"La question de l’origine chez Spinoza", par Charles Ramond

Au cours de l’année 1985-1986, le séminaire du Pr Bruaire fut consacré à la question de l’origine. Il s’agissait en réalité de la première partie d’une étude plus vaste, intitulée « origine et destin », dans laquelle devait être mise en évidence l’identité de la question première et de la préoccupation ultime, et dont la mort de Claude Bruaire nous a privés. Le présent travail lui doit beaucoup, et nous tenions, pour commencer, à saluer la mémoire de ce maître, et à lui rendre hommage.

Le mot « origine » désigne, pour Bruaire, le tout autre : il s’agit donc d’un concept qui pourra recevoir, selon le contexte, des noms différents « principe », « absolu », « Dieu ». Mais l’essentiel demeure la notion d’altérité absolue. L’origine est autre : l’immanence du principe sera donc refusée sous toutes ses formes. Ainsi, le monde ne s’explique pas par lui-même ; il n’est pas à lui-même sa propre origine. De même, l’homme ne peut être expliqué par soi, pas plus que par ses ascendants humains, ou animaux. Enfin, la pensée ne peut se fonder elle-même : elle non plus ne peut être à elle-même sa propre origine. Le naturalisme sera donc une ontologie impossible, l’humanisme une anthropologie contradictoire, le formalisme une rationalité vide. Rien n’est sans l’autre de ce qui est.

Une critique à ce point radicale de l’immanentisme reconnaît Spinoza pour adversaire principal : Bruaire lui-même recommandait toujours la lecture de l’Éthique, « la plume à la main », à qui désirait philosopher. Spinoza, c’est bien connu, bâtit un système de l’immanence : comme l’indique la célèbre formule « Deus sive Natura », Dieu n’est pas transcendant, n’est pas extérieur à la Nature. Nous voudrions montrer ici que si Dieu est cause chez Spinoza, il n’y est pas origine : peut-être même est-il cause pour ne pas être origine. Bien plus, le système tout entier, et dans ses traits les plus originaux, nous semble construit dans le but de supprimer la notion d’origine, à tous les niveaux : théologie, théorie de l’âme et de la connaissance, éthique et théorie des affections, politique enfin. Posant la question pour elle-même à partir de l’étude du système spinoziste, nous serons par conséquent amenés à nous demander s’il est possible, dans un système philosophique, de faire l’économie du concept d’origine.

Une objection s’élèvera probablement contre cette thèse : comment soutenir que Spinoza construit sa philosophie pour éliminer la notion d’origine, alors que deux des cinq parties de l’Éthique comportent ce mot dans leur titre : la deuxième : « De la nature et de l’origine de l’âme » (De natura et origine mentis) ; et la troisième : « De l’origine et de la nature des affections » (De origine et natura affectuum) ? Cette présence en effet insistante a peut-être confirmé un auteur contemporain, Mme Dufour-Kowalska, dans l’idée qu’elle se fait et nous propose de la philosophie de Spinoza, qui serait l’exemple achevé d’une philosophie de l’origine [1]. Mais l’examen des arguments de l’ouvrage de cet auteur n’est pas convaincant. La philosophie de Spinoza y est présentée comme une voie d’accès à l’être conçu comme origine. Rien là qui semble choquant ; en revanche, l’analyse du rôle joué par la raison peut surprendre. La raison ne serait qu’une préparation abstraite, prélude à une saisie concrète de l’être. Nous lisons page 160 : « La connaissance rationnelle ouvre ainsi la voie à son dépassement qui est aussi la voie de son achèvement. Elle appelle elle-même une connaissance intuitive capable de saisir ce qu’elle conçoit en vérité et qui doit l’accomplir au-delà d’elle. » Si nous comprenons bien les thèses de l’auteur, il y aurait donc une insuffisance de la raison chez Spinoza : la « conception de la vérité » ne serait pas le terme de la démarche philosophique, mais il y aurait encore, « au-delà », une « saisie » de l’être originaire. Ce point de vue amène l’auteur à supposer que Dieu n’est d’abord présenté, au début de l’Éthique, que de façon « abstraite », pour être ensuite pleinement et concrètement donné « La causalité divine (...) reçoit ainsi, dans la première partie de l’Éthique, son concept abstrait de cause en soi-même de soi et de toutes choses, avant d’être saisie et nommée dans son essence concrète », écrit Mme Dufour-Kowalska (p. 181), avant de se référer à la proposition 36 du livre V, qui indiquerait un changement de point de vue ou, plus exactement, de genre de connaissance. Nous comprenons maintenant que la relation n’est pas fortuite, entre un Dieu reconnu « origine », et une insuffisance de la raison ; l’auteur conclut en effet la première section de son analyse par la phrase suivante : « C’est en quoi le Dieu de Spinoza est éminemment originel (nous soulignons l’expression), étant objet d’une quête dont la raison seule ne saurait découvrir le terme » (p. 182). Il nous semble impossible de soutenir une telle interprétation du rationalisme de Spinoza, qui jamais ne suppose un quelconque « dépassement » de la raison, et dans lequel l’idée d’une « éminence » divine est sans cesse combattue ! Retenons cependant la liaison d’essence entre un Dieu origine et un Dieu éminent : le refus spinoziste d’une éminence divine ira en effet de pair avec le refus d’un Dieu conçu comme origine.

Cependant, le terme « origine » figure bien dans les titres des parties II et III de l’Éthique. Les deux cas sont différents. D’abord, le titre de la deuxième partie est très énigmatique : que peut bien signifier, même dans le cadre du système, l’expression « origine de l’âme » ? Pour Guéroult, il n’y a pas de difficulté sur ce point. Il écrit (II, 5 18) : « Le thème du livre II (...) c’est la nature et l’origine de l’âme. Mais, l’âme étant une idée, sa nature et son origine ne peuvent se concevoir que par la nature et l’origine de l’idée. » Pourquoi donc Spinoza a-t-il écrit « âme », s’il voulait dire « idée » ? Et, dans ce cas, le mot « idée » ne devrait-il pas être mis au pluriel ? Nous ne suivons pas Guéroult dans la simplification qu’il opère ici. L’âme, certes, est l’idée d’un corps, qui existe ou n’existe pas. Mais jamais, en aucun cas, cette âme n’est dite avoir une origine. La proposition 9 du deuxième livre est probablement la plus explicite sur ce point ; Spinoza écrit : « L’idée d’une chose singulière existant en acte a pour cause Dieu (Deum pro causa habet) non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’on le considère comme affecté de l’idée d’une autre chose singulière existant en acte, idée de laquelle Dieu est cause pareillement en tant qu’il est affecté d’une troisième, et ainsi à l’infini. » Nous trouvons en effet ici la notion de « cause » (et non pas d’ « origine ») de l’idée d’une « chose singulière existant en acte ». Le but de Spinoza ici n’est cependant pas de nous donner à penser que l’âme a pu commencer à exister, mais seulement que, bien que l’âme soit l’idée d’un corps, son existence ne dépend pas de celle du corps, mais de l’existence d’une autre idée. Bref, malgré cette proposition 9 du deuxième livre, la notion d’ « origine de l’âme » demeure obscure. Il est par conséquent d’autant plus intéressant de remarquer que Spinoza, lorsqu’il résume la deuxième partie de l’Éthique, dans le scolie de la proposition 49, omet de reprendre le terme « origine » » alors qu’il reprend celui de « nature ». Il écrit en effet : « J’ai achevé par là ce que j’avais résolu d’indiquer dans ce scolie, et je mets fin ici à cette deuxième partie, dans laquelle je crois avoir expliqué la nature de l’âme humaine et ses propriétés assez amplement (puto me natutam mentis humanae ejusque proprietates satis prolixe (...) explicuisse). » Peut-être par conséquent serait-il hasardeux de s’appuyer sur la présence du mot « origine », dans le titre de la seconde partie de l’Éthique, pour faire du spinozisme une philosophie de l’origine [2].

