"La rencontre avec Spinoza", par Pierre Macherey
“Et même les auteurs sur lesquels tu as écrit, que ce soit Hume, Spinoza, Nietzsche, Proust, ou que ce soit Foucault, tu ne les traitais pas comme des auteurs, c’est-à-dire comme des objets de recognition, tu y trouvais des actes de pensée sans image, aussi bien aveugles qu’aveuglants, ces violences, ces rencontres, ces noces qui en faisaient des créateurs bien avant qu’ils ne soient des auteurs. On peut toujours dire que tu essayais de les tirer à toi. Mais ils ne se laissent guère tirer. Tu ne rencontrais que ceux qui ne t’avaient pas attendu pour faire des rencontres en eux-mêmes, tu prétendais sortir de l’histoire de la philosophie ceux qui ne t’avaient pas attendu pour en sortir, tu n’as trouvé de créateurs qu’en ceux qui ne t’avaient pas attendu pour cesser d’être des auteurs... ”
(G. Deleuze-C. Parnet, DIALOGUES, éd. Flammarion, coll. “Dialogues”, Paris, 1977, p. 32-33)
En 1968 ont paru, presque simultanément, SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION de G. Deleuze (aux éditions de Minuit, dans la série “Arguments” dirigée par K. Axelos ; nous désignerons ici cet ouvrage par le sigle SPE), et DIEU (éditions Aubier-Montaigne, dans la série “Analyse et raisons” dirigée par M. Guéroult), le premier tome de la Somme monumentale que M. Guéroult se préparait à consacrer à Spinoza et qui est restée inachevée après la publication en 1974 d’un second volume consacré à L’AME ; l’année suivante, A. Matheron publiait à son tour INDIVIDU ET COMMUNAUTE CHEZ SPINOZA (éditions de Minuit, dans la série “Sens commun”, dirigée par P. Bourdieu). Cette coïncidence, alors que, depuis un certain temps, la philosophie de Spinoza ne faisait plus l’objet que d’une discrète attention académique, témoigne de l’extraordinaire renouveau de l’intérêt porté à celle-ci en France, dans la période marquée par l’entreprise des structuralismes, avec l’anti-humanisme théorique qui la cimentait ; et on n’aura garde d’oublier que cette période fut aussi celle où s’amorça l’élan d’une révolte idéologique, partie d’Allemagne et de France, qui fit croire un temps que l’ère de la “société bourgeoise” allait être définitivement révolue. Il y a là sans doute autre chose que le hasard d’une rencontre circonstancielle : la marque d’une nécessité, on dirait presque d’une logique, qui, sub specie aeternitatis, a conféré à cette époque son essentielle cohérence, dont la figure continue à s’imposer alors même qu’elle paraît avoir été défaite, au moment où triomphent, au nom d’une tout autre logique, les valeurs réactives, essentiellement juridiques, de l’anti-anti-humanisme. Il y aurait là, sans doute, matière à alimenter une réflexion sur le devenir des philosophies, c’est-à-dire sur ce mouvement qui, au-delà des formes apparemment arrêtées de leur composition littérale, détermine les conditions historiques de leur reproduction, en les propulsant vers d’autres temps que celui de leur production, auquel semblait les vouer univoquement la signature de leur auteur.
Les trois ouvrages qu’on a cités pour commencer n’ont pas seulement en commun le fait d’avoir été élaborés et publiés à peu près au même moment, et d’avoir été par là-même exposés à un identique phénomène conjoncturel de résonance. Ils développaient pour la première fois, à propos de Spinoza, un certain nombre de thèmes convergents, en rapport avec l’idéal de systématicité propre à une philosophie du concept qui paraît aujourd’hui parfaitement situé et daté : en insistant sur l’anti-cartésianisme de Spinoza, ils contribuaient à faire de celui-ci un critique radical des illusions du sujet et de la conscience, dans lesquelles avait baigné au contraire le post-cartésianisme des phénoménologies à la française ; et en redessinant à partir du modèle de la causa seu ratio les contours d’une ontologie originale dont les dimensions étaient simultanément logiques, physiques et politiques, et effectuaient ainsi une synthèse de la puissance et de la nécessité, ils allaient à l’encontre du finalisme anthropocentriste qui, dans la période précédente des années cinquante, autour de l’idée de projet humain, paradoxalement commune à Sartre et à Teilhard de Chardin, avait voulu sceller, en théorie et en pratique, la promesse messianique d’une nouvelle alliance entre sens et histoire, incarnée dans la figure mythique d’un très grand Sujet, le Peuple-Dieu.
Pourtant, au-delà de cette évidente communauté de pensée, apparaissent immédiatement certaines singularités qui différencient ces interventions en dissociant les plans sur lesquels elles se situent. L’étude que, après sa parution, Deleuze a consacrée à l’ouvrage de M. Guéroult, se concluait ainsi :
“Le livre admirable de M. Guéroult a une double importance, du point de vue de la méthode générale qu’il met en oeuvre, et du point de vue du spinozisme qui ne représente pas pour cette méthode une application parmi d’autres, mais, à l’issue de la série d’études sur Descartes, Malebranche et Leibniz, en constitue le terme ou l’objet le plus adéquat, le plus saturé, le plus exhaustif. Ce livre fonde l’étude véritablement scientifique du spinozisme.” (G. Deleuze, “Spinoza et la méthode générale de M. Guéroult”, Revue de Métaphysique et de Morale, 1969 n° 2, p. 426-437)
En évoquant ce mouvement d’une méthode qui se dirige scientifiquement vers son objet qu’elle finit par trouver, et en insistant sur le phénomène de saturation qui accompagne une telle rencontre, - M. Guéroult a manifestement poursuivi l’objectif de tout dire sur le texte de Spinoza, de telle manière que, celui-ci étant couvert en totalité, il ne restât plus rien d’autre à en dire -, Deleuze, confondu comme tous ses autres lecteurs par l’écrasante radicalité de cette entreprise, dont les apports théoriques confirmaient par ailleurs certains aspects essentiels de sa propre démarche (en mettant par exemple en évidence le rôle que remplit la méthode de démonstration synthétique et génétique dans les dix premières propositions de la première partie de l’ETHIQUE, où Spinoza reconstitue le procès d’auto-production de la substance : Deleuze et Guéroult s’accordaient ainsi pour écarter une lecture hypothétique de ces propositions et pour leur reconnaître une signification, non pas formelle, mais réelle), replaçait celle-ci dans son véritable contexte : celui d’un travail d’historien de la philosophie, dont l’objectif demeure principalement de reconstituer des systèmes de pensée selon les principes de leur organisation rationnelle interne, ce que, d’un terme emprunté à Descartes, M. Guéroult appelait “ordre des raisons”, de manière à les épurer de tout élément interprétatif étranger à leur structure propre. D’autre part, le non moins important ouvrage d’A. Matheron, qui était orienté vers l’étude de l’anthropologie politique de Spinoza, et abordait en conséquence les passages de l’oeuvre qui n’avaient pas été commentés par Guéroult (M. Guéroult a traité des parties III, IV et V de l’ETHIQUE dans ses cours au Collège de France et à l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, mais les résultats de ces travaux n’ont pas été publiés ; on serait curieux de savoir ce qu’il aurait pu dire au sujet des passages de l’ETHIQUE, qu’il est inévitable de mettre en corrélation avec le TRAITE THEOLOGICO-POLITIQUE et le TRAITE POLITIQUE, où sont évoqués les problèmes généraux de la politique, domaine que Guéroult n’a par ailleurs jamais eu l’occasion d’aborder : de ce point de vue on peut dire qu’il était profondément cartésien), privilégiait lui aussi la considération de “l’architecture interne du système”, en vue de mettre au jour une “structure dominante” identifiée à “l’arbre séphirotique des kabbalistes” (ces formules se trouvent dans le texte de présentation imprimé sur la quatrième page de couverture de INDIVIDU ET COMMUNAUTE CHEZ SPINOZA ) ; mais, en même temps, découvrant chez Spinoza les éléments d’une théorie de l’aliénation, d’inspiration manifestement marxiste ou marxienne, Matheron, à partir d’une étude des textes non moins rigoureuse que celle de Guéroult, se dégageait de la perspective de l’histoire la philosophie au sens strict, en y introduisant des éléments transversaux à celle-ci, intermédiaires entre le strict commentaire et la libre interprétation.
