"La théorie du langage chez Spinoza", par Laurent Bove
La théorie du langage est, chez Spinoza, la propédeutique à toute réflexion véritable. Les enjeux de cette théorie sont, dans l’œuvre du philosophe hollandais, d’ordre épistémologique et politique. C’est, en effet, en termes stratégiques que le problème du langage est posé, car celui-ci enveloppe deux dangers majeurs qui se combinent nécessairement : l’illusion et l’oppression.
L’illusion dans la confusion toujours possible des idées et des mots par lesquels nous désignons les choses, l’oppression lorsqu’entre les mains du théologien, le langage devient l’instrument adéquat de la tyrannie. D’où la nécessité d’une critique du langage comme préalable à toute entreprise philosophique véritable qui se donne pour but la liberté tant individuelle que politique.
1) La connaissance par signes
La genèse de l’ordre représentatif du Monde, des lois de l’Habitude à la synthèse recognitive, trouve chez Spinoza, son achèvement en une réflexion dans l’ordre des signes [1]. Déjà, c’est en tant que signes que se représentent les « Êtres de Raison » ainsi que les « Transcendantaux » et les « Universaux », et c’est à une explication de la genèse des mots en tant que tels (Être, Chose, Quelque chose, Homme, Cheval, etc...) que procède le scolie d’Éthique II, 40. La nature ainsi que l’origine du langage doivent donc se comprendre selon le même processus de confusion-simplification pratique qu’opère un corps complexe mais toujours limité, face à la multiplicité du réel. D’une part, contrairement à ce qu’affirmait Descartes [2], le langage s’explique par le Corps et non par l’entendement ; mais d’autre part c’est à l’intérieur de la sphère de la recognition, c’est-à-dire d’une connaissance non adéquate [3], que le langage s’inscrit en notre mémoire. Par essence, le mot est désignatif et sa valeur est exclusivement une valeur d’usage (Cogitata Metaphysica I 6, G. I p. 246, A. I p. 351, P. p. 260). Connaissance par signes (perception acquise par « le moyen d’un signe conventionnel arbitraire » Tractatus Intellectus Emendatione 19, G. II p. 10, A. I p. 186, P. p. 107 & Éth. II. 40 sc. 2), il permet paradoxalement d’identifier une chose particulière sous le nom commun et ainsi de surdéterminer le procès de chosification et l’apparence d’extériorité (non consciente en tant que telle) par laquelle :
1) cette chose n’est ce qu’elle est que parce que nous la contemplons,
2) elle n’a également de commun avec les autres choses, à présent de même nom, que l’effet relativement semblable qu’elle produit sur notre Corps. Le langage désigne ainsi des individus [4] d’une même « espèce » et/ou d’un même « genre ». Il est classificatoire (C.M., I, 1). Le nom commun est aussi un nom usuel en ce qu’il trouve nécessairement son origine dans un rapport désirant avec des corps extérieurs utiles, nuisibles ou indifférents (donc dans la sphère anthropocentrique de l’usage).
Le mot vise ainsi à prolonger le processus de la recognition nécessaire à la simple survie, selon un signe facile à retenir (CM. I, 1) et qui se représente chaque fois que la chose ou son image se présente à nous : « Nous connaissons clairement par là pourquoi l’Âme, de la pensée d’une chose, passe aussitôt à la pensée d’une autre qui n’a aucune ressemblance avec la première, comme par exemple un Romain, de la pensée du mot pomum, passera aussitôt à la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, n’y ayant rien de commun entre ces choses, sinon que le Corps de ce Romain a été souvent affecté par les deux, c’est-à-dire que le même homme a souvent entendu le mot pomum, tandis qu’il voyait le fruit, et ainsi chacun passera d’une pensée à une autre suivant que l’habitude a en chacun ordonné dans le corps les images des choses » (Éth. II, 18 sc.).