Le titre de la troisième partie de l’Éthique : « De l’origine et de la nature des affections » (De origine et natura affectuum) semble plus clair autant la notion d’ « origine de l’âme » était surprenante, autant celle d’ « origine des affections » nous paraît naturelle, puisque nous savons que Spinoza entreprend de montrer les lois selon lesquelles les passions sont engendrées, se composent et se diversifient. Le livre III nous propose par conséquent une définition précise du verbe « orior », et par là, de la notion d’origine. Le point principal est la présence de l’effort, dans le passage d’une passion à une autre. Par exemple, Spinoza définit la bienveillance comme « un désir né de la commisération » (« benevolentia (...) nihil aliud est, quam cupiditas ex commiseratio orta »). Mais cette définition vient immédiatement après un corollaire qui insiste sur la notion d’effort, aussi bien en lui-même (III, 27, Cor. 3) « Si un objet nous inspire de la commisération, nous nous efforcerons, autant que nous le pouvons, de le délivrer de sa misère » ; que dans la démonstration qui l’établit, fondée sur une référence aux propositions 9 et 13 du livre III. Naître de (orior) est donc très précisément défini dans l’Éthique : c’est résulter de l’effort que fait l’âme pour persévérer dans son être. Le « conatus » est donc le principe d’explication des passions de l’âme, plutôt que leur origine. Ici encore, comme dans le titre de la seconde partie de l’Éthique, la présence du mot « origine » ne témoigne pas nécessairement de la présence du concept. Nous retrouvons d’ailleurs, de façon frappante, l’omission du terme « origine » dans la présentation, proposée par Spinoza, du troisième livre de l’Éthique ; il écrit en effet « Je traiterai donc de la nature des affections et de leurs forces » (ici est l’omission), « du pouvoir de l’âme sur elles, suivant la même méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’âme, et je considérerai, ajoute Spinoza, les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides » (« De affectuum itaque natura » - remarquons que ce sont les termes mêmes du titre -« et viribus » (...) « agam », (...)). Le terme « origo » a disparu du corps du texte, tandis que demeure celui de « natura », indice probable d’une recherche visant les causes plutôt que les sources, comme l’indique la référence finale à la géométrie.

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L’examen du premier livre de l’Éthique révèle en effet chez Spinoza la préoccupation de bâtir une métaphysique qui soit délivrée du concept d’origine. Il lui faut donc à la fois détruire cette notion, et en proposer d’autres. Certains concepts fondamentaux auront par conséquent un rôle principalement critique, voire polémique : par exemple, la réfutation de la thèse d’un entendement divin créateur est dirigée à la fois contre Descartes et contre la tradition judéo-chrétienne (cf. Guéroult, I, 3 5 3), tandis que la théorie du parallélisme visera implicitement les conceptions émanatistes de type néoplatonicien. De façon plus positive, la notion de « causa sui », et la théorie de l’expression, permettront de concevoir un Dieu cause et non origine, à la fois différencié et indivisible.

La notion de création ne peut pas trouver place dans la philosophie de Spinoza. Guéroult, commentant la proposition 16 du livre I (« De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes, une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini »), montre de quelle façon Spinoza désintègre les entours traditionnels de la notion de création, en affirmant, contre saint Augustin et saint Thomas, que « Dieu produit nécessairement l’univers, qu’il y a égalité entre Dieu et l’univers, égalité de ce que Dieu fait et ce qu’il conçoit, identité enfin de sa puissance et de son essence » (Guéroult, I, 264). Alquié met en valeur plutôt l’anthropomorphisme, inacceptable pour Spinoza, que suppose l’idée d’un Dieu créateur, se proposant des fins, « irritable et jaloux » [3]. Mais surtout, la notion de création est, en elle-même, inintelligible : non seulement, comme le souligne Alquié, parce que « nul passage logique ou mathématique ne peut être établi entre le créant et le créé », mais parce que la création suppose un monde adossé au néant, quelque chose issu de rien, ce qui est, pour Spinoza, la, formule même de l’absurdité. La notion théologique de création est donc rejetée au nom de l’absurdité intrinsèque du concept philosophique d’origine.

La théorie dite du « parallélisme » fournit des arguments pour la réfutation polémique de la thèse d’un entendement divin créateur, et, de plus, met le système à l’abri d’une interprétation en termes d’émanation. D’une part, les attributs ont même rang ontologique : aucun n’est antérieur aux autres, supérieur, ou exemplaire. L’étendue est mise en Dieu. Par conséquent, si l’on accorde que Dieu crée par la liberté de sa volonté, il faudra également accorder que Dieu crée par la liberté du mouvement et du repos (cf. I, 32, Cor. 2). L’absurdité de la seconde assertion entraîne celle, moins visible, de la première : l’entendement divin n’est donc pas créateur. D’autre part, la divinisation de l’étendue (« divinisation de la matière », selon Alquié, p. 117) permet à Spinoza de réfuter indirectement toute explication des rapports entre principe et monde créé, en termes d’émanation, ou de dégradation. Il y a en effet une certaine affinité entre l’émanation néoplatonicienne et la création judéo-chrétienne : de même que l’être de la créature est moindre que celui du Créateur - ce qui amenait Descartes à reconnaître que le terme de « substance » n’est pas univoque quand il est appliqué à Dieu ou à ses créatures [4] ; de même les êtres engendrés par l’Un sont moins réels quand ils sont plus lointains. La théorie de l’immanence développée dans l’Éthique rejette également l’éminence du Principe et la transcendance divine. L’égalité ontologique des attributs fait disparaître en Dieu le statut originaire.

En contrepartie, la notion de « causa sui », « cause de soi », par laquelle s’ouvre l’Éthique, a pour fonction de rendre pensable un Dieu qui ne soit pas origine. Alquié (125 et s.) fait observer que « l’origine de cette notion est cartésienne » (127). Il est vrai que l’expression se trouve chez Descartes, dans les Réponses aux premières objections, à propos de la troisième méditation ; Descartes écrit en effet : « Mais certes j’avoue franchement qu’il peut y avoir quelque chose dans laquelle il y ait une puissance si grande et si inépuisable, qu’elle n’ait jamais eu besoin d’aucun secours pour exister, et qui n’en ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la cause de soi-même » (nous soulignons l’expression « cause de soi-même », et faisons remarquer la restriction : « en quelque façon ») [5]. Quelques lignes plus loin, nous lisons : « Ainsi, encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parce que c’est lui-même qui en effet se conserve, il semble qu’assez proprement, il peut être dit et appelé la cause de soi-même ». Descartes souligne ici lui-même l’expression « cause de soi-même », avant de retirer dans une parenthèse l’idée même qu’il vient d’avancer : « Toutefois il faut remarquer que je n’entends pas ici parler d’une conservation qui se passe par aucune influence réelle et positive de la cause efficiente » (nous soulignons), « mais que j’entends seulement que l’essence de Dieu est telle, qu’il est impossible qu’il ne soit ou n’existe pas toujours » [6]. Descartes adoptera la même attitude devant les objections d’Arnaud : il avance l’expression de « cause de soi », mais la vide immédiatement de son contenu. Cette ambiguïté motive peut-être la légère irritation d’Alquié, en général plus indulgent pour Descartes, qui remarque en note 6 : « Quoiqu’en dise Descartes, il ne revient pas au même de dire que Dieu est sans cause ou de dire qu’il est cause de soi. Et c’est en vain qu’on essaie ici de donner ces expressions pour équivalentes ». Descartes est en réalité dans une position intenable : il refuse l’idée selon laquelle Dieu serait absolument sans cause, ce que soutenait saint Thomas, chez qui l’expression de « causa sui » apparaît déjà [7] ; mais d’autre part il se refuse à concéder la moindre antécédence de Dieu à soi : il emploie donc l’expression de « causa sui » en la vidant de son sens.

Spinoza au contraire lui donne un sens plein. Dire que Dieu est « causa sui », c’est dire que Dieu lui-même n’est pas sans cause. Il n’y a pas de cause sans cause, pas même Dieu : la notion de « causa sui » est directement opposée à l’idée d’un Dieu origine. Martial Guéroult écrit nettement : « Puisqu’il est cause de soi, Dieu ne peut être dit sans cause » [8]. La notion de cause de soi, en effet, n’a de sens que si l’on y maintient la différence entre la cause et le causé : de là probablement, nous le verrons plus loin, le caractère extrêmement tendu de ce concept. Mais confondre, dans la cause de soi, la cause et l’effet, c’est abandonner le concept lui-même, et lui substituer la notion d’un principe originel et un, indifférencié, auquel justement s’oppose la notion de « cause de soi ». Jean Trouillard insiste particulièrement sur ce point, dans un article consacré à « Proclos et Spinoza » [9] ; il écrit en effet (p. 9) : « L’Un est au-delà de la "causa sui" (ce qui reviendrait à le dédoubler) ». Comprenons : si l’Un était « causa sui », il serait implicitement dédoublé, car la « causa sui » est un concept différencié ; c’est pourquoi l’Un n’est pas cause de soi. La notion de « causa sui » permet donc de poser un Dieu différencié en son concept même. C’est pourquoi nous ne suivons plus Martial Guéroult lorsqu’il écrit [10] : « En elle (sc. la "causa sui") s’évanouit la distinction de la cause et de l’effet ». Nous pensons au contraire que le maintien de cette distinction en Dieu est le geste propre de Spinoza.