On commence ici à voir ce qui faisait l’originalité du projet poursuivi par Deleuze dans son livre sur SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION. Il ne faut pas oublier que ce livre reprend le contenu d’une étude menée au départ dans un but académique : il s’agit d’une thèse secondaire de doctorat, qui avait été soutenue sous le titre “L’idée d’expression dans la philosophie de Spinoza”, parallèlement à la thèse principale, DIFFERENCE ET REPETITION, parue également en 1968 aux Presses Universitaires de France ; l’année suivante Deleuze publiait aussi, aux éditions de Minuit, dans la série “Critique” dirigée par J. Piel, LOGIQUE DU SENS ; On reste stupéfié par la fécondité de cette activité théorique. Deleuze se proposait, comme Guéroult et Matheron, de reprendre de l’intérieur le mouvement de pensée accompli par Spinoza, et la réalisation de ce projet le conduisait à des conclusions proches, sur tel ou tel point particulier, comme par exemple la mise en valeur du thème de la puissance, de celles obtenues par ces deux historiens de la philosophie ; mais il le faisait en rapportant ce mouvement de pensée à un enjeu, signalé par l’usage du terme “expression”, à première vue étranger à son entreprise propre. Rendre compte de la philosophie de Spinoza en termes d’expression, lui reconnaître une expressivité, en liaison avec une certaine conception de “l’expressionnisme en philosophie” (la conclusion du livre de Deleuze est intitulée : “Théorie de l’expression chez Leibniz et Spinoza (l’expressionnisme en philosophie)”, éd. cit., p. 299), c’était manifestement instituer une nouvelle figure du spinozisme, décalée, sinon tout à fait en rupture, par rapport au modèle de rationalité démonstrative auquel il est soumis dans sa lettre même. Le principal objectif poursuivi par Deleuze est de montrer en quoi le modèle de rationalité élaboré par Spinoza est, en raison de son attachement à l’idée d’expression, irréductible au type idéal du rationalisme tel qu’on peut le trouver chez Descartes. C’est en ce sens qu’il parle, à propos de Spinoza d’un “nouveau rationalisme” (S P E, p. 134). En effet le mot expressionnisme fait d’abord penser à un mouvement esthétique, issu au début du XXème siècle des recherches de peintres français et allemands, puis étendu à la création littéraire et à l’art nouveau du cinéma, qui a mis en avant, en l’opposant à la subtilité d’impressions dispersées sur un plan horizontal où elles paraissent se trouver en état d’apesanteur, la véhémence frappante, et comme verticale, de l’expression, révélée par la violence du geste et du cri, qui exposent, au prix de déformations ordonnées plus ou moins systématiquement, les traits particulièrement saillants de la réalité et de la vie, dans une atmosphère de terreur ou d’horreur, de bruit et de fureur : Artaud et Bacon, auxquels Deleuze s’est beaucoup intéressé par ailleurs, relèvent pour une part de cette tendance, dont la préhistoire pourrait être cherchée du côté de Nietzsche, de Rimbaud ou de Van Gogh, qui ont été les premiers à promouvoir de tels dérèglements. Et tout de suite on est amené à se demander : qu’est-ce que Spinoza et son projet d’une éthique scientifiquement démontrée, conduisant à la synthèse théorique et pratique de la sagesse et de la béatitude, ont à faire avec les excès que comporte cette démesure ? Que faut il entendre par la formule “expressionnisme en philosophie” ? Et en quoi cette formule est-elle apte à rendre compte adéquatement de la tentative qui appartient en propre à Spinoza ?
En relisant aujourd’hui SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, on serait ainsi amené à chercher des réponses aux questions suivantes : pourquoi Deleuze a-t-il appuyé sa lecture de Spinoza sur la notion d’expression et quel rôle lui fait-il jouer dans la présentation de sa philosophie ? Orientée par cette notion, cette lecture est-elle conforme à la signification originale de l’oeuvre dont elle prétend rendre compte, ou bien détourne-t-elle le sens de la philosophie de Spinoza, au prix de déformations du type de celles qui caractérisent précisément une démarche “expressionniste” ? Et, plus généralement, comment saisir le sens d’une philosophie, et en quoi cette appréhension, qui relève apparemment des compétences spécifiques de l’historien de la philosophie, prend-elle place dans une authentique pratique philosophique ?
L’idée d’expression
Deleuze entreprend, à partir du concept systématique d’expression, lui-même replacé dans son histoire qu’il fait remonter à l’Antiquité, au Moyen-Age et à la Renaissance, de recomposer la philosophie de Spinoza selon ses trois dimensions, ontologique (la théorie de la substance, qui explique comment celle-ci s’exprime univoquement dans l’infinité des formes d’être que sont ses attributs), épistémologique (la théorie de l’idée, qui explique comment la pensée s’exprime adéquatement à travers ses propres déterminations, sans avoir à se mesurer à une ordre de réalité qui lui serait extérieur), et enfin anthropologique ou politique (la théorie du mode fini, qui explique comment l’expression première de la substance à travers ses attributs, en donnant lieu à une expression seconde de ceux-ci dans les modes que sont les choses singulières, institue les conditions d’une auto-régulation qui se communique à l’organisation des affects humains). Ce sont ces trois dimensions que reprennent les parties de l’ouvrage : “Les triades de la substance”, “Parallélisme et immanence”, Théorie du mode fini”. “La manière dont Spinoza comprend (cette notion théorique et pratique d’expression), lui donnant une structure nouvelle, est peut-être au coeur de sa pensée et de son style, et forme un des secrets de l’ETHIQUE : livre double, composé d’une part par l’enchaînement continu des propositions, démonstrations et corollaires, d’autre part par la chaîne violente et discontinue des scolies - livre deux fois expressif.”(texte de présentation imprimé sur la quatrième page de couverture de SPE). Deleuze tient énormément à cette idée selon laquelle l’ETHIQUE est un livre double, qu’il justifie dans l’Appendice de son livre, p. 313 et sq. Elle est encore reprise à la fin du chapitre 2 de SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE dans les termes suivants :
“L’ETHIQUE est un livre simultané écrit deux fois : une fois dans le flot continu des définitions, propositions, démonstrations et corollaires, qui développent les grands thèmes spéculatifs avec toutes les rigueurs de la tête ; une autre fois dans la chaîne brisée des scolies, ligne volcanique discontinue, deuxième version sous la première, qui exprime toutes les colères du coeur et pose les thèses pratiques de dénonciation et de libération.” (éd. cit. p. 42-43).
Alors que les rigueurs de la tête raisonnent, les colères du coeur “expriment” en révélant les effets pratiques qui accompagnent cet effort théorique, et élaborent le texte de ce qu’une note appelle “une seconde ETHIQUE souterraine” (id. p. 43).
Ce qui rend opératoire l’idée d’expression, ce serait donc qu’elle remplit une fonction herméneutique, révélatrice d’un secret : à sa lumière il deviendrait évident que le discours apparemment linéaire de l’ETHIQUE se déroule en fait sur deux plans à la fois, l’un manifeste, - c’est celui de la rationalité démonstrative qui met en avant la nécessité ininterrompue de sa progression -, l’autre souterrain, et c’est celui qui fait place à l’événementialité des affects qui, dans les scolies, coupent transversalement cette progression de manière à lui restituer, en une succession apparemment désordonnée, en fait autrement ordonnée, d’éclairs instantanés, sa signification profonde, préparant la réconciliation finale du concept et de l’affect qui constitue la leçon essentielle du spinozisme telle que la résume le concept d’expression.
A partir de là on pourrait être amené à penser que le concept d’expression, littéralement absent du texte de Spinoza, est à y découvrir entre les lignes, puisqu’il permet, au lieu d’y voir un bloc de sens définitivement arrêté, déployé sur un seul niveau, et ainsi offert à l’évidence d’une toute première vue, simplement conséquente avec elle-même, de le lire sur plusieurs lignes, voire entre celles-ci, en dédoublant son “expression”, la fonction systématique du concept d’expression étant précisément de rendre possible un tel dédoublement. Mais cette conception d’un dédoublement fait évidemment problème : en mettant en corrélation un sens manifeste, soumis à la loi du rationnel, et un sens caché, soumis à la loi de l’affectif, elle paraît réactiver une représentation analogique de l’expression, qui replace celle-ci dans une perspective de transcendance ; et, ainsi comprise, elle remet en question l’univocité de la démarche philosophique telle qu’elle s’affirme, de manière uniment positive, - c’est le fil conducteur de la lecture que Deleuze fait de Spinoza -, sur un seul plan qui demeure de part en part celui de l’immanence. Pour que ce principe d’immanence soit respecté, il faut donc renoncer à poursuivre la révélation, en deçà du texte et de ce qu’il énonce littéralement, d’une secrète profondeur ouvrant en lui un abîme de sens en lequel la nécessité intrinsèque de sa structure serait finalement vouée à disparaître. C’est bien ce que Deleuze semble vouloir dire lorsqu’il déclare que l’ETHIQUE est un livre “double... deux fois expressif” : l’expression ne remplit pas le rôle d’un double idéal par rapport à sa réalisation manifeste, mais elle est ce qui s’effectue doublement sur le plan même de cette réalisation en conférant à celle-ci son allure propre, ce qu’on pourrait appeler son rythme ou son style. Et c’est en épurant de cette manière le concept d’expression de toute référence à une transcendance que Spinoza, tel du moins que Deleuze le comprend, en fait un usage spécifique qui en renouvelle complètement la structure. Le mouvement de l’expression, pour autant qu’il constitue la clé de la lecture de l’ETHIQUE ne devrait donc pas se trouver en arrière des mots, comme une sorte d’au-delà de la signification qui en constitue la condition ultime, à la manière d’une causa remota, d’une “cause éloignée” : mais il faut qu’il se noue dans leur texture même, à la manière d’une “lettre volée” ou d’une “image dans le tapis” que dissimulent l’excès, plutôt que le défaut, de leur manifestation. Et ainsi, ce n’est pas du côté du caché, mais au contraire de celui du montré, du visible, et même du trop visible, que serait à chercher, pour la prendre au mot, la forme de l’expression.
