"Établissement du texte du Tractatus theologico politicus de Spinoza, suivi de quatre interprétations", par Fokke Akkerman

Sans exagérer on peut dire que l’étude de la genèse et de la transmission des textes de Spinoza a pris un retard considérable sur l’interprétation historique et systématique de son oeuvre. Jusqu’à 1986 il n’existait même pas une édition critique de niveau vraiment scientifique pour un seul de ses écrits [1]. Une édition critique doit être basée sur de solides études de toutes les sources disponibles et sur un choix bien réfléchi d’un texte de base. Elle doit présenter un texte clair et bien compréhensible, et elle doit indiquer toutes les variantes pertinentes qui se trouvent dans toutes les sources non choisies et toutes les corrections sensées du texte qui ont été proposées par les érudits modernes. Pour parvenir à un texte distinct et simple à lire, il faut appliquer une typographie moderne et une ponctuation prudente. Il est nécessaire de placer les variantes au bas de la page même où le texte se trouve et, en outre, de les indiquer de manière sommaire, complète en tant que pertinente, dans un apparat critique. En dernier lieu, il est souhaitable d’ajouter une annotation concise de parallèles, de citations, de références, de petites explications lexicales ou grammaticales. Elle doit aussi être placée de préférence aux pages mêmes du texte auquel elle se rapporte. Du reste, l’édition doit contenir quelques index utiles et une bibliographie, et, naturellement, une introduction, dans laquelle l’éditeur justifie ses choix et décisions. Comme modèle d’une bonne édition moderne d’un auteur néo-latin on pourrait citer quelques tomes des Opera omnia d’Erasme, qui viennent de paraître ces dernières années. Je suis convaincu que si nous avions de pareilles éditions pour Spinoza, les recherches scientifiques changeraient considérablement. Eh bien, pour le TTP une telle édition n’existe pas et ce fait seul met de grands obstacles à toute oeuvre de traduction ou d’interprétation.

Pendant la brève période dont je disposais pour préparer cette conférence, je n’ai pas pu faire beaucoup, mais cependant, j’ai tiré d’un travail un peu hétérogène des conclusions peut-être intéressantes. J’ai relu et évalué toutes les annotations de critique textuelle des cinq derniers chapitres du TTP dans quelques éditions modernes du texte latin. Tout d’abord celles de la rubrique Textgestaltung' à la fin du tome III de l'édition du TTP, publiée par Carl Gebhardt en 1925[[Carl Gebhardt, Spinoza Opera, Heidelberg 1925,1972, vol. III, 380-382.]]. Ce sont au total pas plus de 27 annotations qui occupent à peine plus de deux pages, tandis que le texte même de Spinoza des chapitres XVI-XX comprend 59 pages. A première vue on pourrait conclure, que le texte du TTP ne pose pas beaucoup ou guère de problèmes. Et certainement, on n’a pas longtemps à chercher un texte qui doive servir de base pour une édition : c’est la première édition imprimée de 1669/70 (Gebhardt I, Bamberger TI) [2]. Selon l’avis commun toutes les éditions du XVII’ siècle qui succèdent à la première, ont été dérivées de celle-ci sans que l’auteur lui-même s’en soit encore occupé [3] ; alors la leçon de I-III n’est pas tout à fait impossible. Dans un autre cas Gebhardt adopte également une conjecture de Bruder : 204.25 agnoscor au lieu de la leçon des éditions du XVIIe siècle cognoscor, tout en reconnaissant que la faute pourrait être attribuée à Spinoza lui-même. Dans ce cas est-il permis de corriger ?

G. En général on doit agir avec précaution en adoptant telle ou telle conjecture proposée. J’en cite deux qui sont bien attirantes, mais que j’hésiterais à adopter l’une et l’autre ; 217.10 Van Vloten et Land ont corrigé audet en audebat, et Gebhardt a adopté cette conjecture ; mais en considérant, avec Bruder, la phrase Nemo ... audet comme parenthèse, on peut bien retenir la leçon des anciennes éditions. Plus difficile à décider est 245.15-16 Nemo sane ex eadem [sc. nece honestorum] exemplum capere potest, nisi ad imitandum, vel saltem ad adulandum. Ici Van Vloten-Land, Gebhardt et Wernham retiennent la leçon des éditions. Néanmoins, on a essayé des conjectures diverses au lieu de adulandum : admirandum (Kirchmann), aemulandum (Bernays), laudandum (Wernham). Cette dernière paraît très séduisante : le compositeur aurait embrouillé la suite des quatre premières lettres du mot. Dans le contexte du raisonnement ad adulandum suggère un bon sens : la terreur politique crée des héros (ad imitandum) ou des flatteurs (ad adulandum).