La théorie de l’expression vient enfin, selon la lettre du spinozisme, donner unité à ce Dieu différencié. Ici encore, Spinoza opère une profonde modification de la notion. Deleuze a mis ce point en lumière dans sa « thèse complémentaire » [11]. L’expression fait le lien entre Dieu, les attributs et les modes, comme le montrent la définition 6 de la Première Partie (« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie »), et le corollaire de la proposition 27 (« Les choses particulières ne sont rien si ce n’est des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés ,d’une manière certaine et déterminée » -nous soulignons dans les deux cas). L’originalité de la théorie spinoziste de l’expression, comme le montre Deleuze, est de refuser tout rapport d’analogie ou d’éminence : il y aura au contraire univocité et immanence dans l’expression elle-même. Nous lisons page 164 : « La signification du spinozisme nous semble la suivante : dégager l’expression de toute subordination à l’égard d’une cause émanative exemplaire. L’expression elle-même cesse d’émaner, comme de ressembler ». Dans cette analyse, Deleuze rend parfaitement compte du projet de Spinoza. Nous verrons dans quelle mesure ce projet est réalisable, et si la notion d’expression ne révèle pas, comme celle de « causa sui », certaines tensions, liées justement à l’exclusion systématique de la notion d’origine, du champ conceptuel de l’Éthique. Mais il nous suffit pour l’instant d’avoir montré que les traits principaux de la métaphysique spinoziste : répudiation de la notion de création, parallélisme, divinisation de l’étendue, « causa sui », et théorie généralisée de l’expression univoque, convergent au point d’exclusion de la notion d’origine.

Si nous passons au plan de la connaissance, nous retrouvons une même systématicité dans le rejet de la notion d’origine. Une théorie de la connaissance aborde nécessairement trois problèmes : la définition de la vérité, l’explication de la présence ou du mécanisme de l’erreur, enfin la possibilité du passage de l’erreur à la vérité, c’est-à-dire de la méthode. Or, la théorie spinoziste des notions communes, fondement de la connaissance du deuxième genre, et, au-delà, de celle du troisième genre, est tout entière construite pour évacuer non seulement la notion, mais la problématique même de l’origine ; c’est pourquoi l’erreur sous toutes ses formes sera expliquée par la persistance, dans la théorie de la connaissance, de l’illusion originaire ; enfin, le système exclut tout commencement réel de la pensée vraie et, par là, tout véritable progrès du faux au vrai, toute méthode. L’origine est exclue de l’adéquat, qui ne commence pas, et laissée à l’inadéquat : la construction de la théorie spinoziste de la connaissance est immédiatement réfutation du cartésianisme comme philosophie de l’origine.

Ferdinand Alquié appuie de son autorité l’idée généralement acceptée selon laquelle, « ni dans le Court traité, ni dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, Spinoza n’est parvenu à donner à son rationalisme de véritables fondements » [12]. Ils ne seront posés que dans l’Éthique, par la théorie des « notions communes ». Les notions communes sont définies par la proposition 37 de la deuxième Partie : « Ce qui est commun à toutes choses [Spinoza renvoie alors au lemme II après la proposition 13, qui énonce : « Tous les corps conviennent en certaines choses » [13]] et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne constitue l’essence d’aucune chose singulière » [14]. La proposition 38 précise alors : « Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu’adéquatement » [15]. Le sens de la théorie des notions communes n’est cependant pas immédiatement clair. La tentation est grande d’y voir le processus d’abstraction par lequel l’esprit dégage les propriétés communes aux objets étendus. Ce serait là un contresens. Le scolie 1 de la proposition 40 est en effet presque exclusivement consacré à établir la différence fondamentale entre les idées abstraites, ou « termes transcendantaux », et les notions communes. Les « termes transcendantaux », comme « être, chose, quelque chose », qui semblent bien « être communs à toutes choses et se trouver pareillement dans la partie et dans le tout », sont en réalité des produits de l’imagination, et même de l’incapacité de cette faculté à distinguer les unes des autres les images des choses quand elles sont en trop grand nombre. Les « termes transcendantaux » indiquent par conséquent une déficience dans le sujet connaissant. En revanche, les notions communes sont conçues adéquatement en raison de leur absolue objectivité, indépendante de toute opération d’abstraction. Le sens de la théorie des notions communes est donc que la production du vrai ne résulte pas du travail d’un sujet.

La réfutation d’une théorie de la connaissance qui dépendrait des initiatives d’un sujet (activités de doute, de suspension du jugement, d’affirmation ou de négation) s’achève avec la dernière proposition de la Partie II : « Il n’y a dans l’âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée » [16]. Le sujet est ici définitivement dépossédé de la capacité que lui reconnaissait Descartes, de ne pénétrer dans le domaine du vrai ou du faux que par un jugement, et d’être ainsi l’origine libre de ses vérités comme de ses erreurs. Comme le dit Alquié : « L’essentiel est de montrer que l’acte d’affirmer ou de nier n’est pas extérieur aux idées, mais appartient à leur essence » [17] [je souligne]. C’est là la « différence essentielle entre les deux philosophes : pour Descartes, toute activité spirituelle est le propre d’un sujet [...]. Pour Spinoza, l’affirmation est intérieure à l’idée » [18]. Bref, il y a une immanence du vrai à soi, du rationnel à lui-même. Nulle extériorité au vrai n’en est l’origine.

Cependant, l’affirmation de soi de l’idée vraie (le fait que « le vrai est à lui-même sa propre norme »), doit chez Spinoza être conciliée avec une autre affirmation, qui lui semble contraire : l’axiome selon lequel une idée doit convenir avec son idéat. Le sixième axiome de la première Partie énonce en effet : « Une idée vraie doit s’accorder avec ce dont elle est l’idée » [19]. Il y a là, semble-t-il, une alternative irréductible : ou bien le vrai est autonome, ou bien il ne l’est pas. Si l’idée vraie doit « s’accorder avec son idéat », qui jugera d’un tel accord, sinon un sujet libre de le révoquer en doute, ou de le nier ? Par là reviendrait tout le cartésianisme. La théorie du « parallélisme » vient apporter le principe d’une solution qui évite la réintroduction du concept d’origine : c’est parce que « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » [20], que simultanément le vrai peut être norme de lui-même et l’idée vraie accordée à l’objet dont elle est l’idée. Nous avons montré plus haut comment le « parallélisme » permettait d’éliminer de Dieu même la notion d’une prééminence, et donc d’une origine ; nous voyons maintenant qu’il donne à Spinoza les moyens de supprimer l’alternative illusoire qui opposerait l’autonomie et l’hétéronomie du vrai.

Par là se trouve cependant introduite une nouvelle difficulté : si le vrai n’est pas l’œuvre d’un sujet capable de déterminer librement son jugement, si la théorie de la vérité demeure de part en part dans l’objectivité, ne transformera-t-on pas l’homme en « automate spirituel » ? Va-t-on quitter le « je pense » pour un « ça pense en moi », qui me ferait spectateur de mes propres pensées ? Si le vrai s’affirme de lui-même, la vie de la vérité ne sera-t-elle pas, paradoxalement, la mort de la pensée comme activité ? Claude Bruaire résumait ces questions en demandant si nous sommes auteurs, origine, ou simplement acteurs de nos pensées ?