Mais cette exigence paraît difficile à satisfaire car l’idée d’expression, comme telle, n’occupe pas une position centrale dans le texte de l’ETHIQUE où elle n’apparaît qu’indirectement. Le substantif expressio n’y a aucune occurrence, et l’idée d’expression est seulement suggérée à travers l’emploi du verbe exprimere, qui, sous ses diverses formes lexicales (expressa, exprimatur, exprimere, exprimerem, exprimet, exprimit, exprimunt, exprimuntur), se trouve en tout quarante-six fois dans l’ETHIQUE, dont vingt-deux dans la première partie, dix dans la deuxième, neuf dans la troisième, aucune dans la quatrième et cinq dans la cinquième. Pour un recensement des occurrences d’exprimere dans l’ensemble de l’oeuvre de Spinoza, se reporter au LEXICON SPINOZANUM d’Emilia Giancotti-Boscherini, éd. Martin Nijhoff, La Haye, 1970) ; la liste complète de ces occurrences à l’intérieur de l’ETHIQUE, replacées dans leur contexte, se trouve dans SPINOZA, ETHICA (Concordances, Index, Listes de fréquences, Tables comparatives) de M. Gueret, A. Robinet et P. Tombeur (publications du Cetedoc, Université catholique de Louvain, Louvain-La-Neuve, 1977).
Ce qui peut être interprété de la manière suivante : si le concept d’expression, sous la forme substantivée expressio, ne figure pas à la lettre dans le texte de Spinoza, il y est néanmoins présent en acte, et en quelque sorte dynamisé, par l’intermédiaire de ces formes verbales qui indiquent, plutôt qu’une idée statique, un schème d’effectuation, inséparable de la mise en oeuvre du fait même d’exprimer. Ceci va d’une certaine manière dans le sens de la thèse défendue par Deleuze qui, dans l’Introduction de son livre, commence en effet par remarquer que “l’idée d’expression chez Spinoza n’est objet ni de définition ni de démonstration et ne peut pas l’être ” (SPE, éd. citée, p. 15 ; c’est nous qui soulignons), ce qui confirme à son point de vue le concept d’expression dans son statut d’opérateur théorique, et simultanément pratique, qui ne présuppose pas une détermination indépendante de son contenu : l’idée d’expression n’a pas à être réfléchie pour elle-même préalablement, comme si elle avait valeur en soi en dehors de ses applications, mais elle ne peut être saisie qu’à travers le mouvement qui la réalise dynamiquement. En ce sens, il faudrait dire que, plutôt qu’elle ne contient une philosophie de l’expression, la pensée de Spinoza expose la philosophie au risque de l’expression ou la constitue comme expression. Et si cette expressivité en acte se donne principalement à lire dans la première partie de l’ETHIQUE, à propos du rapport de la substance à ses attributs, dont la compréhension impulse toute la trajectoire spéculative poursuivie dans l’ensemble de l’ouvrage, cela ne signifie pas que son action, ainsi commencée, s’achève lorsque cessent d’être expressément ou explicitement énoncés, dans les parties suivantes, les mots qui la disent : mais on peut supposer, et c’est l’hypothèse développée ensuite par Deleuze, que cette action se poursuit dans les profondeurs de l’argumentation, dont elle continue à animer la progression jusqu’à son terme. Ainsi serait justifiée une lecture de l’ETHIQUE à la lumière de l’idée d’expression, qui, l’effleurant de biais, en fait ressortir des traits ordinairement inaperçus qu’elle éclaire indirectement.
Dans “Expression ou expressivité selon Ethica 77” (Revue de Synthèse, janvier-septembre 1978), A. Robinet a consacré une étude détaillée au vocabulaire de l’expression dans l’ETHIQUE. De cette minutieuse étude se dégage la conclusion suivante : “Par exprimere, Spinoza entend une énonciation de niveau pluriel qui, par le multiple, rend compte de l’unique, selon une hiérarchie descendante, irréversible, l’attribut n’’exprimant jamais le mode, ni la substance l’attribut. En son sens le plus large, exprimere rend compte de cette capacité de langage d’énoncer en termes variés la totalité de l’être absolument infini. C’est l’acte même de l’énonciation qui permet ce dire, et c’est pourquoi Spinoza ne recourt jamais au substantif expressio, vraisemblablement trop statique et trop imagé pour rendre compte de cette relation d’intelligibilité par le dire. C’est pourquoi, si on pouvait risquer un terme, nous préférerions celui d’expressivité, en le chargeant de mieux rendre compte de cette dynamique de l’énoncé sur l’être”. Ces conclusions, qui soulignent la fonction d’énonciativité attachée à l’idée d’expression ou d’expressivité, n’infirment pas sur l’essentiel le point de vue défendu par Deleuze.
On serait alors tenté de dire que l’idée d’expression est dans l’ETHIQUE sans y être, sous la forme d’un quasi présence qui évoque simultanément les valeurs de l’absence. Deux ans après la sortie de son grand ouvrage sur SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, Deleuze a fait paraître, dans une collection destinée aux études universitaires, un petit livre (G. Deleuze, SPINOZA, coll. “Philosophes”, présentée sur le dos de la couverture comme “précis des classes supérieures”, PUF, Paris, 197O) dont il a ensuite repris le contenu en l’étoffant dans un nouveau recueil intitulé SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE (éd. de Minuit, Paris, 1981) ; dans cet ouvrage d’initiation destiné à un public non spécialisé étaient réexposées, sous une forme abrégée et simplifiée, toutes les analyses qui avaient été développées dans la thèse de 1968, sans qu’il fût du tout fait mention du thème de l’expression : et dans l’Index des principaux concepts de l’ETHIQUE qui forme le coeur de l’ouvrage (SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE, chap. 4, p. 63-148) ne figurait aucune entrée correspondant à ce concept. Comment ne pas se dire alors que celui-ci n’avait rempli qu’un rôle incident dans la lecture proposée de l’ETHIQUE, dont les grandes lignes subsistent une fois effacée la référence au thème de l’expression, auquel on serait en conséquence tenté de concéder seulement la valeur d’un artifice rhétorique, comme s’il ne s’était agi que d’un échafaudage, indispensable à la construction du raisonnement, mais pouvant être enlevé une fois celle-ci achevée ?
Toutefois une lecture un peu attentive de SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION montre que l’idée d’expression n’y figure pas comme un prétexte, mais joue un rôle essentiel, central, dans le développement théorique de son argumentation. Ce rôle se révèle être triple : Deleuze parle en effet d’un “problème de l’expression”, d’une “logique de l’expression”, et d’une “voie de l’expression”.
Il y a un problème de l’expression. Le fait que la thèse de doctorat présentée sous l’intitulé “L’idée d’expression dans la philosophie de Spinoza” (comme cela est rappelé à la fin de l’avant-propos de SPE, p. 7) ait été ensuite publiée sous le titre “Spinoza et le problème de l’expression” n’est certainement pas sans signification. Il indique que, plutôt qu’elle ne donne son contenu défini à une “idée”, pouvant être isolée et considérée théoriquement pour elle-même, la notion d’expression forme l’enjeu d’un “problème”, dont le traitement est inséparable du contexte théorique et pratique à l’intérieur duquel il se situe ou, comme on dit, se pose, au sens d’une position dans l’espace. Si on peut dire que Spinoza, qui ne s’est pas intéressé à l’idée d’expression en tant que telle, en sorte qu’on pourrait dire qu’elle constitue une sorte d’impensé de sa philosophie, s’est pourtant confronté au problème de l’expression, c’est au sens où celui-ci remplit la fonction d’un opérateur structurel qui intervient partout dans son ordre puisqu’il le constitue dans son intégralité : c’est à ce titre qu’il fixe les orientations d’une expérience de pensée qu’il dirige du plus profond d’elle-même, dans la forme d’une théorie en acte ou de ce que Deleuze appelle, dans le petit livre qu’il a consacré à Spinoza, une “philosophie pratique”. Ainsi que le rappelle la conclusion de SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, la grande affaire de la philosophie, qui singularise définitivement son activité, c’est en effet qu’elle forge des concepts qui mettent en perspective et ainsi problématisent certains aspects de la réalité : “La force de la philosophie se mesure aux concepts qu’elle crée, ou dont elle renouvelle le sens, et qui imposent un nouveau découpage aux choses et aux actions.” (SPE, éd. cit. p. 299). Ce découpage est “nouveau”, et les concepts philosophiques qui l’instaurent sont, au sens propre du mot, “créés”, parce leur contenu ne préexiste pas à l’acte de leur formulation. Deleuze a plus tard consacré tout un livre à cette question : Q’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? (éd. de Minuit, coll.”Critique”, Paris, 1991). On peut en particulier y lire que “Tout concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquels il n’aurait pas de sens, et qui ne peuvent eux-mêmes être dégagés ou compris qu’au fur et à mesure de leur solution.” (p. 22), et que “Un concept n’exige pas seulement un problème sous lequel il remanie ou remplace des concepts précédents, mais un carrefour de problèmes où il s’allie à d’autres concepts coexistants.” (p. 24). La philosophie, en ce sens, c’est l’art des concepts en tant qu’ils ne sont pas, d’un point de vue statique, les désignations objectives de choses, mais, dynamiquement, des indicateurs, voire même des effecteurs de problèmes, ou des schèmes de problématisation.
