EV - Proposition 41 - scolie
La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à l’appétit sensuel et qu’ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La Moralité donc et la Religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la Force d’Âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c’est-à-dire de la Moralité et de la Religion, et ce n’est pas seulement cet Espoir, c’est aussi et principalement la Crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n’avaient pas cet Espoir et cette Crainte, s’ils croyaient au contraire que les Âmes périssent avec le Corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la Moralité, n’ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir son Corps de bons aliments dans l’éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères ; ou parce qu’on croit que l’Âme n’est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans Raison ; absurdités telles qu’elles méritent à peine d’être relevées. [*]
Communis vulgi persuasio alia videtur esse. Nam plerique videntur credere se eatenus liberos esse quatenus libidini parere licet et eatenus de suo jure cedere quatenus ex legis divinæ præscripto vivere tenentur. Pietatem igitur et religionem et absolute omnia quæ ad animi fortitudinem referuntur, onera esse credunt quæ post mortem deponere et pretium servitutis nempe pietatis et religionis accipere sperant nec hac spe sola sed etiam et præcipue metu ne diris scilicet suppliciis post mortem puniantur, inducuntur ut ex legis divinæ præscripto quantum eorum fert tenuitas et impotens animus, vivant et nisi hæc spes et metus hominibus inessent, at contra si crederent mentes cum corpore interire nec restare miseris pietatis onere confectis vivere longius, ad ingenium redirent et ex libidine omnia moderari et fortunæ potius quam sibi parere vellent. Quæ mihi non minus absurda videntur quam si quis propterea quod non credit se posse bonis alimentis corpus in æternum nutrire, venenis potius et lethiferis se exsaturare vellet vel quia videt mentem non esse æternam seu immortalem, ideo amens mavult esse et sine ratione vivere : quæ adeo absurda sunt ut vix recenseri mereantur.
[*] (Saisset :) Nous nous écartons ici, à ce qu’il semble, de la croyance vulgaire. Car la plupart des hommes pensent qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir à leurs passions, et qu’ils cèdent sur leur droit tout ce qu’ils accordent aux commandements de la loi divine. La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’âme sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n’est pas cette seule espérance qui les conduit ; la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les détermine à vivre, autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comportent, selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s’ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu’à eux-mêmes. Croyance absurde, à mon avis, autant que celle d’un homme qui s’emplirait le corps de poisons et d’aliments mortels, par cette belle raison qu’il n’espère pas jouir toute l’éternité d’une bonne nourriture, ou qui, voyant que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, renoncerait à la raison et désirerait devenir fou ; toutes choses tellement énormes qu’elles méritent à peine qu’on s’en occupe.