Cette question est très délicate, car elle engage nécessairement une tentative d’explication et d’interprétation de la connaissance du troisième genre. Tout d’abord, remarquons qu’il est impossible de dissocier pensée pensée et pensée pensante. Les pensées ne sont pas des choses qui attendraient d’être pensées. Une pensée qui pourrait subsister sans être pensée serait une pensée non pensée : ce serait autre chose qu’une pensée. Par conséquent, nous sommes en ce sens acteurs de nos pensées, car une pensée ne peut subsister en dehors d’un acte de pensée : même si l’entendement divin est infini, Spinoza n’est pas idéaliste.

La pensée du vrai n’est donc pas une découverte, comme on découvre quelque chose qui serait déjà là, subsistant par soi, qu’on l’ait découvert ou non : par exemple, l’Amérique. Imaginer qu’on découvre les pensées vraies de cette façon serait faire, des idées vraies, des choses. Or, Spinoza ne cesse de le répéter, une idée n’est pas une chose, mais enveloppe un dynamisme, une force. Certes quand nous concevons en vérité, nous concevons par là, nécessairement, dans l’éternité : en effet, seul le nécessaire est conçu en vérité, et le nécessaire est éternel. Mais pour autant une idée vraie n’est pas la découverte de quelque chose (justement) d’éternel. Concevoir le vrai n’est donc ni l’inventer, ni le forger à notre guise, ce qui serait absurde ; mais ce n’est pas non plus découvrir passivement quelque chose qui s’imposerait à nous de l’extérieur. Penser le vrai n’est par conséquent ni l’inventer, ni le découvrir : nous ne pouvons être dit ni auteurs, ni cependant acteurs, de nos pensées vraies, ou plutôt, c’est en tant que nous sommes acteurs absolument de nos pensées que nous en sommes les auteurs. En effet, concevoir en vérité, c’est agir absolument : dans la conception adéquate, l’éternité se découvre plutôt qu’elle n’est découverte, encore bien moins inventée. Voilà pourquoi, quand nous pensons en vérité, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » [21]. Le vrai n’est pas indépendant d’un acte de pensée : la pensée est produite, et non pas retrouvée, par le mode fini ; mais d’autre part, cette pensée, pour autant qu’elle est vraie, est nécessaire donc éternelle. C’est le sens, nous semble-t-il, de la connaissance du troisième genre, que de supprimer tout autant l’autonomie du mode pensant par rapport à la vérité, que l’autonomie de l’idée vraie par rapport au mode pensant. Les commentateurs ont abondamment souligné les difficultés et les obscurités que recèle la théorie de la « science intuitive ». Mais ne désignerait-elle pas cette expérience fort simple et fort banale (de là l’emploi du verbe « experiri ») de la compréhension d’une vérité, quelle qu’elle soit ? Nous voulons dire, ce moment où je fais mienne une relation nécessaire, donc éternelle (par exemple dans une démonstration). Dans cet acte de compréhension, je ne suis pas l’origine du vrai, mais le vrai ne subsiste pas séparé de moi. La connaissance du troisième genre serait en ce sens la vie de la raison.

La notion de méthode, dans un tel cadre conceptuel, n’a plus de sens. Les commentateurs sont d’accord sur ce point : pas plus dans la vie de chacun, que dans la lecture de l’Éthique, il n’y a, au sens strict, de progrès. Alquié écrit : « Selon nous, si Spinoza a renoncé à écrire un traité de la méthode, c’est que son système exclut toute méthode au sens exact du mot, entendons toute voie conduisant, comme par degrés, l’homme à la vérité » [22]. Dans le même sens, Guéroult : « Car ce n’est pas commencer à être éclairé que de commencer à s’apercevoir qu’on l’était de toujours. D’où un renversement du pour au contre par quoi le dernier résultat est posé comme premier commencement » [23]. Enfin Jean Trouillard, dans l’article déjà cité : « On ne peut savoir qu’on a des idées inadéquates ou de simples opinions si on n’est établi sous la perspective de l’idée adéquate ou dans la clarté de l’esprit » [24]. L’idée vraie se découvre toujours comme éternelle : seule l’idée inadéquate s’entretient de l’illusion de l’originaire.

La proposition 35 de la seconde Partie définit en effet la fausseté comme « une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses » [25]. Spinoza, dans le scolie qui fait suite à cette proposition, renvoie au scolie de la proposition 17, dans lequel il a déjà expliqué en quel sens l’erreur consiste dans une privation de connaissance : une idée est « mutilée », soit parce qu’il manque une idée qui exclut l’existence de la chose imaginée, soit parce que cette idée est séparée de la considération de ses véritables causes. Une erreur se définit par conséquent une idée sans lien : comme dit Alquié, pour expliquer une connaissance mutilée et confuse : « Sensations et images y sont données sans leur raison d’être, comme des conclusions détachées de leurs prémisses  » [26]. Démonter le mécanisme de l’erreur ne sera autre chose que de montrer comment certaines idées sont crues originaires. L’erreur, sous toutes ses formes, c’est l’illusion de l’originaire. Ce qu’il y a de faux en une idée, c’est ce en quoi cette idée est estimée à part, sans relation de nécessité avec une autre idée. C’est pourquoi Spinoza, dans le scolie de la proposition 35 partie II, anticipe les analyses des parties suivantes, en donnant pour exemple matriciel de l’idée inadéquate la croyance des hommes en leur libre arbitre. Seule l’ignorance permet de rendre compte d’une telle illusion : « Ce qui constitue donc leur idée de la liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions » [27]. L’originaire est donc le paradigme de l’inadéquat.

En conclusion, nous trouvons la même cohérence, dans la théorie de la connaissance, que plus haut dans la théo-logie : l’impossibilité de la méthode, c’est-à-dire d’un commencement du vrai au cours d’un progrès ; la définition purement objective de l’idée vraie comme affirmation de soi (et la dévaluation corrélative du primat de la réflexivité dans la détermination du vrai) ; enfin la définition de l’erreur par l’illusion de l’originaire : sur tous les plans, la théorie spinoziste de la connaissance prend pour cible la notion d’origine.

Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver, au plan éthique comme au plan politique, l’exclusion systématique du concept d’origine. La liberté vraie, comme la connaissance vraie, exclut toute référence, tout retour à l’origine : comme la connaissance inadéquate, la servitude est illusion de l’originaire ; enfin, à l’impossibilité d’une méthode effective répond l’impossibilité d’une véritable conversion éthique. Une. telle symétrie n’est pas forcée : la présentation du système en plans successifs (concernant Dieu, l’âme, les affections, la servitude et la liberté, la politique) ne doit pas cacher le fait que, d’un plan à l’autre, se retrouvent ou disparaissent pour les mêmes raisons la puissance et la nécessité de la Nature.

La libération véritable dépend de la puissance de l’entendement. Lisons la proposition 3 partie V : « Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte » [28]. Cette puissance de l’entendement doit être comprise par référence à la théorie déjà évoquée selon laquelle une affirmation appartient à l’essence d’une idée, en tant qu’elle est idée (II 49 et dém.). C’est donc par la puissance affirmative de la pensée que nous nous libérons. Or, une pensée vraie est une pensée nécessaire. Nous ne nous délivrons donc pas par la liberté, mais par la nécessité. La liberté n’est pas principe, elle est résultat : si on entend par liberté le libre arbitre d’un sujet origine de ses actes et maître de ses jugements, le but final de l’éthique sera de nous délivrer de la liberté.

L’illusion du libre arbitre est en effet le signe même de la servitude. La dénonciation permanente du libre arbitre comme illusoire est bien connue chez Spinoza. Elle trouve ses compléments dans la théorie de l’imitation des affections, développée à partir de la proposition 27 partie III : « Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable » [29]. Le sens de cette théorie est de déposséder l’homme soumis aux affections de l’origine même de ces affections. Même le passionnel n’est pas intime. Bien loin d’être origine de ses actions, celui qui se croit doté du libre arbitre indique par là qu’il n’est même pas l’origine de ses passions. La servitude et l’illusion de la liberté sont alors complètes, et se soutiennent l’une l’autre. Dans l’économie générale du système, cette dépossession du sujet quant à ses propres passions nous semble devoir être rapprochée de la proposition 36 partie II, par laquelle le sujet se voit dépossédé de l’origine même de ses erreurs [30].

