"Correspondance", de Spinoza : Spinoza mobile, ému, émouvant

CORRESPONDANCE de Spinoza. Traduit du latin, présenté et annoté par Maxime Rovère. GF n°1438, 468 p., 12 €

LE MONDE DES LIVRES, le 28.01.10

Vois : Correspondance.


« Je ne prétends pas avoir trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je comprends. » Cette maxime de grande portée figure dans une lettre de Spinoza (1632-1677) écrite deux ans avant sa mort. Cette missive est des plus singulières : le philosophe s’y montre exceptionnellement ironique, parfois cinglant, sur fond de ferme bienveillance. Il répond à Albert Burgh, fils d’un de ses amis, devenu - à la surprise de sa famille indignée - prêtre catholique. « Ô garçon sans esprit, lui écrit Spinoza, qui t’a donc charmé au point de te faire croire que tu avales, puis que tu as dans les intestins, le Suprême Éternel ? »Le ton, la posture, les arguments de Spinoza diffèrent grandement selon les correspondants. Certes, il n’a qu’une seule et même philosophie et ne dit rien de fondamental, dans ses lettres, qu’il ne formule dans ses traités. Mais il le dit autrement, s’adressant chaque fois à une personne singulière dont il reprend les termes, éclaire l’interrogation, prolonge et intensifie la réflexion. Spinoza ne répond pas aux objections, au nom d’une doctrine vraie qu’il détiendrait, à la manière de Descartes. Il s’efforce plutôt, souligne ici Maxime Rovère, de « trouver chez les autres des raisons pour penser juste ».Ces lettres mettent donc en pratique une méthode spécifique, une philosophie qui n’a pas pour objectif de spéculer de manière générale, mais plutôt d’avancer, de moment en moment, sur telle question, avec tel interlocuteur, dans telle perspective. Cette nouvelle édition permet de le voir pleinement, mettant en lumière un Spinoza mobile, vivant, ému ou émouvant, ne sachant parfois que répondre mais transformant bientôt, comme il se doit chez les philosophes, cet embarras en stimulant pour la réflexion.Cet ensemble de lettres est fort connu et mille fois édité. Pourtant, personne n’en avait entrepris, depuis plus de quatre-vingts ans, une nouvelle traduction française avec les notes historiques et critiques indispensables à un vrai travail de lecture. Avec cette édition excellente, assortie notamment de notices détaillées sur les correspondants, Maxime Rovère facilite un accès à Spinoza par une voie moins escarpée et moins aride que L’Ethique. Il rappelle également, à juste titre, combien ces lettres appartiennent à un genre disparu : certaines sont des essais, d’autres des recensions ou encore des chroniques. Ainsi, par exemple, la lettre à Oldenburg du 20 novembre 1665, partant de la cohésion des parties de la nature avec le tout, imagine le point de vue d’un ver qui vivrait dans le sang, commente le polissage à main levée des lentilles optiques et s’achève sur la vaine rumeur d’une paix des Hollandais avec l’Angleterre.La question clé est toujours de savoir comment ajuster les exigences de la raison et la singularité des situations. C’est ce mouvement constant qui fait de Spinoza un philosophe différent des architectes de système.Dans un livre important qu’il vient également de publier [1], Maxime Rovère montre comment L’Ethique n’est pas un pur édifice théorique, mais un dispositif destiné à rendre possible la transformation du lecteur. Ainsi, dans ses lettres comme dans ses oeuvres, la pensée de Spinoza serait d’abord pratique. Elle n’aurait qu’un but : faire exister plus intensément.

[1Exister : méthodes de Spinoza. Editions du CNRS, 386 p., 25 €.