Moyen d’usage, le langage est à la fois produit du Corps et de l’ignorance. S’il a en effet une valeur pratique il n’a, en lui-même, aucune valeur de vérité « C’est le vulgaire (qui) a d’abord trouvé les mots... » (C.M. I 6, G. I p. 246, A. I p. 352, P. p. 260) [5]. L’homme appréhende en premier lieu les choses, non en vérité, mais dans le rapport qu’elles ont avec ses besoins. A la suite de notre propre Corps, les mots ne retiennent de la chose que son aspect pour nous le plus sensible, l’ « accident » (C.M. I, 1 fin) par lequel elle nous affecte : ou encore une ressemblance avec « d’autres choses plus familières par où il arrive que les hommes imaginent les unes de la même façon que les autres auxquelles ils ont d’abord appliqué ces noms » (T.I.E. 21, note 2, G. II p. 11, note h, A. I p.187, P. p.108), Ce qui explique le paradoxe d’un langage très fécond en apparence (dans la multitude des langues et des mots) et pourtant fort pauvre en réalité (comme Spinoza s’en plaint à Oldenburg [6] car réduit à ne décrire et à ne se souvenir que d’un monde ramené aux étroites limites de nos habitudes. Ainsi, appartient-il « à celui qui cherche la signification première d’un mot de se demander ce qu’il a d’abord signifié pour le vulgaire » (C.M. I, 6), et cette signification est à rechercher dans la sphère de l’usage.
Par exemple les mots « Vrai » et « Faux » ont été inventés, en dehors du champ philosophique, pour désigner utilement la différence entre un récit relatant des événements réels, et un autre, des faits inventés qui ne sont arrivés nulle part. Les philosophes n’ont qu’ensuite utilisé ces termes pour « désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet » faisant ainsi du mot le représentant d’une idée. Le mot « vrai » désignant l’accord de l’idée avec son objet on nommera idée « vraie », « celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ». Alors que l’« idée » vraie montre la chose telle qu’elle est, le mot « vrai » montre la nature de l’ « idée ». Sa signification est dans cette représentation. Telle est la conception classique du langage que l’exemple de Spinoza rectifie en amont et en aval.
En amont tout d’abord, en affirmant que la signification des mots trouve son origine dans le corps de la foule (du vulgus) et qu’ainsi dans une langue, c’est avant tout, un peuple qui parle. Spinoza ne saurait ignorer en effet que l’invention des mots est une entreprise collective et que la manière d’être affecté des individus est déjà sur eux l’effet d’une « vie commune ». C’est ce que montrent, en pratique, les analyses linguistiques du début du Tractatus theologico-Politicus, et ce que conseille d’un point de vue méthodologique son chapitre VII [7]. C’est mettre ainsi la signification des mots, non plus directement en liaison avec l’idée, mais avec une expérience à la fois particulière et partagée, une pratique collective, un « usage commun », un « contexte », par lequel le sens d’une énonciation peut-être perçu (T.T.P. VII, G. III pp. 99-100, A. II pp. 140-141, P. pp. 714-715), C’est aussi nous conduire à comprendre une signification en fonction d’une intention qui ne saurait être réduite au seul but du sujet de l’énonciation mais à l’agencement collectif à partir duquel cette énonciation a été possible : « J’entends, dit Spinoza, la vie, les mœurs de l’auteur de chaque livre ; le but qu’il se propose, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit » (T.T.P. VII, G. III p. 101, A. II p.14, P. p. 716). Au-delà du nom d’un auteur abstrait, il y a la réalité d’une « époque », d’une langue originale, d’une conjoncture historique particulière, et dans celle-ci d’un corps, d’une pratique singulière de la vie, d’une existence relationnelle avec ses désirs et ses projets.
C’est dire que la signification doit être entendue comme un effet de sens dont il faut produire les causes et le concept, dans l’unité d’une définition scientifique [8].
