, Spinoza déclare : « je sais que je suis homme et que j’ai pu commettre des erreurs » (TTP, chap. 20, par. 18).
[10] « Ea quae sentit dicere et docere potest » (TTP, chap. 20, par. 8).
[11] Cum nemo aliquid agat nisi ex praedeterminato naturae ordine, hoc est ex Dei aeterna directione et decreto, hinc sequitur neminem sibi aliquam vivendi rationem eligere neque aliquid efficere nisi ex singulari Dei vocatione qui hunc ad hoc opus vel ad hoc vivendi rationem prae aliis elegit (TTP, chap. 3, par 3).