Regardons maintenant un moment l’édition de A.G. Wernham. Les cinq chapitres que j’examine (XVI-XX) sont en totalité dans ce livre, qui du reste ne comporte que les parties du TTP considérées comme formant la doctrine politique de Spinoza. A la page droite se trouve une traduction en anglais, à gauche nous avons le texte latin. En bas on peut consulter deux catégories de notes : à droite, en dessous de la traduction, des notes explicatives, et à gauche les notes critiques portant sur la transmission du texte. J’approuve fort cette séparation des notes, seulement j’ai mes réserves en voyant que les notes explicatives renvoient à la traduction. A mon avis toutes les notes doivent toujours renvoyer au texte même de l’auteur, texte qu’on veut justifier ou commenter. Une traduction est en elle-même une explication et interprétation. Wernham s’est donné beaucoup de peine pour présenter un texte correct. Il a consulté toutes les sources dans les éditions anciennes et aussi dans les modernes antérieures à la sienne, ce qui a pour effet qu’il peut donner un beaucoup plus grand nombre d’annotations critiques que Gebhardt : 73 contre 37. Cependant, le livre de Wernham laisse à désirer. Wernham indique même les coquilles sans aucune importance, qu’on rencontre ça et là dans les éditions antérieures ; il reprend presque toutes les solutions fausses de Gebhardt ; plus d’une fois il adopte un texte corrigé par un éditeur antérieur sans indiquer l’auteur de la correction. D’autre part, il a plusieurs corrections de lui-même, et, en général, il a lu les sources à fond et d’une manière très scrupuleuse ; il a donné ses annotations en termes concis. Bien que son édition ne présente pas un texte et un apparat critique absolument idéal du point de vue technique, elle offre beaucoup plus de matières que celle de Gebhardt, et elle marque donc un grand pas en avant.

Où en sommes-nous pour l’établissement du texte et la rédaction d’un apparat critique du TTP ? L’histoire des tirages du XVIIe siècle est très compliquée, mais, heureusement, elle a été sérieusement étudiée et éclaircie par Land [4] ; au XIXe siècle on s’est arrêté de mettre des accents dans les éditions de texte. Il vaut donc mieux qu’on les omette également dans une édition moderne de Spinoza. Sinon, on devrait concevoir soi-même un système conséquent d’accentuation. Les signes diacritiques dans les éditions de XVIIe siècle n’offrent pas d’aide véritable pour la lecture du latin. Une bonne ponctuation moderne est bien de la première importance. Par expérience je sais comme il est difficile, même pour les étudiants avancés dans les langues classiques, de lire un texte latin du XVI’ ou XVIIe siècle avec la ponctuation originale. Il faut aider le lecteur à lire le texte latin et ne pas le gêner par une ponctuation désuète. Dans toutes les grandes éditions scientifiques des textes latins de l’époque moderne : celle des Opera omnia d’Erasme, de Thomas More, de Hugo Grotius, des lettres de Poggio Bracciolini, et de Juste Lipse, on omet les accents éventuels et on modernise la ponctuation. A mon avis, il n’y a pas de motifs décisifs pour un éditeur de Spinoza de s’écarter de cette pratique. Dans leurs éditions du TTP Gebhardt a trop de signes de ponctuation et Wernham trop peu. Wernham a modernisé radicalement, peut-être en suivant les usages anglais, Gebhardt a fait le contraire : par principe il a suivi les éditions anciennes, mais avec modération, donc en intervenant dans certains cas. Le résultat, chez lui, est une ponctuation mixte, qui plus d’une fois embarrasse la compréhension. Selon la méthode que Steenbakkers et moi avons développée pour l’Éthique, il faut moderniser la ponctuation d’une manière bien réfléchie et conséquente, c’est-à-dire selon des règles fixes, basées sur le style et la grammaire de l’auteur. Il va sans dire, que l’invention et l’application conséquente de ces règles exigent une attention concentrée sur le fond et la forme de chaque phrase. Éditer un texte est inévitablement l’interpréter pour une part.

Il importe aussi qu’on fasse une bonne division en alinéas. Comme l’éditeur doit bien comprendre le texte en détail pour pouvoir y ajouter une ponctuation soignée, il doit bien pénétrer dans la macrostructure du discours pour pouvoir faire une division en alinéas. De même que la plupart des auteurs de la Renaissance et du Baroque, Spinoza a très soigneusement construit ses textes ; probablement il avait dressé d’avance un plan de la succession des sujets à traiter et il en avait déterminé l’étendue. Il doit avoir travaillé tout comme les architectes ou les peintres, qui font d’abord une esquisse ou un dessin. On peut le constater précisément par exemple dans le chapitre XVI du TTP. Ce chapitre traite de trois catégories de ius : le ius naturale, le ius civile et le ius sacrum ou divinum. Mais entre le traitement du premier et du second l’auteur a mis deux parties qui traitent de la fondation de l’état civil et du régime qui règnera dans l’état idéal. Ces deux insertions s’expliquent facilement : d’abord il fallait répondre à la question : comment doit-on se figurer la transition du ius naturale au ius civile, et puis : comment faut-il s’imaginer le ius organisé dans le meilleur état ? C’est ainsi que le chapitre XVI a été construit en cinq parties :

I. le droit de l’individu dans le status naturalis : G. 189.12-191.10 ;
Il. la transition de l’état naturel à l’état civil : G. 191.11-193.18 ;
III. l’organisation du droit dans l’état civil : G. 193.19-195.34 ;
IV. le droit de l’individu dans l’état civil : G. 195.35-198.3 ;
V. le droit concernant le culte extérieur, le ius divinum : G. 198.4-200.26.