En aval, l’exemple des Pensées Métaphysiques se poursuit par l’explication de la genèse de nouvelles significations par déplacement métaphorique du sens originel. Poursuivant l’étude du devenir des deux notions, dont la seconde étape était celle de la théorisation par « les Philosophes » des mots « Vrai » et « Faux », qui conduit à ne concevoir les idées que comme des récits ou des histoires de la nature que l’esprit ne fait que se représenter [9], Spinoza poursuit, « Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l’or vrai ou de l’or faux, comme si l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n’est pas en lui ». Les mots « Vrai » et « Faux » ainsi « improprement » appliqués aux choses elles-mêmes, remarque Spinoza, attribuent à ces choses le pouvoir mystérieux d’exprimer une occulte valeur intrinsèque... Mais cet usage illégitime, car enveloppant confusions et illusions, doit se comprendre lui-même selon une autre intention : c’est « en vue d’un effet oratoire » que ces dénominations extrinsèques sont attribuées aux choses elles-mêmes. Ainsi s’efface - du point de vue d’une théorie de la signification - l’illégitimité de l’usage, puisque c’est pour un autre usage, non spéculatif mais pratique, que les mots « Vrai » et « Faux » sont appliqués aux choses. Il s’agit en effet d’un usage rhétorique dont le but est de convaincre, de persuader, voire de dominer. Cela souligne combien, suivant leur usage, les mots peuvent avoir de puissance sur les esprits [10]. Nous y reviendrons.
Déplacé de sa fonction traditionnelle de représentation de l’idée à l’étude de la signification en fonction de ses origines plébéiennes ainsi que de ses usages particuliers, le langage devient, pour la philosophie spinoziste, un enjeu à la fois épistémologique et politique.
D’un point de vue épistémologique, Spinoza affirme donc que le langage trouve sa signification originelle en dehors de la sphère des idées, dans son usage, comme le montre l’existence des Êtres de Raison, des Chimères, des Êtres forgés, des Transcendantaux et des Universaux qui ne représentent aucune idée, mais aussi l’existence de bien d’autres mots qui, par dérivation, métaphore ou rhétorique, deviennent de véritables armes, pour celui qui parle, contre la liberté d’esprit de celui qui l’écoute. L’Abrégé de Grammaire Hébraïque remarque aussi combien le changement progressif d’habitudes linguistiques conduit à la formation d’autres significations. Ainsi le participe dégénère en adjectif, c’est-à-dire en idée générale, quant on cesse de considérer une chose comme « affectée dans le présent » [11]. Mais n’est-ce pas tout le langage, qui n’est que signe d’une connaissance non adéquate, qui n’a aucun rapport avec l’idée en tant qu’idée d’une réalité extérieure ? En effet, si dans la perception de la chose extérieure, nous n’avons pas l’idée de la réalité (telle qu’elle est en soi) mais seulement une connaissance non adéquate d’une image selon un procès de recognition, le mot qui va désigner cette chose (comme image d’image), n’aura lui non plus aucun lien avec le réel ni avec son idée. Certes le mot, en signifiant la chose, désigne encore une idée, mais cette idée est celle de l’affection de notre Corps à partir de laquelle l’Âme imagine ; et c’est nécessairement une idée inadéquate - le langage ayant été inventé par les ignorants. Donc, le seul rapport que le mot a avec l’idée, c’est celui qu’il a avec l’idée inadéquate de l’affection de ceux qui ont inventé le mot. Moyen d’une « connaissance par signe », le mot ne fait ainsi que prolonger dans la mémoire (collective), la trace de la recognition (ou connaissance non adéquate) de l’objet imaginé.
A quelle conséquences philosophiques conduisent ces réflexions sur la genèse de la signification ?
« Comme le vulgaire a d’abord trouvé les mots qui sont ensuite employés par les Philosophes », l’on comprend que le danger, pour la philosophie, c’est de céder à l’illusion, c’est-à-dire comme le vulgaire, confondre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses (Éth. II, 49 sc.). Surdéterminant la connaissance non adéquate de la recognition et son procès de chosification, le mot, en désignant l’objet reconnu, masque en effet l’objet à connaître. Voire il s’y substitue. Comme par exemple lorsque la notion de « volonté libre » (Éth. II, 48) vient désigner la conscience de nos volitions et de nos appétits et conduit ainsi les hommes à une parfaite méconnaissance des « causes par lesquelles ils sont disposés à appêter et à vouloir » (Éth. I, app.) [12] ; « pour ce qu’ils disent en effet : que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots auxquels ne correspond aucune idée », dit Spinoza, dans le scolie d’Éth. II, 35.