On peut alors se demander si ce “problème” de l’expression, qui permet d’expliquer synthétiquement l’entreprise de Spinoza à laquelle il confère son allure singulière, est propre spécifiquement à Spinoza : or il est clair qu’au point de vue de Deleuze il n’en est rien, et que s’il y a dans le concept d’expression quelque chose qui, au sens fort du mot, fait problème, c’est précisément parce qu’il est l’occasion d’une confrontation dans laquelle, à travers les choix qui définissent singulièrement un système de pensée, c’est en quelque sorte tout le destin de la pensée philosophique qui est en question. En ce sens, ce qui est le plus intérieur à l’ordre d’une pensée philosophique, bien loin de l’enfermer dans son ordre, serait aussi ce qui la propulse vers l’extérieur d’elle-même : c’est ce que, dans un autre langage, on pourrait appeler un phénomène de “champ”.
Il y a aussi une logique de l’expression (cf le développement consacré à cette “logique de l’expression” et à son histoire dans SPE, p. 53 et sq. ; il y aurait par ailleurs toute une étude à faire à propos de l’usage que Deleuze fait du terme “logique”, lorsqu’il parle d’une “logique de l’expression”, d’une “logique de la sensation”, ou d’une “logique du sens”, qui sont en fait d’autres logiques, étrangères à celle des logiciens au sens strict ; c’est en pensant à cette autre logique que Deleuze écrit : “La philosophie de Spinoza est une logique”, SPE, p. 114), et celle-ci débouche sur la production d’un véritable “système de l’expression” (SPE, p. 278, p. 289). En effet l’expression, plutôt qu’elle ne donne son objet à une idée, correspond à une certaine manière de penser, à une certaine manière de former des idées : elle se caractérise par le fait qu’elle soustrait celles-ci à des rapports d’analogie et d’éminence qui installent entre la pensée et ce qu’elle pense une relation extérieure de convenance ou de conformité, en elle-même porteuse d’équivocité. La logique de l’expression, telle que Deleuze la comprend à partir de Spinoza, est une logique de l’univocité, du point de vue de laquelle la chose est pensée comme elle est, en ce sens que l’acte par lequel elle est pensée ne se distingue en rien de celui par lequel elle est produite ou se produit. L’expression n’a donc rien à voir avec une désignation ou une représentation : l’exprimé ne pouvant être dissocié de l’acte à travers lequel il est exprimé, exprimer est tout sauf disposer des images ressemblantes et muettes à la surface d’un tableau : c’est en ce sens que Francis Bacon, auquel Deleuze a consacré une “Logique de la sensation” est naturellement spinoziste dans son activité “expressionniste” de peintre. Ainsi “la connaissance devient une espèce de l’expression” (SPE, p. 10 ; cf également p. 137 : “Le mot de Leibniz : la connaissance est une espèce de l’expression, pourrait être signé de Spinoza.”), car l’expression rend compte à la fois de la manière dont les choses se produisent dans la réalité et de celle par laquelle elles sont connues dans la pensée, la pensée étant elle-même une forme de la réalité à côté de toutes les autres. S’il y a lieu de parler ici de “logique”, c’est parce que cette manière de penser correspond à une certaine manière de distribuer les idées et de les corréler entre elles, suivant un schème “expressif” : ce schème est ternaire ou triadique (“L’expression se présente comme une triade... L’idée d’expression reste inintelligible tant qu’on voit seulement deux termes dans le rapport qu’elle présente”, SPE, p. 21. “Partout l’exprimé intervient comme un tiers qui transforme les dualismes”, SPE, p. 311), puisqu’entre l’exprimé et l’exprimant il interpose toujours l’acte d’exprimer ou l’expression comme telle, qui, dynamiquement, pose les conditions de ce qu’ils sont en eux-mêmes en tant qu’exprimé et exprimant, et, simultanément, celles de leur relation ; dès lors cette relation n’a plus rien à voir avec un rapport indicatif ou représentatif, qui prendrait au contraire la forme d’une relation à deux termes. Il y a dans cette disposition syllogistique quelque chose qui ferait penser à une dialectique de type hégélien : mais, aussitôt formulé, ce rapprochement apparaît comme insoutenable en raison de la référence qu’il impose à un travail du négatif, référence qui demeure définitivement étrangère à une philosophie de la pure affirmation. “La philosophie de Spinoza est une philosophie de l’affirmation pure. L’affirmation est le principe spéculatif dont toute l’ETHIQUE dépend.” (SPE, p. 51). “Spinoza semble être celui qui va le plus loin dans la voie de cette nouvelle logique : logique de l’affirmation pure, de la qualité illimitée, et par là de la totalité inconditionnée qui possède toutes les qualités, c’est-à-dire logique de l’absolu.” (SPE, p. 69). Cette idée est ainsi reprise dans SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE : “Le reproche que Hegel fera à Spinoza, d’avoir ignoré le négatif et sa puissance, c’est la gloire et l’innocence de Spinoza, sa découverte propre. Dans un monde rongé par le négatif, il a assez confiance dans la vie... pour dénoncer tous les fantômes du négatif.” (éd. cit. p. 22) L’acte d’exprimer, qui rend possible la synthèse de l’exprimé et de l’exprimant, est par définition l’affirmation uniment positive d’une puissance. La logique de l’expression est d’abord une logique de la puissance, et même, pourrait-on dire, une logique de la vie, ou une logique du mouvement (ces thèmes sont indiscutablement bergsoniens ; ce sont eux qu’on retrouve dans l’ouvrage que Deleuze a consacré au “Bergsonisme”, éd. PUF, Paris, 1966, mais aussi dans ses études sur le cinéma qui sont des essais d’expressionnisme appliqué, L’IMAGE- MOUVEMENT, éd. de Minuit, Paris, 1983, et L’IMAGE-TEMPS, éd. de Minuit, Paris, 1985), essentiellement distincte des logiques traditionnelles de la représentation, qui, dans leur recherche d’une statique identité, restent en permanence exposées à la menace de la négativité et, par l’intermédiaire de celle-ci, soumises à un principe de transcendance. En pensant la causalité elle-même au point de vue de la logique de l’expression, selon la perspective propre à la doctrine de la causa seu ratio, Spinoza pose ainsi les conditions d’une connaissance intégrale du réel qui, dans la forme de l’intellectio, s’enracine dans ce réel dont plus rien ne la distingue, puisqu’elle en constitue directement l’expression.
“S’il est vrai que le concept d’expression s’applique adéquatement à la causalité réelle, au sens où l’effet exprime la cause et où la connaissance de l’effet exprime une connaissance de la cause, ce concept n’en déborde pas moins la causalité puisqu’il fait correspondre et résonner des séries tout à fait étrangères l’une à l’autre. Si bien que la causalité réelle est une espèce de l’expression, mais seulement une espèce subsumée sous un genre plus profond. Ce genre traduit immédiatement la possibilité pour des séries distinctes hétérogènes (les expressions) d’exprimer un même invariant (l’exprimé), en établissant dans chaque série variable un même enchaînement de causes et d’effets.” (S P E , p. 304).