L’auteur a certainement sélectionné d’avance ces cinq sujets comme topoi' nécessaires à son argumentation, il a esquissé la construction du chapitre et il s'est proposé de traiter les cinq sujets en parties approximativement de même étendue. Aussi s'en est-il tenu à ce plan. Les cinq parties varient en longueur de 67 lignes au minimum à 91 lignes au maximum dans le texte de Gebhardt. L'éditeur doit découvrir cette construction et en tenir compte quand il arrange le texte en alinéas. D'autre part, il ne faut pas imposer des structures, véritables ou supposées, au texte par des moyens aussi rigoureux que des lignes blanches ou des astérisques. On peut discerner encore de plus grandes structures: les chapitres XVI à XX forment éventuellement une {politica }en cinq parties, dont le chapitre XVI constitue un {exordium }théorique et rationnel, quoique présenté d'une manière rhétorique[[V. F. Akkerman, Le caractère rhétorique du Traité Théologico-Politique. In: Spinoza entre Lumières et Romantisme. Les Cahiers de Fontenay 1985, 381-389, v. 383-384.]], les chapitres XVII, XVIII et XIX une {argumentatio }en trois parties, à base de situations et développements historiques, et le chapitre XX une {conclusio, }dans laquelle est montré que la thèse principale du livre a été prouvée. Cette structure, bien sûr, ne peut plus être indiquée par des moyens typographiques, mais, à mon avis, c'est bien une des tàches de l'éditeur de la signaler au lecteur. Je voudrais conclure ce bref examen de l'état des recherches textuelles du TTP par quatre {miscellanea, }qui se sont présentées pendant la préparation de cette conférence et au cours du colloque même.<br /> I. Par rapport au bilinguisme de Spinoza et du cercle de ses amis, on a cité souvent un passage du journal de voyage du savant allemand Gottlieb Stolle et de son compagnon Hallmann. En fait, l'auteur du passage cité était Hallmann seul, pas Stolle; cela ressort des textes publiés par Freudenthal. Mignini l'a rappelé récemment avec insistance. Dans ces phrases Hallmann notait que Jan Rieuwertsz, fils de l'éditeur de Spinoza, lui avait montré un manuscrit du livre que nous connaissons maintenant, selon toute vraisemblance, sous le titre de {Korte Verhandeling... }etc:Nach diesem brachte Er ein ander Mscriptum hervor, so gleichfalls sein Vater aber von Spinoza eigener Hand abgeschrieben ; dieses war die Ethic und zwar Niederländisch, wie sie Spinoza anfangs verferttiget [5].’ On a toujours interprété ce texte en ce sens que Spinoza, selon Hallmann, aurait écrit sa KV à l’origine en néerlandais. Dans un article de 1967 Rudolf Boehm a même essayé de prouver que cette affirmation est vraie [6] Mais n’est-ce pas légitime de poser la question, de qui ou d’où Stolle avait acquis cette information ? Dans ces quelques lignes il n’y a rien de plus par rapport aux communications de Hallmann. Ce sont essentiellement les mêmes choses, mais moins complètes et moins précises. N’est-il pas tout à fait logique, qu’il les eût prises de la même source où nous les lisons toujours, c’est-à-dire du journal de voyage de Hallmann ? Les notes de Hallmann que nous lisons chez Freudenthal (donc les passages pris du ms. W) font voir que Hallmann a rendu quelques visites à Rieuwertsz sans être accompagné par Stolle ou d’autres voyageurs. Ainsi il était le seul présent à l’entretien avec Rieuwertsz, lorsque celui-ci montrait le manuscrit de la KV, car, un peu plus loin, il écrit : Sonst wies er mir noch das Msscptum ... ', tandis qu'ailleurs on lit plusieurs fois, autant en U qu'en W:wir’ et uns'. En fait, on peut établir exactement à l'aide de ces indications des pronoms, quelles visites ont été rendues par Hallmann seul et lesquelles en compagnie d'autres voyageurs. Ainsi on lit dans un autre passage du ms. W: 'Der mehr erwehnte Rieuwertsz erzehlte mir, als ich ihn wieder Besuchte... [[V. Freudenthal, 227, ligne 38; 231, lignes 6-7.]]' C'est à cause de Freudenthal que ces choses sont si difficiles à rattraper. Il a mis en avant le Dr Gottlieb Stolle, professeur à Jena, comme celui qui avait fourni les informations les plus importantes, et mis au second plan l'inconnu Hallmann. Et puis, d'une façon inadmissible, il a donné les deux sources entremêlées, traitant l'une comme seulement auxiliaire de l'autre[[V. Freudenthal, 301; le seul critère que Freudenthal avance pour décider que le ms. U est à préférer au ms. W, est que U estsorgsamer geschrieben’. Les rapports exacts entre U et W ne sont plus à établir sur la base des informations de Freudenthal.]]. Il aurait dû les citer toutes les deux in extenso, l’une à côté de l’autre. Si les manuscrits en question existent encore, il faudrait un jour reprendre les recherches dans ces textes.