A partir d’un mot maladroitement utilisé (lui-même produit de la confusion), la philosophie peut s’engager dans les spéculations les plus illusoires. Ainsi de l’histoire de la notion d’Être et de séparation scolastique entre Être réel et Être de raison (C.M. I, 1) et des problèmes qui en découlent... D’autre part, un même mot qui, croit-on, représente une idée, peut en fait, masquer les définitions les plus diverses suivant l’expérience particulière et l’intention à partir desquelles s’est constituée sa signification. D’où chacun jugeant des choses selon la disposition de son cerveau (Éth. I, app.), les controverses sans fin entre les Philosophes : « Ceux qui, par exemple, ont plus souvent considéré avec étonnement la stature des hommes, entendent sous le nom d’homme un animal de stature droite ; pour ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, ils formeront des hommes une autre image commune, savoir l’homme est un animal doué du rire ; un animal à deux pieds sans plume ; un animal raisonnable ; et ainsi pour les autres objets, chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses. Il n’est donc pas étonnant qu’entre les Philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, tant de controverses se soient élevées » (Éth. II, 40 sc. 1) [13].
Mais c’est aussi de la logique grammaticale elle-même dont il faut se méfier afin de ne pas la confondre avec la logique même de la pensée et du réel « Je ne m’étonne pas cependant que les Philosophes attachés aux mots ou à la grammaire soient tombés dans des erreurs semblables ; car ils jugent des choses par les noms et non des noms par les choses » (CM. I 1, G. I p. 235, A. I p. 339, P. p. 247). D’où la nécessité d’une analyse critique du langage comme propédeutique à toute réflexion véritable. La critique du langage (comprise dans la critique générale de l’imagination) a ainsi une fonction thérapeutique et préventive à l’égard de la réflexion et du discours philosophique. Chez Spinoza, la théorie des choses implique stratégiquement comme préalable, une théorie des signes.
Le langage est le véhicule privilégié de l’imaginaire. La structure de l’imaginaire se confond même parfois avec la structure du langage comme c’est par exemple le cas dans la formation des mythes [14]. Les principes d’association de la nature humaine nous font eux aussi comprendre combien un déterminisme verbal, voire grammatical nous conduit, comme en rêve, des manières usuelles de dire à des manières de penser. « Les mots, dit Spinoza, font partie de l’imagination c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. Ajoutez qu’ils sont formés au gré du vulgaire et selon sa manière de voir ; de sorte qu’ils sont des signes, des choses, telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans l’entendement » (T.I.E. 88, G. II p. 33, A. I p. 211, P. p. 133). Spinoza met ainsi l’accent sur la relation entre la fiction (combinaison des signes qui font système dans la mémoire) et - en dernière instance - l’état du corps organique. Il n’y a donc pas d’erreurs isolées qui ne soient que des ratés du bon sens ; les erreurs sont coordonnées, solidaires, elles forment un véritable tissu d’erreurs ; elles constituent un véritable rêve à l’état de veille : « On observera, note Spinoza, qu’une fiction considérée en elle-même ne diffère pas beaucoup d’un songe, sauf que dans les songes font défaut ces causes qui, par le moyen des sens, s’offrent à l’homme éveillé et d’où ressort pour lui que les images lui apparaissant ne proviennent pas à ce moment même de choses occupant un lieu hors de lui. Pour l’erreur, ainsi qu’il apparaîtra bientôt, elle consiste à rêver éveillé. On l’appelle délire quand elle est très manifeste » (T.I.E. 64 note, G. II p. 24 note b, A. I p. 202 note 1, P. p. 124 note).