C’est pourquoi il y a lieu enfin de parler d’une voie de l’expression. L’expression montre une voie parce l’idée à laquelle elle correspond n’a pas seulement une fonction théorique : la figure de la connaissance qu’elle instaure, avec la logique qui lui est propre, abolit toute distance vis-à-vis de ses objets et ainsi conduit à une intégration dynamique, avec une identique puissance, au mouvement qui propulse ceux-ci dans le sens de l’accomplissement de leur nature. Concevoir la réalité comme “nature” au point de vue de l’expression, c’est s’enfoncer au plus profond de son ordre et ainsi s’unir absolument à elle, suivant une démarche dont les enjeux ne peuvent être seulement spéculatifs, puisque l’expression, inséparable de l’élan qui correspond au fait de s’exprimer, est un acte, et ne peut se concevoir qu’en acte. Parti, dans SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, d’une étude suivie de la manière dont fonctionne dans le texte de l’ETHIQUE la logique de l’expression, Deleuze montre ainsi comment cette logique, qui n’est pas seulement une manière de raisonner sur la vie ou à son propos puisqu’elle “exprime” la logique même de la vie, et débouche sur une éthique, au sens fort du terme, qui prend la forme d’un régime de vie, d’un véritable éthos : et c’est cet aspect pratique de l’expression qui est au centre de l’essai sur SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE. En ce sens, comprendre Spinoza, c’est, en acte, devenir soi-même spinoziste, en suivant la voie de l’expression qui implique un engagement simultanément théorique et pratique. Qu’est-ce donc qu’être spinoziste ? Est-ce adhérer intellectuellement à un système de pensée exclusif de tous les autres parce qu’on en aurait reconnu le caractère de vérité ? S’il en était ainsi, la démarche de la philosophie, posée en réaction à la puissance de la vie, resterait maintenue sur le plan abstrait de la théorie, et même, plus restrictivement encore, d’une théorie particulière. Etre spinoziste, c’est une expérience de pensée et de vie qui, spontanément, déborde les frontières traditionnelles de la philosophie : “Je crois qu’il y a beaucoup de spinozisme dans la littérature actuelle, dans la musique actuelle, dans les mouvements actuels, encore plus que dans la philosophie actuelle. Les vrais spinozistes au besoin, ce sont des musiciens, ce sont des littérateurs (Lawrence, Virginia Woolf, Whitman, Kerouac, certains anglais ou américains ont toujours été naturellement spinozistes, spinozistes par nature)” (ce passage de la communication présentée par Deleuze au colloque qui s’est tenu à Paris en 1977 à l’occasion du troisième centenaire de la mort de Spinoza se trouve dans le texte publié par la Revue de Synthèse de janvier-septembre 1978, mais il a été supprimé de la reprise de ce texte en conclusion du recueil SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE publié aux éditions de Minuit en 1981) Il faut donc comprendre qu’être spinoziste, au sens que Deleuze donne à ce terme, c’est se confronter, dans la vie même, et dans sa propre vie, aux enjeux réel d’une tradition philosophique “un peu cachée, un peu maudite” (SPE, p. 299), mineure et marginale, au point de vue de laquelle les rapports de l’être et de la pensée ne sont pas seulement des rapports de représentation, c’est-à-dire des rapports théoriques, mais des rapports pratiques tels qu’ils sont précisément révélés par le concept d’expression. Ainsi, ce n’est pas seulement par rapport au texte de l’ETHIQUE que l’expression affirme son caractère souterrain, c’est par rapport à toute l’entreprise de la philosophie pour laquelle les pensées de l’expression constituent un risque, une menace révolutionnaire de déstabilisation qui lui communiquent dynamiquement leur élan. Dans un texte publié une dizaine d’années plus tard, Deleuze dit : “Il y a un devenir-philosophe qui n’a rien à voir avec l’histoire de la philosophie, et qui passe plutôt par ceux que l’histoire de la philosophie n’arrive pas à classer.” (G. Deleuze - C. Parnet, DIALOGUES , éd. Flammarion, coll. “Dialogues”, Paris, 1977, p. 8) En relisant Spinoza à la lumière du concept d’expression, Deleuze a manifestement cherché à le soustraire à la tradition de l’histoire de la philosophie, et à lui restituer son statut d’inclassable.
Les risques d’une lecture expressionniste
Une fois identifié le projet de Deleuze, qui consiste à confronter le texte de Spinoza au concept d’expression, appréhendé sous les espèces du “problème”, de la “logique” et de la “voie”, il est inévitable de s’interroger sur les limites d’une telle entreprise, qui d’ailleurs assume elle-même explicitement, à découvert pourrait-on dire, les risques de sa propre violence expressionniste. Dans un texte qu’on vient de citer, à propos d’une parole de Proust, “Dans les beaux livres tous les contre-sens qu’on fait sont beaux”, Deleuze propose ce commentaire : “C’est la bonne manière de lire : tous les contre-sens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue” (DIALOGUES, éd. cit. p. 11). C’est précisément dans cet esprit qu’il faut lire SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION : non comme un ouvrage d’histoire de la philosophie voué à un objectif de fidélité et d’exactitude et visant, sans risques, une simple reproduction ou recognition à l’identique de ce qui est écrit dans l’ETHIQUE, comme si cela appartenait à l’ordre du déjà pensé ; mais plutôt comme un essai de mise en usage du texte, qui en fasse fonctionner les enjeux théoriques et pratiques, de manière à dégager les lignes d’une “langue à l’intérieur de sa langue”, à travers une forme de répétition libérée des fantômes de l’identité et productrice de différences. Il faut l’admettre : Spinoza lu par Deleuze est différent plutôt que conforme. Entendons bien : différent, tel qu’en lui-même sa puissance le change, et non au point de vue d’une interprétation abusive qui, sans nécessité, en projetterait la figure dans une représentation extérieure et factice. Le commentaire que Deleuze a consacré à Spinoza retient puissamment l’attention précisément parce qu’il tient les deux bouts de cette chaîne : s’il force à l’occasion le sens du texte, c’est de l’intérieur, et au nom de la force même qui l’habite et le démultiplie en lui-même.
La lecture expressionniste que Deleuze fait de Spinoza installe donc le texte en écart par rapport à lui-même, en y introduisant les éléments imperceptibles de décalage qui sont indispensables à sa mise en mouvement. Dans SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, cette opération est effectuée avec une extraordinaire précision, qui lève d’emblée tout reproche d’arbitraire. On voudrait le montrer ici à propos de deux exemples précis : celui de la scission du qualitatif et du quantitatif qui sert à expliquer le rapport de la substance à ses attributs et à ses modes ; et celui des passions joyeuses, thème qui commande l’analyse des modes finis et de leurs formes de régulation. Dans ces deux cas, Deleuze peut paraître s’écarter de la lettre du texte, dans laquelle, plutôt qu’il n’y injecte des éléments totalement étrangers, il amplifie certains thèmes, alors que ceux-ci n’y sont qu’esquissés (c’est précisément ce qu’il fait à propos du thème de l’expression, qui n’a certainement pas chez Spinoza l’importance que Deleuze lui reconnaît), de manière à modifier l’économie interne de leur rapport avec d’autres aspects plus frontaux, ceux auxquels s’intéressent principalement les historiens de la philosophie, qui, sous un tel éclairage, paraissent au contraire, minorés.
Le qualitatif et le quantitatif
Selon Deleuze, le problème initial dont procède toute l’entreprise de Spinoza serait le suivant : comment penser la différence ou la distinction, non plus seulement entre des éléments finis, donc en présupposant d’emblée, ainsi que le fait par exemple Descartes, la pluralité des substances, mais à partir de l’infini et dans l’infini pensé absolument et positivement comme tel (“Quel est le type de distinction dans l’infini ?”, SPE, p. 22) ? Or la résolution de ce problème suppose que soit levée la confusion entre deux types de distinctions irréductiblement différents : d’une part la distinction réelle, qui pose la discrimination entre des formes ou des genres, et ne peut concerner que la substance considérée dans son rapport à ses attributs ; et d’autre part la distinction numérique, qui concerne la réalité de choses elles-mêmes déjà déterminées à l’intérieur d’une forme ou d’un genre, comme des modes ou affections de substance. Le principe de cette dissociation est introduit dans la proposition 4 de la première partie de l’ETHIQUE : “Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit à partir de la diversité des attributs des substances, soit à partir de la diversité des affections de celles-ci” (duae aut plures res distinctae, vel inter se distinguuntur ex diversitate attributorum substantiarum, vel ex diversitate earundem affectionum). Le raisonnement suivi par Spinoza serait subordonné à cet axiome implicite, qui supporte toute la logique de l’expression : “La distinction numérique n’est jamais réelle ; réciproquement, la distinction réelle n’est jamais numérique” (SPE, p. 27 ; cf aussi p. 31 : “Que la distinction réelle n’est pas numérique et ne peut pas l’être, nous semble un des motifs principaux de l’ETHIQUE”). Que faut-il entendre alors par distinction réelle ? Une distinction qui n’est pas “numérique” en ce sens qu’elle ne procède pas de la représentation d’une division en parties, susceptibles d’être dénombrées en deux ou plusieurs parties : “Purement qualitative, quidditative ou formelle, la distinction réelle exclut toute division... Cette théorie trouve son principe dans le statut qualitatif de la distinction réelle. Dissociée de toute distinction numérique, la distinction réelle est portée dans l’absolu” (SPE, p. 31-32). C’est cette logique qui, selon Deleuze, conduit Spinoza à expliquer que, dans leur diversité infinie, les attributs “expriment” tous ensemble et chacun à sa manière l’essence (essentia), au singulier, et non point une essence ou telle ou telle essence parmi d’autres, de la substance, puisqu’il est inconcevable que l’essence de la substance soit elle-même composée d’une multiplicité d’essences, au sens où on peut parler, au point de vue de la distinction numérique, d’une pluralité d’essences de modes.