Le refus du libre arbitre entendu comme principe de l’action humaine permet d’expliquer l’interprétation apparemment surprenante que propose Spinoza du péché originel. On s’accorde en général sur une interprétation du péché originel en termes de liberté : Adam aurait, en désobéissant, établi le premier, et symboliquement, le lien d’essence entre le mal, la liberté humaine, et le désir humain d’être Dieu. Mais l’interprétation de Spinoza vise à établir tout juste le contraire : Adam, en péchant, aurait montré sa servitude plutôt que sa liberté. Le péché d’Adam, qui lui permet, selon la Genèse, d’acquérir la connaissance du bien et du mal, pour cette raison même, selon Spinoza, montre que Adam n’était pas libre : la proposition 68 partie IV énonce en effet : « Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de chose bonne ou mauvaise aussi longtemps qu’ils seraient libres » [31]. Le péché d’Adam prouve sa servitude. Il se crut libre, et par là montra qu’il ne l’était pas. Pour Spinoza, Adam représente l’enfance en chacun de nous ; or l’enfance est serve et se croit libre. Enfance de l’homme, premier homme, péché originel, sont autant de formes et de lieux de la servitude, en raison même de l’illusion de liberté qui les habite.

L’accomplissement de l’âge adulte sera donc la liberté véritable, c’est-à-dire, nous l’avons vu, l’auto-affirmation de l’idée vraie dans sa nécessité. Mais, de même qu’il ne peut à strictement parler exister un commencement de la vérité de l’idée, de même (et les deux choses sont presque équivalentes) il ne peut y avoir de véritable commencement de la vie éthique. Certes, Martial Guéroult envisageait d’intituler le troisième tome de son commentaire : « Servitude et libération », voulant ainsi marquer, conformément à l’intention explicite de Spinoza, la possibilité d’un progrès, d’un passage de l’une à l’autre ; mais Spinoza, dans la cinquième partie de l’Éthique, parle seulement de liberté. Certes le Traité de la Réforme de l’Entendement nous propose un parcours, un progrès : mais il est inachevé ; en revanche, l’Éthique évoque dans sa conclusion un « chemin », « très difficile » » à trouver (« via perardua  »), et, si le sage est conscient de lui-même, de Dieu et des choses », c’est, ne l’oublions pas, « en vertu d’une certaine nécessité éternelle » [32]. Comment dire plus clairement que la sagesse ne commence jamais ?

Il est vrai que Spinoza entretient le doute, ou l’espoir, puisqu’il s’exprime souvent en termes de progrès, ou de méthode. De même, le Traité Théologico-Politique présente une théorie du pacte social, c’est-à-dire de l’origine de la société politique. Cependant, Alexandre Matheron a clairement démontré dans sa thèse, que la philosophie politique de Spinoza, d’ouvrage en ouvrage, se révèle une tentative de penser la politique sans l’origine.

L’analyse du chapitre XVI du TTP conduit Matheron à évoquer le risque d’un « cercle » [33] à propos du pacte social. Il y a en effet deux motifs pour s’associer : la nécessité d’échapper à l’état de nature caractérisé par une violence généralisée, mais aussi la raison, qui nous pousse à nous joindre aux autres hommes : « Et necessitate cogente, et ipsa ratione suadente ». La difficulté vient du fait que, autant ces deux motifs se renforcent l’un l’autre, quand la société est formée, autant ils se contrarient, tant que la société n’est pas formée. Ils ne permettent donc pas d’expliquer ce qui est en question, c’est-à-dire cette décision originaire de constituer un corps politique. Comme l’écrit Matheron [34] : « A supposer que l’état de nature ait existé, pourquoi les hommes, un beau jour, ont-ils éprouvé le besoin de se réunir afin d’examiner les moyens d’y mettre un terme ? Parce que la Raison le leur a suggéré ? Mais les exigences de la Raison, précisément, ne peuvent triompher que là où un grand nombre d’individus se trouvent réunis au préalable. » La décision originaire se révèle impensable. A partir du TTP, la pensée politique de Spinoza va donc manifester de plus en plus clairement son éloignement par rapport au mythe de l’origine. Le sens de la pensée politique de Spinoza sera de soumettre les États aux lois universelles de la Nature : un État, pas plus qu’un homme ou que tout autre individu, ne doit être considéré comme un « empire dans un empire ». Il n’y a aucune raison pour admettre, à l’origine de tel individu, une décision consciente ce serait instaurer un régime d’exception. Voilà pourquoi Spinoza, dans le grand texte politique de l’Éthique (IV, 37, sc. 2), « ne fait plus aucune allusion à une quelconque décision historique » : « L’élimination du motif rationnel (évoqué plus haut), qui entraînait l’idée d’une finalité consciente, le dispense de recourir, même à titre d’hypothèse, au mythe du serment collectif originel » [35]. L’État ne résulte donc pas d’une décision originaire, mais d’un « rapport de forces sanctionné par la sélection naturelle » [36]. Le Traité politique radicalise cette position. Le passage de l’état de nature à la société civile n’est plus conçu comme un changement décisif, par lequel les hommes passeraient de la dépendance à l’indépendance, mais comme « la réorientation d’une force collective qui, dès le début » [je souligne], « existait à l’état diffus » [37], et qui nous fait passer « d’une forme de dépendance à une autre » [38]. Matheron se réfère ici au § 3 du chapitre III du TP, dans lequel est réduite autant que faire se peut, selon la démarche constante de Spinoza, la différence entre l’état de nature et la société civile : « L’homme en effet », écrit Spinoza, « dans l’état naturel comme dans la société civile [...] est conduit par l’espoir ou par la crainte à faire ou à ne pas faire ceci ou cela » [39]. Tout le travail de Matheron consiste à développer le processus d’une sorte de « génération spontanée » de la société civile, tant est net le refus spinoziste de tout élément allogène. Une décision originaire, venant rompre brutalement le cours de la nature, n’a pas sa place dans le système.

La position par rapport à l’origine est enfin le critère de classement des régimes politiques. S’il est permis de créer pareils syntagmes, il y a des régimes inadéquats, et d’autres adéquats. La monarchie est en elle-même suspecte, parce qu’elle concentre le pouvoir de décision en un individu, origine des décisions. Cette méfiance s’exprime dans le Traité politique, au chapitre V, § 7 : « Une libre multitude doit se garder de confier totalement son salut à un seul homme. Car cet homme, à moins d’être empli de vanité et de se croire capable de plaire à tous, est forcé de redouter chaque jour quelque trahison. Par suite il lui faut se consacrer à sa sécurité et tendre lui-même des pièges à la multitude, au lieu de veiller sur elle » [40]. Le but de Spinoza dans le Traité politique sera d’atténuer les inconvénients de la monarchie. Il en vient alors à substituer à l’autorité originaire du roi la puissance de la multitude : « Nous concluons donc que la multitude peut garder sous un roi une liberté assez étendue, pourvu qu’elle fasse en sorte que la puissance du roi ne se laisse déterminer que par la puissance de la multitude, et qu’il tire sa protection », ajoute Spinoza, « de la multitude elle-même » [41]. Une telle monarchie est en fait une démocratie déguisée. Comme dit Balibar : « A la limite, la distinction entre monarchie et démocratie deviendra une simple question de nom » [42].

La démocratie n’est pas seulement le régime politique le meilleur c’est, aux yeux de Spinoza, le seul. La démocratie en effet est le régime politique par excellence, le régime « absolu », selon l’expression du chapitre XI du Traité politique [43], celui qui convient le mieux à la raison et à la liberté selon le chapitre XVI du Traité théologico-politique. Le régime politique par excellence est par conséquent le plus proche, et non pas le plus éloigné de la nature : « J’ai parlé de l’État démocratique de préférence à tous les autres », écrit Spinoza dans le chapitre XVI du TTP, « parce qu’il semblait le plus naturel » [je souligne] « et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun » [44]. Ce que nous savons de la Nature et de la Raison nous permet aisément de comprendre en quoi la démocratie est le régime politique par excellence : c’est celui dans lequel l’origine des décisions est diluée à tel point qu’elle tend à disparaître. Cela ne signifie cependant pas l’impuissance de la démocratie : comme toute chose, un régime démocratique produit des effets. Mais, comme toute chose, il est nécessairement déterminé à les produire, de façon immanente : jamais la puissance n’est signe d’une origine.