D’autre part, si nous revenons au paragraphe 88 du T.I.E., la prise de considération de la « disposition du corps » nous indique combien les mots sont humains trop humains, simple adaptation de l’univers à nous-mêmes. C’est ainsi que les paroles des prophètes (mais pourquoi pas aussi des philosophes..,) nous renseignent plus sur la disposition de leur corps que sur l’essence de Dieu. C’est pour cela que tant que nous imaginons, c’est-à-dire que nous pensons dans les mots (sans nous mettre vigoureusement en garde contre eux) à proprement parler, nous ne pensons pas encore. Et beaucoup passent leur vie (du « délire » du vulgaire aux « billevesées » des philosophes) sans avoir eu, même un seul instant, l’ombre d’une pensée véritable. Ils parlent et même écrivent pour ne rien dire de vrai, prisonniers qu’ils sont des structures de leur langage et de leur imagination. Le langage, qui est toujours de par son origine même, langage du vulgaire, est le piège de la pensée. Pourtant c’est avec lui qu’il nous faut penser. Avec les mots et non dans les mots ; avec les mots mais aussi contre eux. L’Éthique en est la lumineuse démonstration. C’est parce qu’en parlant et en pensant sans prudence dans les mots, nous « rêvons les yeux ouverts » (T.I.E. 66, G. II p. 25, A. I p. 203, P. p. 125) qu’il est nécessaire de bien faire la distinction entre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses. Cet impératif épistémologique parcourt toute l’œuvre de Spinoza.
Cette liberté que Spinoza conquiert vis à vis du langage, et qui est la liberté même de la pensée par rapport à l’ordre des signes dans lequel elle s’exprime et se communique, se comprend selon trois axes qui sont :
– sa conception épistémologique de la définition [15]
– sa théorie ontologique de l’idée adéquate que cette conception suppose
– une sémiologie indépendante de la question de la vérité, conséquence des deux premiers points.
2) Le vrai et le sens
I - La définition, souligne Spinoza, n’est pas définition de mot mais définition des choses elles-mêmes : « Pour qu’une définition puisse être considérée comme parfaite, elle devra expliquer l’essence intime de la chose, et nous prendrons garde qu’à la place de cette essence nous ne mettions certaine propriété de la chose (...) : effectivement, les propriétés des choses ne sont pas clairement connues aussi longtemps qu’on n’en connaît pas les essences ; si nous passons outre sans nous arrêter aux essences, nous renversons nécessairement l’enchaînement des idées qui doit reproduire dans l’entendement de la Nature, et nous nous éloignerons tout à fait de notre but » (T.I.E. 95, G. II p. 34, A. I p. 213, P. p. 135).
Soit l’exemple géométrique que propose Spinoza : si je dis « j’entends par cercle une figure où les lignes menées du centre à la circonférence sont égales » je ne donne pas une définition qui exprime l’essence du cercle mais seulement une de ses propriétés. Si je dis au contraire, « j’entends par cercle une figure produite par une droite dont une extrémité est fixe et l’autre mobile » je ne me contente pas de donner seulement une propriété du cercle, ni encore d’expliquer ce que j’entends par le mot cercle, mais je procède génétiquement à une production de connaissance du cercle en tant que tel à partir de laquelle pourront se déduire ses propriétés. Connaître par l’essence, c’est connaître par la cause prochaine. Celle-ci apparaît selon l’exemple proposé par Spinoza, s’identifier avec le mode même de la production du cercle soit l’ensemble des conditions de production théoriques auxquelles est soumise l’existence même de l’idée du cercle. Les règles de la définition sont donc les suivantes :
– sauf en ce qui concerne la Nature qui est causa sui la définition de tout mode devra comprendre en elle la cause prochaine (T.I.E. 96, G. II p. 35, A. I p. 213, P. p. 136).
– « Le concept d’une chose ou sa définition doit être que toutes les propriétés de la chose puissent en être conclues » (T.I.E. 96). Il s’agit donc de respecter strictement les conditions logiques de la production.