En présentant ce raisonnement, Deleuze donne l’impression de suivre le texte de Spinoza au plus près de son déroulement argumentatif, et, ce faisant, il confère aux aspects les plus énigmatiques, parce que les plus elliptiques, de son exposition un relief tout à fait singulier. Mais il faut bien voir qu’il le fait en référence à un concept qui en est littéralement absent, puisqu’il est expressément emprunté à Duns Scot (lorsque Deleuze écrit que “les théories scotistes furent certainement connues de Spinoza, et participèrent, avec d’autres thèmes, à la formation de son panthéisme”, SPE, p. 57 - cf la note 28 qui tente d’argumenter historiquement cette affirmation, il s’avance sur un terrain plutôt incertain : la recherche des “sources” de la pensée spinoziste est relativement indépendante de l’étude structurale de sa signification philosophique ; d’autre part, en parlant, d’un mot forgé au XVIIIème siècle à partir d’une certaine lecture du spinozisme, du “panthéisme” de Spinoza, on s’engage inévitablement sur le plan de l’interprétation) : celui de quiddité ou de forme, qui permet d’interpréter les attributs comme des qualités infinies, ou qualités pures, dont la diversité indivisible ou indécomposable en parties exprime l’essence de la substance dans ce que celle-ci comporte d’absolument infini, comme nature et comme puissance. Et Deleuze le reconnaît lui-même : “A proposer l’image d’un Spinoza scotiste et non cartésien, nous risquons de tomber dans certaines exagérations.” (SPE, p. 57).
Où commencent ces exagérations ? On peut admettre que la présentation des attributs en termes de qualités ou de quiddités, qu’il ne faut surtout pas interpréter comme des propriétés, va bien dans le sens de ce que dit le texte de Spinoza, même si c’est avec des mots qui n’y figurent pas mais y sont transférés à partir d’un autre contexte : aussi bien, lire de près un texte, ce n’est pas nécessairement enfermer une fois pour toutes celui-ci dans sa seule lettre, qui risquerait alors de devenir lettre morte, mais c’est susciter les conditions de telles rencontres (dans ses DIALOGUES avec Claire Parnet, Deleuze appellera ces rencontres des “noces”, en précisant que les noces contre nature risquent d’être aussi les plus intéressantes et, paradoxalement, les plus fécondes), qui, en faisant réagir l’un sur l’autre des mouvements de pensée indépendants, pour autant que leur spécificité soit préservée, met en lumière leurs singularités respectives ; et la réflexion développée par Deleuze, à partir d’une mise en parallèle de Duns Scot et de Spinoza, autour du rapport de la distinction réelle et de la distinction formelle va bien dans ce sens. Mais lorsqu’on passe de la considération de ces qualités ou formes à celle du qualitatif comme tel, en tant que celui-ci constituerait un ordre de réalité distinct, dont rendrait compte la notion de “nature naturante”, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’une telle démarche, du moins lorsque celle-ci continue à être référée à Spinoza, alors qu’elle conviendrait tout autant, sinon mieux, au Bergson du premier chapitre des DONNEES IMMEDIATES DE LA CONSCIENCE.
En effet on ne peut alors réfléchir ce qualitatif que par rapport à une entité opposée, qui est celle du quantitatif. Et c’est bien ce que paraît faire Deleuze lorsqu’il explique que, du côté de la substance, donc de l’absolument infini, on ne trouve que du qualitatif, alors que c’est seulement du côté des affections déterminées de la substance qu’on commence à trouver du quantitatif, et même, semble-t-il, du quantitatif pur : “La distinction des attributs ne fait qu’un avec la composition qualitative d’une substance ontologiquement une ; la substance se distingue en une infinité d’attributs, qui sont comme ses formes actuelles ou ses qualités composantes. Avant toute production, il y a donc une distinction, mais cette distinction est aussi bien composition de la substance elle-même. Il est vrai que la production des modes se fait par différenciation. Mais il s’agit alors d’une différenciation purement quantitative. Si la distinction réelle n’est jamais numérique, inversement la distinction numérique est essentiellement modale. Sans doute le nombre convient-il mieux aux êtres de raison qu’aux modes eux-mêmes. Reste que la distinction modale est quantitative, même si le nombre exprime mal la nature de cette quantité.” (SPE, p. 166) Qu’est-ce qu’une distinction numérique dont le nombre exprime mal la nature, sinon une distinction qu’il est justement impossible d’identifier exclusivement à partir de son caractère numérique ? Et surtout pourquoi ramener la distinction de l’in se et de l’in alio, du substantiel et du modal, à celle du qualitatif et du quantitatif, ce qui revient, objecterait un hégélien, à penser cette distinction dans les catégories d’une logique de l’être qui ne serait même pas allée jusqu’au bout de son propre mouvement, et n’aurait pas réconcilié qualité et quantité dans la mesure, qui est précisément l’autre nom du mode (“mode”, modus, signifie littéralement “mesure” ou “manière”) ?
Il faut le dire : rien dans le texte de l’ETHIQUE, où le thème de la quantité n’est pratiquement jamais abordé (sinon dans le scolie 15 du DE DEO à propos du problème de la quantité infinie), ne permet de vérifier la validité d’une telle présentation. Or il y a ici exagération, au sens d’une déformation qui, au lieu de mieux mettre en évidence certaines caractéristiques du raisonnement suivi par Spinoza, en déplace les enjeux, de manière à soulever de nouveaux problèmes qui risquent fort d’être de faux problèmes au point de vue de Spinoza lui-même. Jamais celui-ci n’entreprend de réfléchir la notion d’un qualitatif pur qui serait tel parce qu’il serait pur de toute détermination au sens quantitatif du terme, et au sens d’une quantité qui ne serait elle-même appréhendée comme telle qu’au point de vue de la distinction numérique ; chez Spinoza, la quantité, non moins que la qualité, est soumise aux normes de la puissance : lorsqu’il est procédé à des évaluations quantitatives, comme c’est le cas à propos de la mesure comparée des forces des affects, c’est toujours en replaçant celles-ci dans le cadre de séries intensives, qui ne peuvent être ramenés à des rapports en extension, partes extra partes, du type de ceux qui déterminent mécaniquement, d’un point de vue statique, le quantitatif pur. C’est ce que Deleuze explique lui-même admirablement dans la troisième partie de son livre, qui est consacrée à la théorie du mode fini. Et si Spinoza n’entreprend pas de penser le qualitatif pur, ce n’est pas du tout par hasard, mais parce que, à son point de vue, il n’y a pas deux ordres de choses, mais un seul, et celui-ci est l’ordre même de la nature, qui est identique sous ses deux aspects de “nature naturante” et du “nature naturée”, donc sur les deux plans de sa constitution et de sa production.
Faisons ici une remarque. Deleuze a consacré par ailleurs de nombreux développements critiques à l’encontre de ce qu’il appelle les “machines binaires”, dans lesquelles il voit avant tout des machines à produire des oppositions dialectiques, à tout voir en noir et blanc, au point de vue d’une négativité qui sépare le réel de lui-même en l’exposant à la loi de la transcendance : et cette critique résume un aspect important de son nietzschéisme. S’il s’est intéressé à la logique de l’expression, c’est précisément parce que la structure ternaire ou triadique de cette logique contribue à évacuer la représentation de ces élémentaires oppositions, et permet en quelque sorte de raisonner “par delà le bien et le mal”. Mais il n’est pas si aisé d’échapper au jeu des machines binaires ; le fait même de les dénoncer et de les rejeter pourrait bien lui aussi relever du fonctionnement d’une machine binaire : et dans la manière dont Deleuze argumente, en jouant systématiquement le mode mineur contre le mode majeur, on retrouve assez souvent la trace de machines binaires : le thème des deux Ethiques, celle des démonstrations et celle des coups de coeur, en constitue un exemple ; la dissociation du qualitatif et du quantitatif en est un autre. Et on se prend alors à penser que Deleuze, s’il avait été un plus hégélien, ou un peu moins anti-hégélien (encore une machine binaire !), aurait davantage maîtrisé le type de négativité, - il y a un mauvais négatif comme on parle du mauvais infini -, attaché au fonctionnement des machines binaires.
Les passions joyeuses
Le second exemple qui va être à présent examiné devrait, dans un tout autre sens, promouvoir une forme de raisonnement à trois termes, de type syllogistique, apparemment plus conforme aux orientations fondamentales de la logique de l’expression. Mais Deleuze est-il davantage proche alors de ce que dit Spinoza ? Ou bien est-il amené, là encore, à déformer sa pensée en vue d’en effectuer une lecture qui soit davantage expressive ?