II. En choisissant à la fin de ma conférence les mots situations et développements historiques' j'ai essayé de traduire une expressioncurieuseque l'on trouve deux fois dans les chapitres XVII et XVIII du TTP: {Hebraeorum historias, & successus (G. }203.8-9) et {Hebraeorum successus, & historias (G. }222.12-13). Plusieurs traducteurs traitent cette expression en hendiadys:die Geschichte der Hebräer in ihrem Verlaufe’ (Gebhardt, une fois) ; les étapes successives de l'histoire des Hébreux' (éd. Pléiade, une fois); 'the course of Jewish history' (Wernham, deux fois). Autant que je sache, Spinoza est le premier à chercher un terme en latin pourdéveloppement historique’. Il n’existe pas un mot latin pour développement'; pour exprimer ce concept on devrait se débrouiller à l'aide de périphrases avec {gradus ou successus ou progressus. }Le mot {historia, }dans la littérature humaniste, constitue tout d'abord une narration ou un exposé ou une analyse d'un tout, dans laquelle les éléments existent côte à côte. On en trouve une discussion très claire dans un discours de Marc-Antoine Muret de 1578[[Marc. Ant. Muretus, Orationes et epistolae, ed. J.E. Kappius e.a., Hannovre 1825-1826, v. Orationes, 11, 408-415. Pour historia dans les textes de Spinoza, v. G.1, 246.30-32; 111.92.5-13; 95.7; 98.22; 117.30; IV.189.7. Cf. la note de Ch. Appuhn, Spinoza Œuvres, 1965, vol. 2, 364.]], qui donne deux définitions du concept, l'une plus large que l'autre:Historias nomen... non tantum rerum gestarum, sed quarumlibet rerum narrationem expositionemque significat.’ Dans ce sens le terme peut figurer dans les titres de quelques livres d’Aristote, de Théophraste et de Pline. L’autre définition se rapporte à l’histoire proprement dite : Historia est rerum publice gestarum diffusa et continuata narratio.' III. A la suite du colloque un débat public a eu lieu entre les professeurs Etienne Balibar et Paolo Cristofolini. Pendant ce débat s'éleva une discussion sur l'authenticité d'un passage du {Traité Politique, }ch. I, par. 4 (= G.III, 274.23-26):Cùm igitur animum ad Politicam applicuerim, nihil quod novum, vel inauditum est, sed tantum ea, quae cum praxi optimè conveniunt, certâ, & indubitatâ ratione demonstrare, aut ex ipsâ humanae nature conditione deducere, intendi.’ C’est ce qu’on lit dans l’édition posthume de ce Traité dans les Opera posthuma de 1677, mais simultanément fut publiée la traduction néerlandaise dans De nagelate schriften où on trouve pour le mot aut : en, comme si le traducteur aurait lu et. Comme le traducteur peut bien avoir traduit d’après le manuscrit de Spinoza, lui et l’éditeur du texte latin sont probablement deux témoins indépendants de l’autographe disparu. Si l’on peut en conclure que les deux sources du texte sont d’égale valeur pour décider de l’authenticité, il faut avoir d’autres arguments pour placer aut ou et dans le texte. M. Cristofolini choisit aut en renvoyant à la fin du chapitre, où on lit (par. 7) : ... ideo imperii causas, & fundamenta naturalia non ex rationis documentis petenda, sed ex hominum communi naurâ, seu conditione deducenda sunt ... '. Il y a donc dans la pensée et dans le texte de Spinoza une différence nette, voire une opposition, entre une théorie politique déduite de la {ratio }et une autre déduite de la nature humaine. Cette opposition a effrayé, paraît-il, la plupart des traducteurs, car le plus souvent ils ont traduit dans le passage cité du par. 4 les mots ... {ex ipsâ humance nature conditione deducere ... }comme une espèce d'explication de {certâ, & indubitabatâ ratione demonstrare ... }Mais je crois que le renvoi au par. 7 de M. Cristofolini règle le problème. On peut y ajouter deux remarques de nature philologique: 1. La traduction de Glazemaker n'est pas, a priori, de valeur égale au texte latin du point de vue de l'authenticité. La priorité revient au dernier. Dans ce cas particulier il faut admettre que Glazemaker est très négligent avec de petits mots, comme conjonctions, pronoms, etc. Il n'hésite pas à traduire {sive }par {en (et); et }par {maar }(mais) ou par {of (ou) ; -que }par of; {vel }par {en; nec }par {of niet }(ou pas) etc.[[Cf. F. Akkerman, Studies in the Posthumous Works of Spinoza, Groningen 1980, 143.]] Je suppose qu'à cet endroit, Glazemaker a pensé, comme presque tous les traducteurs modernes, quedéduire de la nature humaine’ est une sorte d’explication.

