"L’évolution de Toni Negri", par Olivier Doubre
Écrit en prison à la fin des Années de plomb, le premier livre du philosophe italien sur Spinoza initiait le concept de « multitude ». Il offre les bases théoriques à deux autres ouvrages récemment parus.
Le 7 avril 1979, Toni Negri, professeur de philosophie politique à l’université de Padoue, est arrêté au cours d’un vaste coup de filet dans toute l’Italie. Perpétrée près d’un an après l’exécution d’Aldo Moro par les Brigades rouges, cette opération policière de grande envergure vise en particulier la mouvance de l’Autonomie ouvrière, dont le philosophe est proche. Surtout, l’État italien élargit considérablement la répression du movimento, la contestation initiée autour de 1968, dont une part non négligeable a progressivement dérivé vers la « lutte armée ». Pour la première fois, les interpellations du 7 avril 1979 visent donc des intellectuels, avocats ou journalistes, accusés de proximité idéologique avec les groupes partisans de la violence politique. Or, l’incarcération de Toni Negri, qui durera plus de trois ans, intervient alors que sa pensée connaît un tournant. C’est en prison qu’il écrit son premier ouvrage sur Spinoza, l’Anomalie sauvage, que Gilles Deleuze, dans sa préface, qualifie d’emblée de « grand livre » et qui reparaît aujourd’hui chez Amsterdam. Avec la fin des années 1970 et l’échec du projet d’autonomie ouvrière, le philosophe est à la recherche de nouvelles perspectives théoriques qui lui permettent de sortir de ce moment de défaite politique et d’écrasement de la contestation. Or, c’est chez Spinoza qu’il trouve une issue à l’impasse de la dialectique et du matérialisme historique, qui n’ont cessé de réduire l’horizon de pensée du movimento. Premier apport majeur de cet effort de dépassement théorique, le concept de « multitude », présent chez Spinoza (« multitudo »), apparaît d’emblée central à Toni Negri en tant que « qualité nouvelle du sujet [qui] s’ouvre au sens de la multiplicité des sujets et à la puissance constructive qui émane de leur dignité ». Mais, au préalable, le philosophe commence par replacer Spinoza dans cette République hollandaise du XVIIe siècle, seul État européen qui connaît le passage direct de « l’accumulation primitive à la phase du marché » en ayant « sauté celle du mercantilisme ». La Hollande, en lien avec cette « première grande expérience de l’essor capitaliste et de l’esprit bourgeois », est en effet l’un des rares pays où l’absolutisme ne parvient pas à s’imposer et où demeure « encore la fraîcheur de l’humanisme » de la Renaissance. Autre apport central, Toni Negri propose une lecture matérialiste de l’auteur de l’Éthique. Insistant sur l’importance de l’athéisme chez Spinoza « comme refus de toute présupposition d’un ordre antérieur à l’agir humain et à la constitution de l’être », Negri voit là le fondement d’un premier matérialisme qui pose le « problème de la démocratie », lié intrinsèquement au « problème de la production ». Dans la conception spinoziste du politique, la démocratie est ainsi « une politique de la « multitude » organisée dans la production ». Quant à l’être spinoziste, « mûr pour la liberté », il est doté d’une « puissance » libératrice et animé d’un véritable « besoin » d’émancipation. Toutefois, celle-ci ne saurait être une « transition » vers un futur certain « parce qu’elle est enracinée au présent ». C’est pourquoi, selon Toni Negri, cette pensée échappe à « cette espèce de monstre qu’est le matérialisme dialectique ». Enfin, Spinoza, lorsqu’il affronte les questions politiques, se refuse à la « mystification » d’une conception juridique de l’État, chère à Descartes, à Rousseau puis à Hegel. Aussi, Toni Negri oppose-t-il à cette « lignée » philosophique, « transcendentale ou transcendentaliste » (séparant société et État par l’utilisation de solutions juridiques), la lignée « immanentiste » qui, de Machiavel puis Spinoza, rejoint enfin Marx. Gilles Deleuze salue là avec enthousiasme, dans sa préface, cette « évolution de Spinoza » opérée par Negri qui, au lieu de l’« utopie progressiste » si souvent admise pour décrire la pensée spinoziste, veut au contraire y lire un premier « matérialisme révolutionnaire ». À partir de l’Anomalie sauvage, Toni Negri va désormais s’attacher à décrypter les signes de la fin de l’organisation fordiste et du passage en cours vers une société « post-moderne ». Or, l’importance de ce premier livre sur Spinoza apparaît particulièrement à la lecture de deux autres ouvrages de Toni Negri qui paraissent également ces jours-ci. Fabrique de porcelaine rassemble dix leçons passionnantes où le philosophe reprend les principaux concepts qu’il utilise aujourd’hui, de « biopouvoir » à « multitude », d’« Empire » à « résistance » ou « pouvoir constituant ». Or, c’est ce vocabulaire, lui permettant d’ébaucher les grandes lignes d’une « nouvelle grammaire du politique », qu’il utilise ensuite, dans GlobAL, pour analyser concrètement les nouveaux mouvements « populaires et indigènes » actuellement en lutte en Amérique latine. Un bel exercice de philosophie du réel à découvrir.
L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Antonio Negri, traduit de l’italien par François Matheron, préfaces de Gilles Deleuze, Alexandre Matheron et Pierre Macherey, Amsterdam, « Caute ! », 350 p.
Fabrique de porcelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique, Antonio Negri, traduit de l’italien par Judith Revel, Stock, « L’Autre Pensée », 240 p.
GlobAL. Luttes et biopouvoir à l’heure de la mondialisation : le cas exemplaire de l’Amérique latine, Antonio Negri et Giuseppe Cocco, traduit de l’italien par Jeanne Revel, Amsterdam, 224 p.
À lire aussi : Goodbye mister socialism, Antonio Negri, Entretiens avec Raf Valvola Scelsi, traduit de l’italien par Paola Bertilotti, Seuil, 318 p.
Politis, n°873, 10 mai 2007
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