La notion des “passions joyeuses” est introduite par Deleuze de la manière suivante : “L’opposition des actions et des passions ne doit pas nous cacher cette autre opposition qui constitue le second principe du spinozisme : celle des affections passives joyeuses, et des affections passives tristes ; les unes augmentent notre puissance, les autres la diminuent. Nous nous rapprochons de notre puissance d’agir pour autant que nous sommes affectés de joie. La question éthique chez Spinoza se trouve donc dédoublée : Comment arriverons-nous à produire des affections actives ? Mais d’abord : Comment arriverons-nous à éprouver un maximum de passions joyeuses ?” (SPE, p. 225)
Dans cette présentation, les “passions joyeuses”, qui demeurent des passions en tant qu’elles sont subies, puisqu’elles s’effectuent au hasard des rencontres avec des corps extérieurs et donc aussi sous la loi de l’imagination, et qui simultanément sont joyeuses en tant qu’elles correspondent à une augmentation de la puissance d’agir, paraissent occuper une position intermédiaire entre les deux pôles extrêmes de la liberté et de la servitude : et elles fournissent ainsi les conditions du passage de l’une à l’autre.
C’est bien dans ce sens que cette notion est exploitée plus loin :
“Les passions joyeuses ne nous donnent pas encore la possession de notre puissance d’agir ; nous n’avons pas l’idée adéquate de l’objet qui convient en nature avec nous ; les passions joyeuses elles-mêmes naissent d’idées inadéquates, qui indiquent seulement l’effet d’un objet sur nous. Il faut donc que, à la faveur des passions joyeuses, nous formions l’idée de ce qui est commun entre le corps extérieur et le nôtre, car cette idée seule, cette notioncommune, est adéquate. Tel est le deuxième moment de la raison : alors, et alors seulement, nous comprenons et agissons, nous sommes raisonnables : non pas par l’accumulation des passions joyeuses en tant que passions, mais par un véritable “saut”, qui nous met en possession d’une idée adéquate, à la faveur de cette accumulation.” (SPE, p. 262)
A travers cette succession de “moments”, et le saut qui les réunit en les séparant en faisant jouer la tension du “déjà” et du “pas encore”, pourrait se laisser deviner l’ébauche d’une dialectique : même si les passions joyeuses sont, en tant qu’elles sont des passions, marquées par une sorte de négativité [1], il reste que, par leur intermédiaire, “à la faveur” de celles-ci, il est possible d’enclencher le mouvement qui, à terme, doit permettre à l’âme de se réapproprier sa puissance en passant à un régime de pleine activité [2] ; et en conséquence “avant de devenir actifs, il faut sélectionner et enchaîner les passions qui augmentent notre puissance d’agir” [3]. On serait tenté de parler, au sujet de cette conversion de la passivité en activité, d’une négation de la négation, ou d’une ruse de la raison, qui, exploite un mal, la passion, de manière à le faire servir à un bien, la libération éthique.
On est étonné de voir Deleuze s’engager sur un tel terrain, en raisonnant d’une manière qui lui est si peu habituelle. Et on doit du coup s’interroger sur ce qui pourrait confirmer une telle spéculation. A vrai dire la notion de “passion joyeuse” n’est pas tout à fait absente du texte de Spinoza, du moins en première lecture. Lorsque les notions de joie et de tristesse sont pour la première fois introduites dans le scolie de la proposition 11 de la troisième partie de l’ETHIQUE, elles le sont en référence expresse à la notion de passion :
“Par joie je comprendrai dans ce qui suit la passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande. Par tristesse au contraire la passion par laquelle elle passe à une moindre perfection” (“per laetitiam in sequentibus intelligam passionem qua mens ad majorem perfectionem transit. Per tristitiam autem passionem qua ipsa ad minorem transit perfectionem”).
Et c’est seulement tout à la fin de cette même partie de l’ETHIQUE, dans la proposition 58, qu’est introduite, assez inopinément, l’idée selon laquelle, à côté de ces joies et de ces désirs qui sont des passions parce qu’ils correspondent à des rencontres en extériorité, il y en a d’autres que leur caractère authentiquement actif soustrait à ce statut passif :
“En dehors de la joie et du désir qui sont des passions, sont donnés d’autres affects de joie et de désir, qui se rapportent à nous en tant que nous agissons” (“praeter laetitiam et cupiditatem quae passiones sunt alii laetitiae et cupiditatis affectus dantur qui ad nos quatenus agimus referuntur “).
Toute la question est de savoir si le fait de parler ainsi de joies passionnelles, en rapport avec le fait que nous passons à une perfection plus grande sous l’effet de la composition circonstancielle de notre être avec celui d’une autre chose qui lui convient en nature, autorise à parler aussi de “passions joyeuses” qui, dans leur passivité même, préfigureraient ou prépareraient les conditions du passage à une activité plus grande. Or, à regarder attentivement ce que dit Spinoza, il semble que ce soit extrêmement discutable. A propos de cette question difficile entre toutes risquons cette affirmation un peu abrupte : chez Spinoza, toutes les passions sans exception sont tristes, même celles qui sont des joies ou se présentent comme telles ; du moins le sont-elles à terme, par une sorte de phénomène d’entropie passionnelle, en tant précisément qu’elles sont des transitions ou des passages qui, se déployant dans la durée, ne peuvent être ramenés à des états instantanés. Il y a dans tout ce qui place l’âme dans une situation de passivité quelque chose de tendanciellement mauvais ou de nuisible, et nulle manipulation ne pourra jamais faire que ce qui est mauvais, c’est-à-dire nuisible, devienne utile : on peut parler en ce sens d’un destin triste des passions, de toutes les passions sans exception, y compris les joies qui sont des passions. En effet il y a dans la notion de “passion joyeuse” une contradiction dans les termes, qui ne peut correspondre qu’à un état passager, instable et proprement inviable de notre constitution. Non seulement il ne suffit pas de multiplier, d’accumuler ces passions joyeuses pour créer les conditions qui permettraient à l’âme de s’installer, par un saut qualitatif, dans une régime d’activité, mais il faut même aller jusqu’à dire qu’une telle accumulation est impossible, car les passions joyeuses, qui sont en fait des joies imaginaires liées à des rencontres avec des corps extérieurs, ne sont pas susceptibles de se rassembler dans un ensemble cohérent et permanent, mais tendent au contraire inéluctablement à s’opposer entre elles, dans le sens non d’une composition mais d’une décomposition.
Pourtant il faut admettre qu’à l’appui de la thèse d’une possible composition de ces joies passagères créant les conditions d’un passage à la vraie joie, qui s’opérerait sur d’autres bases, non plus passionnelles mais proprement actionnelles, peut être évoquée la structure de l’argumentation développée dans la cinquième partie de l’ETHIQUE, qui procède successivement en deux temps. Les vingt premières propositions présentent le mouvement conduisant à la libération sous la forme d’une thérapeutique affective ; celle-ci prend un large appui sur l’imagination, en développant un véritable ars imaginandi, qui consiste à passer de l’état dans lequel on imagine “simplement” (simpliciter), comprenons platement ou bêtement, au coup par coup, à celui dans lequel on imagine “avec force et plus distinctement” (vivide et distinctius), on pourrait dire plus intelligemment ; on s’exerce ainsi à insérer les représentations de l’imagination dans des contextes de plus en plus larges, de manière à effectuer leur synthèse dans une passion souveraine, celle de “l’ amour envers Dieu” (amor erga Deum), qui pacifie l’âme en instaurant les conditions d’une régulation interne de ses affects. Et c’est seulement une fois parcourue cette phase préparatoire, au cours de laquelle âme et corps restent étroitement associés, qu’il est possible d’envisager les conditions d’une libération de l’âme “sans relation au corps” (sine relatione ad corpus, ETHIQUE V, scolie de la proposition 20), ou tout au moins, précise ensuite Spinoza, “sans relation à l’existence du corps” (sine relatione ad corporis existentiam, ETHIQUE V, scolie de la proposition 40) ; au cours de cette ultime étape, qui dégage en fait les conditions d’une nouvelle association de l’âme au corps (car rien ne permet de penser que l’âme puisse à aucun moment cesser d’être idée du corps, et ainsi continuer à exister sans le corps ; les analyses que Deleuze consacre à la fin de son livre, S P E, p. 293 et sq, au problème de l’immortalité de l’âme, en expliquant l’état dans lequel se trouve l’âme “après la mort”, cf la formule de la p. 294 : “nous sommes devenus totalement expressifs”, ne sont guère convaincantes : pour Spinoza l’expérience que nous pouvons faire de l’éternité, effectuée au présent, est absolument actuelle, donc complètement indépendante du fait que l’existence finisse ou commence ; aussi bien ces analyses sont-elles les seules que Deleuze n’ait pas reprises dans la présentation contractée de son livre publiée ensuite SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE), considéré non plus au point de vue de son existence mais à celui de son essence, l’âme devient pleinement active et maîtresse d’elle-même, en s’engageant dans la pratique d’un nouvel affect, dépouillé de tout caractère passionnel, “l’amour intellectuel de Dieu” (amor intellectualis Dei), qui n’a plus rien à voir avec l’élan qui porte l’âme vers une chose extérieure à elle, fût-elle la plus haute de toutes, puisqu’il exprime l’attachement que la chose absolue, Dieu, se porte à soi, tel que l’âme le ressent en se détachant complètement de la particularité liée à son identité personnelle. N’est-ce pas une parfaite illustration de la procédure en deux moments évoquée par Deleuze, qui effectue le passage de la passivité à l’activité, en prenant appui sur les passions joyeuses pour créer les conditions de la transition vers une joie authentiquement active ? Mais il faudrait pour cela que les pratiques de la thérapeutique affective décrites dans la première partie du DE LIBERTATE, et qui consistent à exploiter la “puissance d’imaginer” (potentia imaginandi), c’est-à-dire tout ce que l’imagination présente de puissance, donc d’activité, au sens propre du terme, se situent dans le contexte de la vie passionnelle, dans laquelle l’âme n’est pas maîtresse de ses actes, puisqu’elle y reste soumise aux incidences des rencontres du corps avec les corps extérieurs. Or il semble qu’il n’en soit rien, et que la démarche préconisée par Spinoza soit celle d’une conversion des procédures de l’imagination, qui leur retire progressivement leur caractère de passivité en les rapprochant de plus en plus de la production d’idées adéquates. Reconnaissons qu’il y a là un problème d’interprétation très difficile à résoudre, étant donné le caractère extrêmement elliptique de l’argumentation développée par Spinoza dans la cinquième partie de l’ETHIQUE, qui, en tout cas, ne confirme pas de manière indiscutable la réalité des passions joyeuses.