2. Les traducteurs modernes ont tendance à forcer le sens du verbe demonstrare, qu’ils traduisent trop exclusivement par démontrer' ouprouver’. Le sens ici est exposer' ouexpliquer’ ou montrer'; {demonstrare }est souvent synonyme de {ostendere }et {explicare. }On peut comparer dans un contexte semblable de celui du TP I, par. 4: VI, par. 8 (= G. 299.27); VII, par. 1 (= G. 307.15); VII, par. 26 (G. 319.15); dans ces trois cas il s'agit d'exposer les {fundamenta Imperii Monarchici; }l'auteur emploie sans aucune distinction les trois verbes {ostendere, explicare }et {demonstrare.<br /> }IV. Dans l'introduction de son livre capital sur la {Korte Verhandeling }Mignini a attaché une grande importance à la fin de {Epistola }6 de Spinoza, notamment au passage suivant:quod autem ad novam tuam quaestionem attinet. quomodo scil. res coeperint esse, et quo nexu a prima causa dependeant : de hac re et etiam de emendatione intellectus integrum opusculum composui, in cuius descriptione, et emendatione occupatus sum.’ L’ample interprétation que Mignini donne de ce passage ne m’a pas convaincu [7]. Elle revient à la thèse que Spinoza, au moment qu’il écrivait cette lettre, avait déjà achevé un livre complet et homogène dont nous possédons une traduction en néerlandais, la Korte Verhandeling, et puis, que les mots... et etiam de emendatione intellectus ... n’ont rien à voir avec le traité que nous connaissons sous le titre Tractatus de intellectus emendatione [8], mais il ne prouve pas son point de vue. Spinoza, en tout cas, n’appelle nulle part cette partie de son oeuvre de cette manière. Au contraire, il ressort des paragraphes 14 à 18 du TIE (G.II, 8-10), autant que de la Préface de l’Ethique V (G.II, 277) [9]. Mais ce serait plus sûr d’admettre que Spinoza n’avait pas encore un plan présent à l’esprit sur la façon dont il voudrait intégrer ces matières dans un seul opuscule ou comment il pourrait les distribuer sur deux.

[1Il va sans dire que l’œuvre de Carl Gebhardt a été d’une valeur inestimable pour l’étude des textes de Spinoza. En 1986 la parution de Spinoza, Korte Verhandeling. Breve Trattato par Filippo Mignini, L’Aquila 1986, a inauguré une nouvelle ère dans les études spinoziennes.

[2Gebhardt, vol. III, 363-364 ; Fritz Bamberger, ’The Early Editions of Spinoza’s Tractatus Theologico-Politicus. A Bibliohistorical Reexamimation’. In : Studies in Bibliography and Booklore V (1961) 9-33, v. 27.