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Quel est le sens de cette exclusion généralisée de l’origine ? Le conflit historique ponctuel (la réfutation des thèses cartésiennes) en désigne un autre, plus général, entre monisme et dualisme. Nous entendons ici par « dualisme » le corrélat de la transcendance, c’est-à-dire la nécessaire extériorité du principe par rapport à ce qui est. Le refus du concept d’origine, c’est-à-dire du tout autre, de l’autre absolument, est donc nécessairement moniste. Quand Spinoza s’en prend à Descartes, aux stoïciens, à Platon, à Aristote, il vise toujours la transcendance originaire du principe, ou la prétention humaine à se faire origine de ses actes, empire dans un empire : bref, à s’excepter de la loi universelle unique de la nature. La philosophie de Spinoza est toujours à la fois réfutation du dualisme, et construction du monisme : nul n’est allé aussi loin dans ce double projet, dont les succès ou les échecs pourront être considérés comme autant d’acquis pour la pensée.

Toute la difficulté est d’éliminer la distance du même à l’autre, en préservant la différence. Spinoza éprouve l’impossibilité dialectique du dualisme : si le principe est à distance jamais on ne pourra rendre compte rationnellement de la relation qui le lie à son autre : émanation, participation, autant de leurres, autant d’illusions de la pensée. Spinoza sait que jamais personne n’a pu fonder en raison un système incluant la notion de transcendance. Reste alors l’échappatoire hors du rationnel, dans la notion, obscure par essence, de création, et son cheval de Troie philosophique, l’origine.

Éviter de penser en termes d’origine, c’est donc conjurer le dualisme. Spinoza procède autant qu’il le peut, autant qu’il est possible, à la réduction des couples de notions par lesquels on prétend avant lui structurer le champ conceptuel. Il supprime la distinction entre puissance et acte, en refusant toute réalité à la notion de possible ; il identifie liberté et nécessité, vertu et béatitude (c’est-à-dire l’action et la sanction), droit et fait, entendement et volonté. Partout la bipolarité est niée : tel est par exemple le sens de la théorie du « conatus », apte à rendre compte de la servitude comme de la liberté ; ou encore de la théorie du droit naturel, établissant, comme nous l’avons vu, un lien d’essence entre l’état de nature et la société civile, traditionnellement opposés. Cette volonté jamais démentie de réduire les principes dualistes d’explication est particulièrement manifeste dans la correspondance échangée avec Blyenbergh au sujet du péché originel. Blyenbergh oppose à Dieu l’existence du mal. Spinoza le résume en quelques lignes : « Il semble résulter clairement de la providence de Dieu, laquelle ne diffère en rien de sa volonté, et aussi bien du concours qu’il prête au monde et de la création continue par lui de toutes choses, que le mal ou le péché ne peuvent exister, ou que Dieu en est l’auteur » [45]. Mais Blyenbergh commet l’erreur dualiste : il sépare essence et perfection : pour lui, il arrive qu’on soit moins parfait qu’on aurait pu l’être. C’était le cas d’Adam quand il a péché : en cela il a fait le mal, qui pourrait se définir le défaut de perfection par rapport à l’essence. Ainsi de l’aveugle. Mais Spinoza répond sans ambiguïté que l’évidence est ici trompeuse : nous ne devons pas distinguer l’essence de la perfection : « Essence et perfection, c’est tout un » [46].

Le danger de ces écrasements systématiques, c’est la possibilité de l’indistinction. Peut-être est-il impossible de concevoir rationnellement les rapports du même et de l’autre ; mais si on demeure dans le même, pourra-t-on rendre compte de la diversité de ce qui est ? Spinoza ne peut faire intervenir un principe extérieur de différenciation, c’est pourquoi il la place immédiatement en Dieu. Un Dieu différencié n’est pas un Dieu distant. Au dualisme, on ne peut donc pas opposer un monisme du simple, mais seulement, comme le fait Spinoza, un monisme différencié.

Cependant, de façon très remarquable, le dualisme fait surface de tous côtés dans le système, comme si là position moniste était intenable. Les grands commentateurs de Spinoza s’accordent sur ce point, même si les dualismes qu’ils soulignent ne sont pas les mêmes. Martial Guéroult, respectueux à l’extrême de l’architecture du système, divise son commentaire du livre I de l’Éthique en deux parties : « Le Dieu Cause » et « Le Dieu Effet », avant d’éprouver certaines difficultés pour expliquer comment ces « deux » Dieux sont à la fois absolument identiques et absolument différents. Gilles Deleuze, très soucieux également de la cohérence des thèses spinozistes, réintroduit de façon surprenante une dualité fondamentale dans le système : ce n’est plus la dualité entre Dieu Cause et Dieu Effet (qui lui semble pensable grâce à la théorie de l’expression) ; mais la dualité entre « puissance d’agir » et « puissance de penser », en référence au corollaire de la proposition 7 du deuxième livre : « La puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance d’agir » [47]. Deleuze estime qu’il faut distinguer l’égalité des puissances de celle des attributs [48] ; à notre avis, il introduit par là beaucoup plus de difficultés qu’il n’en résout ; reste un Dieu qui se présente, pour employer les mots de Deleuze, sous un « double aspect » [49]. Ferdinand Alquié consacre un ouvrage entier, Le rationalisme de Spinoza, à mettre en évidence les dualités que cherche à masquer le système, et qui, secrètement présentes et agissantes, le distendent de l’intérieur et le rendent incompréhensible. Badiou parle peu de Spinozadanssa Théorie du sujet [50], mais lorsqu’il y vient, c’est pour énoncer : « Chez Spinoza, qui est grand, passe le spectre du deux (nous soulignons) : les attributs, la pensée et l’attribut » [51]. Le monisme intégral de Spinoza semble si difficile à soutenir qu’on voit les commentateurs les plus patients et les plus indulgents, comme Deleuze ou Guéroult, peiner pour le défendre, tandis que les philosophes d’inspiration dualiste, comme Alquié ou Badiou, triomphent dans la critique. Il nous faut maintenant comprendre ce paradoxe, et tâcher d’en découvrir le sens.

L’Éthique pose d’abord la définition de la cause de soi. Nous avons montré plus haut que ce concept ne pouvait produire ses effets qu’à la condition de maintenir, dans la cause de soi, la différence entre la cause et le causé, faute de quoi on retombait dans une indistinction originaire, contraire au spinozisme. Mais autant la notion de « cause de soi » suscite des commentaires, des analyses, des interrogations, autant la simple notion de « cause » laisserait indifférent, tant elle semble une notion première, évidente par elle-même. Or, nous soutiendrions volontiers que la relation de cause à effet défie l’analyse : plus exactement, elle ne permet en aucun cas de penser ce qui est en jeu, c’est-à-dire la production d’un effet dépendant d’une cause, mais cependant différent d’elle. Soient une cause et un effet : s’il y a dans l’effet quelque chose qui ne s’explique pas par la cause, quelque chose de vraiment nouveau, il est donc accordé que cette nouveauté n’est pas effet, puisqu’elle ne dépend pas de la cause. Tout ce qu’il y a de plus dans l’effet, par rapport à la cause, n’est donc pas effet. D’autre part, s’il y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d’effet, il est donc accordé que cette chose n’est pas cause (puisqu’elle n’est cause de rien). Tout ce qu’il y a de plus dans la cause, par rapport à l’effet, n’est donc pas cause. Reste donc la troisième possibilité : le couple cause-effet n’a de valeur opératoire que dans le cas d’une cause produisant tous ses effets dans l’effet, et d’un effet tirant tout son être de la cause ; bref, quand la cause est la raison d’être intégrale de l’effet. Mais, dans ce cas, il n’y a plus de différence réelle, mais seulement de raison, entre la cause et l’effet. En réalité, il s’agit de la même chose. Utile sujet de méditation pour l’historien !

Spinoza voit certainement la stérilité intrinsèque du couple cause-effet. C’est pourquoi il nous propose une redéfinition à proprement parler stupéfiante, de leurs rapports, dans le scolie de la proposition 17 partie I de l’Éthique ; c’est le passage célèbre : « Le causé, en effet, diffère de sa cause précisément en ce qu’il tient de sa cause » [52]. On ne peut expliquer un tel renversement de la notion usuellement reçue de cause (qui voudrait que le causé ressemble à la cause précisément en ce qu’il tient d’elle), que par une volonté d’échapper à l’écrasement de Dieu sur lui-même. Si la cause ne différait pas de l’effet en ce précisément qu’elle lui communique, Dieu ne pourrait différer de lui-même, et la production des modes serait inconcevable.