Cherchons donc à présent dans le texte de l’ETHIQUE ce qui pourrait infirmer l’usage de cette notion. Dans la troisième partie de l’ouvrage, qui est entièrement consacrée à une étude scientifique des mécanismes de l’affectivité, apparaît un thème extrêmement important : celui de la “fluctuation de l’esprit” (fluctuatio animi ; ce thème est introduit dans le scolie de la proposition 17), qui représente l’état de trouble mental lié aux situations dans lesquelles l’âme est à la fois triste et joyeuse, ou joyeuse et triste, parce qu’elle est entraînée simultanément dans le sens d’une augmentation et dans celui d’une diminution de sa perfection. Il faut bien comprendre que cet état n’a rien d’un état limite, que son caractère constitutionnellement paradoxal rendrait exceptionnel : il correspond en fait à la situation à laquelle l’âme est régulièrement confrontée ; lorsqu’elle est soumise au régime propre des passions et de leurs “forces” (vires), qui fondamentalement l’aliènent parce qu’elles la soumettent à une loi étrangère à sa nature propre. En parlant tout à l’heure d’un destin triste des passions, c’est précisément à cela que nous faisions allusion : il y a dans toutes les passions sans exception quelque chose qui, en tant qu’elles sont des passions, les entraîne dans le sens de la fluctuatio animi, en leur imprimant la forme de joies qui sont des tristesses, d’amours qui se développent sur fond de haine, à moins qu’ils ne s’agisse de tristesses qui sont des joies, de haines revêtant la forme de l’amour. Toute l’analyse que Spinoza propose de l’affectivité, pour autant du moins qu’elle se développe dans un contexte de passivité (c’est-à-dire jusqu’à la proposition 58 de la troisième partie de l’ETHIQUE, où est introduit, à la manière d’une sorte de Deus ex machina, le concept d’affects actifs), repose sur cette idée de l’ambivalence affective, qui entache toutes nos joies de tristesse, pour autant que, au prix d’une fixation imaginaire, elles revêtent la forme de l’amour pour des choses extérieures. Or si doit être finalement révélée la possibilité de joies pures, qui sont celles à travers lesquelles l’âme éprouve pleinement sa puissance de penser et de former des idées issues de sa nature propre, c’est parce qu’inversement il n’y a pas place dans notre régime mental pour des tristesses pures, qui ne soient marquées par le phénomène de l’ambivalence qui les déstabilise de l’intérieur d’elles-mêmes. L’exploitation que fait Spinoza du thème de la fluctuatio animi démontre que la symétrie instaurée entre la joie et la tristesse par le fait qu’elles sont entraînées par des mouvements de sens inverse n’est qu’apparente : il n’y a dans la tristesse, fût-ce sous une forme virtuelle, rien d’affirmatif qui permette d’en faire, sous une figure extrême, une expression du conatus, auquel elle demeure définitivement étrangère. Et c’est pourquoi, quitte à interpréter, il serait peut-être plus satisfaisant de présenter Spinoza comme un théoricien de l’aliénation que de faire de lui un philosophe de l’expression.
Or Deleuze ne traite qu’en passant ce thème de la fluctuatio animi (SPE, p. 222, note 23), qui ôte tendanciellement tout contenu à la notion de passion joyeuse. Et on comprend très bien pourquoi il ne s’y intéresse pas, et même s’en détourne : c’est parce que toute sa propre pensée de philosophe est fondée sur la réfutation du thème de l’ambivalence et des retournements dialectiques que celle-ci est censée opérer sur fond de négativité. Peu avant SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION, Deleuze avait publié PRESENTATION DE SACHER-MASOCH (éd. de Minuit, coll. “Arguments” dirigée par K. Axelos, Paris, 1967 ; SPINOZA ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION devait paraître l’année suivante dans la même série), qui préfigurait les grandes orientations théoriques de l’ANTI-OEDIPE, et sa radicale remise en question de la psychanalyse freudienne. Dans cet ouvrage, Deleuze expliquait que, en forgeant le concept d’un instinct de mort qui constituerait le fond ou l’au-delà du principe de plaisir, et en développant à partir de là la représentation syncrétique d’une perversion sado-masochiste, situant en perspective l’un par rapport à l’autre le plaisir associé à la douleur qu’on inflige (sadisme) et celui associé à la douleur qu’on subit (masochisme), comme si on avait affaire, à travers des images symétriques, aux deux formes limites du même amour-mort qui impulse tout le développement de la libido, et en pensant ainsi, dans une perspective tragique, la répétition libidinale sur fond d’identité, Freud est définitivement passé à côté de l’explication des formes “mineures” de l’affectivité, du type de celles dont la relation sadique ou la relation masochiste donnent témoignage, et de la différence propre qui les constitue en profondeur.
Mais le plaisir qui fait mal, qu’il s’agisse du mal qu’on fait ou du mal qu’on vous fait, serait manifestement aux yeux de Spinoza une passion dominée par le phénomène de la fluctuatio animi, et donc inéluctablement entraînée vers une postérité négative de tristesse : et s’il n’y a pas de place dans son explication de l’affectivité pour un instinct de mort qui barrerait le conatus dans sa constitution intrinsèque, et non seulement sur le plan de ses manifestations extérieures conscientes, c’est précisément parce qu’il n’y a dans la passion, en tant qu’elle est subie, rien de positif sur quoi pourrait prendre appui le processus de libération du désir. La passion, c’est la soumission à la loi de l’autre, qui constitue la forme par excellence de la servitude : et c’est pourquoi le seul moyen d’y échapper est de développer, et le plus possible, des formes originales d’affects, qui ne soient plus réductibles à ce schéma passionnel, mais soient de véritables actions de l’âme, ce à quoi la “puissance d’imaginer” (potentia imaginandi) peut contribuer à sa façon, ainsi que l’expliquent les vingt premières propositions du DE LIBERTATE.
Arrêtons maintenant cette discussion, qui ne déboucherait sur des résultats convaincants que si elle prenait le temps d’analyser dans leur détail tous les textes concernés, ce qu’il n’est évidemment pas possible de faire ici. Et concluons en soulignant à nouveau les risques auxquels se confronte la lecture expressive ou expressionniste que Deleuze fait de la philosophie de Spinoza en la repensant à ses propres frais, dans une perspective qui n’est manifestement pas de reproduction ou de recognition. L’idée d’expression, avions-nous dit, est présente absente chez Spinoza : nous comprenons maintenant que c’est parce que, comme opérateur effectif ou schème de connaissance, elle se trouve en fait entre Deleuze et Spinoza, comme le témoignage de leur rencontre, qui constitue la figure par excellence d’une expérience philosophique ayant définitivement pris ses distances avec les pratiques traditionnelles de l’histoire de la philosophie. Et, comme Deleuze se l’est plus tard dit à soi-même : “Tu ne rencontrais que ceux qui ne t’avaient pas attendu pour faire des rencontres en eux-mêmes.”
[« The encounter with Spinoza » in : Deleuze a critical reader, ed. By P. Patton, Blackwell publishers, Oxford 1996, p. 139-161.]
SOURCE : http://www.univ-lille3.fr/set/machereybiblio70.html
[1] “Reste que toute passion est mauvaise par elle-même en tant qu’elle enveloppe de la tristesse” (SPE, p. 251)
[2] Le même thème est repris de la manière suivante dans SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE : “La distinction fondamentale entre deux sortes de passions, passions tristes et passions joyeuses, prépare à une tout autre distinction, entre les passions et les actions” (éd. cit. p. 71). Ce qui fait problème ici, c’est bien sûr l’utilisation du verbe “préparer”.
[3] SPE p. 273