[3Quelque réserve est observée par J. Kingma/A.K. Offenberg, Bibliography of Spinoza's Works up to 1800'.In: Studia Rosenthaliana, XI, 1 (1977) 1-32, v. 6.]]. (Je passe sur les {Adnotationes qui }ont une tradition spéciale.) Il n'y a pas de manuscrits. Les traductions de l'époque ont été faites à partir des éditions imprimées, et n'ont donc pas de valeur autonome pour l'établissement du texte. Autre fait important: la première édition doit avoir été faite par l'auteur lui-même ou du moins sous sa surveillance, et nous savons de quels soins scrupuleux Spinoza fit preuve en rédigeant ses textes. Tout considéré, deux pages de critique textuelle sur 59 pages de texte paraîtraient beaucoup. Et en effet, on peut rassembler la valeur informative réelle des remarques critiques de Gebhardt sur moins d'une demi-page. Qu'il y a-t-il de trop dans ses observations? Quel en est le défaut? Qu'est-ce qui peut être expliqué d'une façon plus concise? Un certain nombre de cas peuvent illustrer les objections contre la manière de rédiger l'apparat critique dans l'édition du TTP de Gebhardt. A. Des remarques sur le langage de Spinoza, qui n'affectent pas l'établissement du texte, ne sont pas à leur place dans un apparat critique. Il faut les insérer dans les notes explicatives, ou plutôt, il faut incorporer une notice sur le langage de Spinoza dans l'introduction et s'y référer si l'occasion se présente. Ainsi le type de phrase, où le pronom relatif n'est pas répété, même si le cas change, n'a pas de pertinence pour l'établissement du texte: Gebh. 200.7-9 ... {excepto eo, cui Deus certa revelatione singulare contra Tyrannum promiserit auxilium, vel nominatim exceptum voluit; }dans saTextgestaltung’ Gebhardt renvoie à deux autres passages, où le même phénomène se présente, notamment à 175.15 et 205.32. Mais il y en a aussi des exemples dans les textes classiques[[V. Leumann-Hofmann-Szantyr, Lateinische Grammatik. Zweiter Band, Syntax und Stilistik, München 1965, 1972, p. 565 (par. 305, b).]]. Une autre note de nature grammaticale est placée par Gebhardt à propos de 243.35 sq. {impotentes animi}, où il se demande si l'on ne devait remplacer {animi} par {animo}; mais le génitif est aussi classique que l'ablatif[[Ernout-Thomas, Syntaxe Latine, Paris 1951, 21953, pp. 56 et 96 (par. 69 et 117b).]]; le renvoi de Gebhardt à 298.7 ... {nemo tain potenti, tamque integro} {animo fuit... }est déplacé, car l'ablatif dans cette phrase est d'une autre catégorie. B. A mon avis il ne faut pas surcharger l'apparat critique de simples fautes d'impression qui figurent dans les éditions modernes, comme Gebhardt les signale à 223.27 {(habeant Vl.-L.); }235.19 {(nec de pace }om. Vl.-L.); 244.21 {(quot }Marchand). C. Gebhardt n'a pas de système de {sigla, }ce qui provoque une certaine prolixité dans saTextgestaltung’, par exemple à 197.21, où il s’agit de la fausse leçon acceptum au lieu d’arreptum ; Gebhardt écrit : Die Ed. pr. und der zweite Druck haben richtig arreptum, der dritte und vierte Druck statt dessen acceptum und diese falsche Lesart haben alle Ausgaben, auch Vloten-Land'. Plus simple serait: arreptum I, II : acceptum III, IV, {edd. }On constate la même prolixité dans les annotations à 207.18; 213.8; 213.20; 218.35; 244.33. D. Il faut s'imposer également des restrictions pour ce qui est de l'histoire de certaines fautes dans les éditions successives. Gebhardt emploie trop de place en citant les fautes et corrections à 213.20 et 218.35. On ne doit pas non plus estimer toutes les éditions de la même importance. J'ai l'impression que pour le TTP, Bruder a fait un travail considérable en ce qui concerne le texte, de même que Van Vloten et Land, et Gebhardt. En général on devrait se restreindre dans l'apparat critique à ces trois éditions, et bien sûr, aux plus modernes, comme celles de Wernham et de Gawlick[[A.G. Wernham, Benedict de Spinoza. The Political Works, Oxford 1958; Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus. Theologisch-Politischer Traktat. Herausgegeben von Günther Gawlick und Friedrich Niewôhner, Darmstadt 1979.]].<br /> Quant aux autres, comme Paulus, Gfroerer, Ginsberg, on peut les citer quand ils offrent quelque chose d'intéressant.<br /> La conclusion qu'il faut tirer de ces quatre remarques sera donc qu'on doit formuler l'apparat critique d'une manière plus concise, plus sélective et plus claire, et - il va sans dire - qu'on le cite à la page même du texte. Passons maintenant à quelques remarques portant sur le contenu des annotations de Gebhardt et d'autres éditeurs. E. Dans les éditions du XIXe siècle on a souvent corrigé desfautes’ qui proviennent probablement de l’auteur et non pas des éditeurs de son texte. Il faut les signaler, mais pas toujours les corriger. Seulement si elles obscurcissent l’intention de l’auteur, il faut protéger Spinoza contre lui-même. Dans notre siècle les éditeurs n’ont pas su se détacher de cette pratique regrettable. Spinoza écrit en latin, mais ce n’est pas un auteur classique. De temps à autre une phrase est boiteuse ou une construction n’est pas correcte. Il lui arrive d’écrire de manière plus rapide et plus moderne, moins stricte que les auteurs de l’antiquité. Et puis le néo-latin de son temps a développé un usus' qui s'éloigne parfois du latin classique. Comme exemple on peut citer de la première édition (G. 202.21-24): ... {adeoque ille maxime sub alterius imperio est, qui alteri integro animo ad omnia ejus mandata obtemperare deliberat, & consequenter eum maximun tenere imperio, qui in subditorum animos regnat. }Vl.-L. ont voulu corriger {consequenter }en {consequitur, }mais autant que je sache, Spinoza n'emploie jamais {consequitur }au sens impersonnelil suit’. La conjecture de Vl.-L. a été adoptée par tous les éditeurs postérieurs. Autres corrections que je voudrais déconseiller : 193.9-15 (anacoluthe) ; 213.11 (Macedonas, accusatif de désinence grecque ; forme normale chez Quinte Curce) ; 223.11 animadverteretur (sens impersonnel) ; 230.26 (suplicio, orthographe spinozienne, v. Gebh. ad 48.21) ; 238.33 (non inséré dans le texte par Gebhardt) ; 242.18 reverto (la forme active est possible, même en latin classique).

F. Les citations dans le texte constituent un cas particulier du phénomène que je viens de traiter ; dans les chapitres XVI-XX du TTP il s’agit surtout de citations extraites de l’ œuvre de Quinte Curce et de Tacite. En cas de divergence entre une citation chez Spinoza et le texte d’un auteur classique, il va sans dire qu’on doit d’abord remonter aux éditions de l’auteur dont Spinoza pourrait avoir disposé, et puis, on ne peut pas exclure la possibilité que Spinoza fasse une citation incorrecte, négligente, ou qu’il cite plus au moins par cœur. Gebhardt insère sans hésiter ce qu’il qualifie ’der richtige Curtius-Text’ dans le livre de Spinoza. Un exemple : 205.2 Majestatis enim salutis esse tutelam I, II, III : Majestatem enim salutis esse tutelam IV, edd. ; Majestatem enim imperii salutis esse tutelam Bruder, Gebhardt. Cette leçon-ci est celle des éditions de Quinte Curce du XVIIe siècle, que j’ai pu consulter. Vl.-L. retiennent le texte de I-III, et citent le texte de Curce dans une note. C’est peut-être le plus prudent. Majestas pourrait signifier chez Spinoza la personnification du pouvoir d’État[[V. TTP, Gebh. III, 197.15-198.3 ; 228.7 ; TP, Gebh. III, 293.25.