Mais, selon un mouvement de balancier inexorable, nous n’échappons à l’indistinction que pour être soumis à un éclatement. Appliquons en effet strictement à la « causa sui » la règle opératoire de la causalité, telle que la fournit Spinoza ; on obtient immédiatement le résultat suivant : puisque Dieu est cause de soi, c’est-à-dire tant de son essence que de son existence, Dieu diffère donc de lui-même tant par l’essence que par l’existence. Nous sommes aux bornes de l’impensable. Guéroult et Deleuze ont tenté d’expliquer cela. Mais, semble-t-il, en vain : Guéroult ne peut pas nous offrir mieux qu’une métaphore, pour rendre compte des apports du Dieu Cause et du Dieu Effet. Il écrit [53] : « Il y a stricte égalité entre Dieu et l’univers, de par l’identité d’être de la Nature Naturante et de la Nature Naturée, celle-ci étant, tout autant que celle-là, infiniment infinie et parfaite. Pas plus que les modes ne sont quelque chose de plus qui "s’ajouterait à Dieu", ils ne sont, pris dans leur infinité infiniment infinie, quelque chose de moins, en quoi Dieu "déchoirait". Ce sont véritablement les deux faces de la même médaille » [je souligne]. Guéroult indique ici, en usant d’une image assez décevante par rapport à l’objet dont elle est censée rendre compte (comparer la substance infinie à une médaille !), les limites de l’explication de la relation de causalité interne. Deleuze a pensé résoudre la difficulté par l’utilisation du concept d’expression ; mais dès le début de son ouvrage, il installe la plus grande ambiguïté au cœur de la notion. Selon lui en effet, il y a deux niveaux dans l’expression : un niveau « constitutif », celui par lequel les attributs expriment Dieu ; et un niveau « productif », celui par lequel les modes expriment les attributs. Ceci lui permet, en jouant sur les deux sens du mot, de parler d’une expression de l’expression ». Nous lisons, page 10 : « Dieu s’exprime en constituant » [je souligne] « par soi la Nature Naturante, avant de s’exprimer en produisant » [je souligne encore] « en soi la Nature Naturée ». Ou encore : « L’expression n’est pas en elle-même une production, mais le devient » [je souligne avec perplexité] à son second niveau, quand c’est l’attribut qui s’exprime à son tour » [54]. La notion d’expression permettra alors sans peine de résoudre toutes les difficultés : elle a été définie de manière à les dissimuler.

Les difficultés incontestables que rencontre un système moniste ne doivent cependant pas faire oublier d’autres difficultés, non moins inextricables, entraînées par les systèmes dualistes, et plus généralement, par l’explication de ce qui est au moyen de couples de notions opposées, difficultés dont nous avons essayé de donner une idée par l’analyse des relations de cause à effet. La pente de l’esprit humain est probablement au dualisme : innombrables sont les couples au moyen desquels nous essayons de structurer notre pensée. Immanence et transcendance, cause et effet, nécessité et liberté, droit et fait, puissance et acte, matière et esprit, etc., sont autant de figures du même et de l’autre, autant de pôles entre lesquels la pensée veut jaillir : mais plus souvent elle s’y affole, comme l’a bien vu Derrida à propos des couples nature-culture, ou parole-écriture. Que montre-t-il, dans son Introduction à L’origine de la géométrie, de Husserl [55], sinon que, faute d’être donnée immédiatement, la différence ne peut advenir ? « Transcendantale, dit-il, serait la différence » [56]. Comprenons : il est impossible de poser à l’écart l’un de l’autre le même et l’autre. Si l’autre n’est pas déjà dans le même comme la différence de soi-même, jamais on ne pourra penser leurs rapports. Si on commence par opposer des pôles dans la pensée, jamais une véritable dialectique ne les conjuguera. La différence ne peut être située que dans les pôles eux-mêmes, et pas entre eux : le dualisme strict n’est probablement pas plus pensable que le monisme strict. Spinoza voit bien l’impossibilité du dualisme, mais bute sur celle du monisme.

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S’il est impossible de penser en demeurant dans le même, et impossible de dialectiser le même et l’autre conçus comme un couple d’opposés, il ne reste plus qu’à conclure, semble-t-il, à l’impossibilité de penser. Cependant, et nous hasarderons cette remarque avec la plus grande prudence, il existe dans l’Antiquité l’exemple d’un système qui a su échapper à la fois au monisme et au dualisme : c’est l’épicurisme. On sait quels sarcasmes, de la part de Cicéron notamment, la théorie de la déclinaison a valu à Épicure. Or qu’est-ce que la déclinaison ? Un rien. L’épicurisme est un monisme auquel on ajoute un rien. C’est là peut-être le profond génie métaphysique des atomistes. Le monisme, en effet, n’est pas directement pensable. Il ne le devient que si on lui ajoute, non pas un second principe, qui en ferait un dualisme, mais justement quelque chose qui en soi n’est rien de positif (la déclinaison), dont cependant le tout de l’univers institue éternellement la trace.

Au fond on a surtout reproché à l’atomisme, Aristote le premier [57], son refus de la notion d’origine. « Dans le mécanisme atomiste, écrit Jacques Chevalier [58], il n’y a pas de principe premier ; et, parce qu’on se refuse à admettre l’existence d’un premier moteur qui ait donné aux êtres leur mouvement naturel, il faut aller à l’infini dans la série des causes. » Cette régression à l’infini, ce refus d’une origine, entraîne, selon Aristote, la ruine de toute explication rationnelle. Voilà pourquoi l’atomisme est souvent considéré comme une doctrine peu soucieuse de rationalité. Mais comment expliquer alors l’hommage très passionné que rend Spinoza aux atomistes, dans la lettre 5 6 à Hugo Boxel ? « L’autorité de Platon, d’Aristote, etc. », écrit Spinoza, qui veut probablement désigner par cet « etc » les philosophes qui admettent un principe transcendant, « n’a pas grand poids pour moi : j’aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce, ou quelqu’un des atomistes et des partisans des atomes. Rien d’étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles, et mille autres fadaises aient imaginé des spectres et des esprits, et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l’autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu’ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui », conclut Spinoza, en se fondant probablement sur le récit de Diogène Laërce [59].

On a souvent rapproché Spinoza des stoïciens, comme une chose allant de soi, alors qu’il les traite durement dans la Préface de la Cinquième Partie de l’Éthique ; mais on ne songe pas à le rapprocher des épicuriens, dont il fait l’éloge. Or, sur bien des points, l’épicurisme nous semble la tentation du spinozisme : tentation inavouable, puisqu’elle met l’impensable (la déclinaison) au centre du système. Mais n’est-il pas permis de demander qui, chez Spinoza, fait obligeamment tourner une droite autour d’une de ses extrémités afin d’engendrer un cercle, ou un demi-cercle autour d’un de ses diamètres, pour engendrer une sphère ? Autrement dit, le mouvement n’est-il pas nécessaire à la pensée elle-même ? Spinoza reconnaissait, à la fin de sa vie, n’avoir pu mettre au clair ses idées sur le mouvement. Mais peut-être son système appelle-t-il la notion d’un mouvement sans cause, notion inacceptable pour Spinoza, mais faute de laquelle la possibilité même de l’explication génétique est compromise.

Bref, ou bien l’impensable est placé délibérément au cœur du rationnel, ou bien le rationnel lui-même est irréalisable : c’est cela que nous enseigne la tentative faite par Spinoza pour exclure de la pensée la notion d’origine.

Charles Ramond, "La question de l’origine chez Spinoza", Les études philosophiques,P.U.F., oct-déc 1987, pp.439-461.

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La page personnelle de Charles Ramond

[1Gabrielle Dufour-Kowalska, L’essence de l’origine -l’origine selon l’Éthique de Spinoza. Paris : Bibliothèque des Archives de Philosophie, Nouvelle série, n 14, 1973.