[4J.P.N. Land, Over vier drukken met het jaartal 1670 van Spinoza's Tractatus Theologico-Politicus'. In: Verslagen en Mededeelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen, Afdeeling Letterkunde, Tweede Reeks, Elfde Deel, Amsterdam, 1882, 148-158.]], Gebhardt, Bamberger et par Kingma et Offenberg. Mais nous ne possédons pas encore une édition critique qui reflète toute cette histoire d'une manière complète et claire. Gebhardt, qui était au courant de la transmission du texte et la prenait au sérieux, ne fut pas à même de la reproduire d'une manière satisfaisante. Ce qui lui manque notamment, est un système simple de {sigla, }pour renvoyer à l'ensemble des anciennes éditions, ou à chaque édition en particulier. Puis il faudrait aussi un compte-rendu des traductions du XVIIe siècle, en tout cas des traductions néerlandaises. Bien qu'elles aient été composées d'après les textes imprimés, elle sont pourtant des témoins contemporains du texte, et en tant que tels une interprétation toute première. Pour cette raison donc elles ne sont pas sans intérêt. L' oeuvre de Mignini sur la KV nous a fait comprendre une fois de plus, que l'œuvre de Spinoza s'est produite dans une situation bilingue. Chaque oeuvre a été traduite presque immédiatement en néerlandais. Pour les années à venir, l'étude sérieuse et profonde des traductions continuera à être une tache importante. Quant au TTP nous disposons de trois versions d'une traduction néerlandaise du XVIIe siècle, dont la dépendance mutuelle ou l'indépendance n'a pas encore suffisamment été établie. Il y a beaucoup de points communs dans ces trois textes, mais aussi de sérieuses différences. Ils se trouvent respectivement dans le manuscrit dans la Bibliothèque Royale à La Haye, celui même dont la {Korte Verhandeling }fait partie, et dans deux éditions imprimées de 1693 et 1694. Sur les rapports entre ces trois versions on trouve des opinions très divergentes et même contradictoires entre eux chez Gebhardt, Mme Thijssen-Schoute, Mignini et, récemment, chez le néerlandiciste Gerrit Jongeneelen[[Koninklijke Bibliotheek Den Haag, ms. 75 G 15; les deux éditions imprimées chez Kingma/Offenberg: nos. 22 et 23; sur les rapports v. Gebhardt, Chronicum Spinozanum, vol. 4 (1926) 271-278; C.L. Thijssen-Schoute, Uit de Republiek der Letteren, 's-Gravenhage 1967, 259-261; Mignini, Breve Trattato, 1986, 16-17; Jongeneelen, 'The rewriter of the Korte Verhandeling', à paraître dans les actes duConvegno Internazionale, L’Aquila 20-23 ottobre 1987’. [ = Dio, l’uomo, la libertà. Studi sul Breve Trattato' di Spinoza, a cura di F. Mignini, L'Aquila-Roma 1990, 483-490. Red.]]]. Il me semble qu'on n'a pas encore dit le dernier mot sur les questions et problèmes que posent ces traductions. L'intérêt de ces études est évident: les traducteurs, lesrewriters’ éventuels, les éditeurs et leurs mandants ont tous appartenu aux cercles d’amis et d’élèves du philosophe ou du moins de gens intéressés à sa philosophie, et plus on connaît ces hommes et leur manière de lire Spinoza, mieux on comprend ses textes.

Ensuite un mot bref sur la ponctuation et les accents. Pour ce qui est de l’orthographe, mieux vaut ne rien changer à l’égard du texte de base, sauf quand on croit que les éditeurs ont fait une faute. Même quand la première édition écrit suplicium et Babilonia, on préférerait le maintenir s’il y a raison de croire que Spinoza lui-même orthographiait les mots de cette manière. Les accents, ou plutôt les signes diacritiques, ne sont pas de Spinoza lui-même. Ils sont plus rares dans l’édition du TTP que dans celle de l’édition des Opera posthuma et il serait intéressant de savoir quelle en est la raison. Un autre rédacteur du texte, ou un autre compositeur ? Pendant des siècles on a connu l’usage d’écrire et d’imprimer les accents dans les textes latins, mais un système véritablement conséquent, accepté également par tout le monde, ne s’est jamais développé. On ne connaît pas l’usage dans l’Antiquité à part quelques propositions faîtes avec hésitation[[V. Quintilien, Inst. or. 1.4.10 ; 1.7.2-3.

[5J. Freudenthal, Die Lebensgeschichte Spinoza’s in Quellenschriften, Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten. Leipzig 1899, 227.

[6Rudolf Boehm, Dieses war die Ethic und zwar Niederländisch, wie sie Spinoza anfangs verferttiget' etc. In: Studia Philosophica Gandensia 5 (1967) 176-206.]]. Aujourd'hui personne n'y croit plus, mais on interprète toujours les mots du journal comme Boehm et ses prédécesseurs le faisaient[[Cf. F. Mignini, Breve Trattato, 1986, 21-23; 71-76.]]. A mon avis ce n'est pas nécessaire. L'allemand du journal n'a pas encore la rigueur de syntaxe de la langue moderne et permet très bien une interprétation comme suit:Ce fut l’Éthique, comme Spinoza l’avait écrite à l’origine - et bien en néerlandais.’ Cela voudrait seulement dire que cette version, que Rieuwertsz et Hallmann avaient sous les yeux et dans les mains, était en néerlandais. On dirait que le problème de l’authenticité de la langue les intéresse beaucoup moins que celui du texte. La suite du passage cité s’accorde parfaitement avec l’interprétation que je voudrais avancer : Diese Ethic war gantz anders eingerichtet, als die gedruckte.' Stolle fut le premier à publier (en 1718 et 1728) l'information selon laquelle Spinoza aurait écrit son Ethique à l'origine en néerlandais, et cette fois sans l'équivoque dont souffrent les mots de Hallmann:Spinoza bat seinen Atheismum in seiner Ethica vorgetragen. Er hatte sie anfangs in Holländischer Sprache nach der gemeinen Méthode aufgesetzt, in welcher sie auch noch in MSto vorhanden. Nachgehends aber hat er sie more geometrico demonstriret, und Lateinisch abgefasst... ’ etc.[[V. Gebhardt, vol. 1, 410 ; Mignini, 1986, 23.

[7Mignini, Breve Trattato, 1986, 17-19 ; 91-99.

[8La formule ne paraît pas seulement dans le titre du Traité, mais aussi dans le texte : G.II, 9.34-35 : ... ad primum, quod ante omnia faciendum est, me accingam, ad emendandum scilicet intellectum ... '.]], }mais se rapportent à la deuxième partie de la KV. A mon avis Mignini, pour soutenir cette thèse, s'est trop détaché du contexte stylistique et psychologique, dans lequel le passage a été écrit et il a forcé les mots à dire quelque chose qu'ils n'admettent pas. Je voudrais faire trois remarques à ce sujet: 1. La question d'Oldenburg entamait un sujet, dont l'ampleur est telle qu'un traitement dans une lettre est hors de toute considération. C'est en face de cette question que Spinoza met en jeu le topos fort répandu dans la littérature épistolaire des humanistes, qui distingue entre les sujets dont on peut traiter dans une lettre, et ceux qui réclameraient un livre entier. Dans ce sens il faut prendre les mots {integrum opusculum, }que Mignini cite à maintes reprises pour prouver que Spinoza a déjà achevé son ouvrage. Le mot {integer }ne signifie pasachevé’ ou terminé', ce qui serait en latin {absolutum, perfectum, confectum, consummatum; integer }désignepas encore atteint, diminué, affaibli’ » (syn. incolumis) ou entier',tout’ (syn. omnis, totus). La phrase integrum opusculum composui n’exprime donc rien sur l’achèvement, seulement sur la longueur de l’ouvrage.

2. Il paraît étrange que les mots ... et etiam de intellectus emendatione ... se rapportent à une partie de la KV, dans laquelle les sujets dont Oldenburg s’était informé, n’étaient pas traités. Il y avait, cependant, d’autres choses qui pouvaient intéresser Oldenburg en sa qualité de (futur) secrétaire de la Royal Society : ce sont les livres en cours de préparation. Spinoza a pris soin d’annoncer chaque oeuvre qu’il écrivait à ses amis, surtout à Oldenburg, bien avant une publication éventuelle. Il paraît donc logique qu’ici, à la fin de la lettre où il parlait de son propre travail, Spinoza ait voulu faire savoir à Oldenburg qu’il était en train de traiter deux sujets différents, l’un de métaphysique, l’autre de logique.

3. Mignini veut qu’on regarde la deuxième partie de la KV comme une emendatio intellectus ou medicina mentis[[Mignini, Breve Trattato, 1986, 92-95.

[9Quomodo autem, & quâ viâ debeat intellectus perfici, & quâ deinde arte Corpus sit curandum, ut possit suo officio rectè fungi, huc non pertinet; hoc enim ad Medicinam, illud autem ad Logicam spectat.' Spinoza, Ethique V, Préf. (G.II, 277.12-16).]], que Spinoza emploie les expressions {mederi, purgare, emendare, perficere }avec comme complément {intellectum }toujours dans le sens limité (fût-il un sens beaucoup plus large au 17e siècle qu'aujourd'hui) de {Logica. }Tout essentielle que soit {l'intellectus emendatio }pour la fin ultime de la philosophie, la {beatitudo }ou la {summa humana perfectio, }les deux ne coïncident pas, du moins pas sur le plan terminologique. Il faut donc conclure du passage cité de {l'Epistola }6, que Spinoza a voulu annoncer à Oldenburg qu'il travaillait à deux sujets. Ce serait meme légitime de traduire la phrase en question comme l'a fait Wolf:... I have written a whole booklet on this subject and also on the Improvement of the Understanding...’[[V. A. Wolf, The Correspondence of Spinoza. London 1966, 98.