[2On accordera peut-être l’obscurité de l’expression « origine de l’âme » ; mais, dira-t-on, Spinoza veut probablement faire entendre, par cette expression malheureuse, « origine de nos connaissances ». Remarquons pour commencer qu’une telle objection accepte une imprécision dans l’expression au sujet du mot « mens » : pourquoi ne l’accepterait-elle pas à propos du mot « origine » ? Mais, sur le fond, la notion d’origine n’est par utilisée par Spinoza pour décrire les genres de connaissance. Prenons par exemple le second scolie de la proposition 40, dans lequel Spinoza définit les trois genres de connaissance. Appuhn utilise dans sa traduction l’expression « tirer son origine de » pour rendre le latin formare ex. Il y a donc une légère surtraduction, qui, à notre avis, n’altère cependant pas le sens. En revanche, l’interprétation de cet « ex » est délicate. Spinoza semble distinguer les notions générales que nous formons, selon leur origine : les opinions, ou connaissance du premier genre, auraient pour « origine » soit des objets singuliers (nos formare notiones universales ex singularibus), soit des signes (signis) ; la raison, ou connaissance du second genre, aurait pour « origine » « le fait que nous avons des notions communes » (ex eo, quod notiones (...) habemus). On voit immédiatement que cette suite de définitions n’est pas homogène : il est impossible de concevoir que certaines notions générales, fussent-elles erronées comme c’est le cas dans la connaissance du premier genre, tirent leur « origine » d’objets extérieurs, tandis que la raison tirerait son « origine » de la présence en nous de notions communes. Une hétéronomie injustifiable serait introduite par là dans l’ordre de la pensée. Il est donc nécessaire de comprendre autrement le début de ce scolie : la connaissance du premier genre ne « tire » pas « son origine » en effet des objets ou des signes directement, mais indirectement ; dans le premier cas, il y a une médiation des sens, dans le second, de la mémoire informée par l’habitude. Notre connaissance du premier genre ne vient donc pas des objets ou des signes, mais de ce que nous avons une perception confuse ou une mémoire associative. Le « ex  » de « nos [...] formare notiones universalis ex » doit donc être entendu comme signifiant : « du fait que ». On traduirait alors de la façon suivante le début de ce scolie : « par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales du fait que les objets singuliers nous sont représentés par les sens d’une manière tronquée, confuse, et sans ordre pour l’entendement (...) ; du fait que, entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (autrement dit, des signes) ; (...) enfin, du fait que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses ». C’est là, nous semble-t-il, la véritable signification du résumé de Spinoza : il n’y a pas dérivation de la connaissance à partir d’une « origine » extérieure, mais simple conséquence, pour ne pas dire identité, entre des modes de perception et des genres de connaissance.

[3Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, (Paris : PUF, 1981), p. 116. Toute référence, sans autre précision, à Ferdinand Alquié, renvoie à cet ouvrage.

[4Descartes, Principes de la philosophie, 1, 51.

[5Descartes, Ed. Alquié, II, 527-528.

[6Descartes, Ed. Alquié, II, 678.

[7Thomas d’Aquin, Somme théologique, § 1, quest. 2, art. 3 : « Nec est possibile quod aliquid sit causa efficiens sui ipsius » (réf. donnée par Alquié, in Descartes, II, 527, n. 1).

[8Gueroult, Spinoza, 1, 173, § 2, début.

[9Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza (09, rue Dupont-des-Loges, 75007), n° 6 (1981), p. 9.

[10Gueroult, Spinoza, 1, 42, ll. 9-10.

[11Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression Paris : Éditions de Minuit, 1968. Voir l’Avant-propos.

[12Alquié, p.191.

[13Spinoza, Éthique, II, prop. 38 : Omnia corpora in quibusdam conveniunt.

[14Spinoza, Éthique, II, prop 37 : Id. quod omnibus commune quodque aeque in parte ac in toto est, nullius rei singularis essentiam constituit.

[15Spinoza, Éthique, II, prop. 38 : Illa (...) non possunt concipi nisi adaequate.

[16Spinoza, Éthique, II, prop. 49 : In mente nulla datur volitio, sive affirmatio et negatio, praeter illam, quam idea, quatenus idea, involvit.

[17Alquié, p. 216.

[18Alquié, p. 219.

[19Spinoza, Éthique, I, axiome 6 : Idea vera debet cum suo ideato convenire.

[20Spinoza, Éthique, II, prop. 7 : Ordo et connexio idearurn idem est, ac ordo et connexio rerum.

[21Spinoza, Éthique, V, 23, sc : Sentimus experimurque nos aeternos esse.

[22Alquié, p.52.

[23Gueroult, Spinoza, II, p. 442.

[24Trouillard, p.3.

[25Spinoza, Éthique, II, prop. 35 : Falsitas consistit in cognitionis privatione, quam ideae inadaequatae, sive mutilatae et confusae, involvunt.

[26Alquié, p. 188 [je souligne].

[27Spinoza, Éthique II, prop. 35, sc : Haec ergo est eorum libertatis idea, quod suarum actionum nullam cognoscant causam.

[28Spinoza, Éthique III, prop. 5 : Affectus, qui passio est, desinit esse passio, simulatque ejus claram et distinctam formamus ideam.

[29Spinoza, Éthique, III, prop. 27 : Ex eo, quod rem nobis similam, et quam nullo affectu prosecuti sumus, aliquo affecta affici imaginamur, eo ipso simili affectu afficimur.

[30Spinoza, Éthique, II, prop. 36 : « Les idées inadéquates et confuses suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées inadéquates, c’est-à-dire claires et distinctes <Ideae inadaequatae et confusae eadem necessitate consequuntur, ac adaequatae, sive clarae ac distinctae ideae> ».

[31Spinoza, Éthique, IV, prop. 68 : Si homines liberi nascerentur, nullum boni et mali formarent conceptum, quamdiu liberi essent.

[32Spinoza, Éthique, V, prop. 42, sc : Aeterna quadam necessitate.

[33Alexandre Matheron, Individualité et relations interhumaines chez Spinoza. Paris : Éditions de Minuit, 1969. p. 308.

[34Ibid., p. 312-313.

[35Ibid., p. 316.

[36Ibid., p. 317.

[37Ibid., p. 327.

[38Ibid., p. 319.

[39Spinoza, Traité Politique, III, 3 : « Homo, namque tam in statu naturali, quam civili » (nous soulignons) « spe aut metu ducitur ». La traduction citée est celle de Pierre-François Moreau, Éditions Réplique, 1979, p. 35.

[40Spinoza, Traité Politique, V, 7 : Libera multitudo cavere debet, ne salutem suam uni absolute credat [...] atque adeo sibi potius cavere, et multitudini contra insidiari magis, quam consulere cogitur », trad. Moreau, op. cit., p. 59.

[41Spinoza, Traité Politique, VII, 31 (et dernier) ; trad. Moreau, p. 111.

[42Etienne Balibar, Spinoza et la politique. Paris : PUF, 1985, p. 90.

[43Spinoza, Traité Politique, XI, 1 : Transeo tandem ad tertium, & omnino absolutum imperium, quod Democraticum appellamus », trad. Moreau : « Je passe enfin au troisième type d’État, celui qui est tout à fait absolu ; nous l’appelons démocratique. »

[44Spinoza, Traité Théologico-Politique, chapitre XVI : Imperii democratici fundamenta satis clare ostendisse puto, de quo prae omnibus agere malui, quia maxime naturale videbatur, et maxime ad libertatem, quam natura unicuique concedit, accedere.

[45Spinoza, Lettre XIX, trad. de Charles Appuhn.

[46Ibid.

[47Spinoza, Éthique, II, prop. 7, cor. : Dei cogitandi potentiae aequalis est ipsius actuali agendi potentiae.

[48Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, p. 112.

[49Ibid., p. 113.

[50Alain Badiou, Théorie du sujet. Paris : Le Seuil, 1982.

[51Ibid., p. 40.

[52Spinoza, Éthique, I, prop. 17, sc. : Nam causatum differt a sua causa praecise in eo, quod a causa habet.

[53Gueroult, Spinoza, I, p. 267.

[54Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, p. 10.

[55Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, trad. et introd. par Jacques Derrida. Paris : PUF, 1974.

[56p. 171.

[57Aristote : De Caelo, III, 2, 301 a 9 ; et Phys., II, 4, 196 a 1-16.

[58Jacques Chevalier, Histoire de la pensée, I (La pensée antique). Paris : Flammarion, 1955. p. 115.

[59Diogène Laërce, Vie des philosophes, IX, 40.