– « Toute définition doit être affirmative » (T.I.E. 96) c’est-à-dire doublement expressive en ce qu’elle exprime dans la pensée « la cause prochaine » (dans l’expression de l’ordre réel de production de la Nature) et dans cette démarche même une puissance de penser, qui est expression de la nécessité même de l’ « automate spirituel » (T.I.E. 85, G. II p. 32, A. I p. 210, P. p. 133). Du point de vue éthique, cette puissance de penser, forme supérieure de notre puissance d’agir, est la force qui peut soumettre les signes du langage à la loi de l’entendement : c’est ainsi que Spinoza écrit à P. Balling que « l’imagination peut être sous la dépendance de la seule constitution de l’âme, quand ainsi que nous en faisions souvent l’expérience, elle suit en tout les traces de l’entendement, enchaîne et ordonne ses images comme l’entendement ses démonstrations » (lettre 17, G. IV p. 77, A. IV p. 176, P. p. 1116). Le rapport pensée/langage est donc un rapport de force : celui de la puissance affirmative de penser contre l’association contingente et imaginaire des idées, produit de l’Habitude et de la Mémoire. Cependant la pensée ne peut se soumettre le langage qu’en suivant sa propre loi de constitution du sens selon un usage spécifique. Sous la détermination de la raison, l’usage philosophique du langage est devenu un usage mathématique. Nous y reviendrons.
II - « Toute idée qui en nous est absolue, c’est-à-dire adéquate et parfaite est vraie » (Éth, II, 34).
L’idée parfaite comme idée absolue affirme absolument - ou parfaitement - ce qu’elle est : l’infini en acte (Éth. I 8, sc. 1). En elle et par elle c’est l’unité en acte (et/ou la multiplicité) de la Substance qui s’exprime intensivement dans son intégrale actualité. C’est ainsi en tant qu’elle a des idées adéquates (ou plus précisément qu’elle « est » idée adéquate), que l’Âme peut-être conçue, au sens strict, comme un « automate spirituel ». Par là est désignée la spontanéité de l’Âme, son activité productrice et non sa passivité. L’idée adéquate exprime ainsi une puissance de penser identique en nous et en Dieu. Elle exprime aussi une manière de penser (ou un mode de production des idées) qui est également identique en elle et en Dieu. C’est de ce point de vue de l’adéquation et de l’identification en nous comme en Dieu de la puissance productive et du mode de production qu’elle enveloppe, que s’éclairera le rapport de la vérité et de l’essence dans le troisième genre de connaissance (selon la classification d’Éth. II, 40 sc. 2). Nous en conclurons que penser vraiment n’est pas seulement posséder - ou savoir - le vrai. Toute pensée véritable (comme vraie idée) est production de réalité et non représentation : le vrai n’est pas un discours sur l’être mais le réel lui-même dans son affirmation « absolue » et « parfaite ». Seule l’idée adéquate est donc une vraie pensée c’est-à-dire le mouvement réel et absolu de production de la réalité idéelle : production simultanée et identique au mouvement réel de production du Réel dans l’infinité infinie des autres attributs constituant la substance.
Dire qu’une idée est en nous absolue et parfaite, c’est aussi définir l’idée adéquate comme une idée totale car totalement expressive de son essence ou de sa puissance. C’est dire que cette idée est « libre » (Éth. I déf. 7). En exprimant la totalité de sa raison qui est aussi la totalité de sa puissance, l’idée adéquate « existe par la seule nécessité de sa nature » : elle est donc libre ou autonome. En ce sens, ou par conséquent, elle est causa sui. Non seulement, en effet, l’idée adéquate se produit en nous comme Dieu lui-même la produit mais (ce qui revient au même mais il faut le souligner), Dieu produit en nous l’idée adéquate comme elle-même se produit. Ce qui fait mieux apparaître que c’est Dieu lui-même qui se produit dans l’idée adéquate comme il se produit dans chacune de ses affections. Et qu’ainsi l’idée adéquate absolue et parfaite est elle-même - au même sens où Dieu est cause de soi - causa sui. De cet acte d’absolue position de soi par soi, se déduit que l’idée adéquate est infinie et éternelle par la libre nécessité logique (et onto-logique) de l’affirmation absolue de tout ce qu’elle est [16].
III - Si le vrai et le réel sont une seule et même chose, le vrai, qui n’est pas discours sur le réel, n’enveloppe ainsi aucune signification. L’idée adéquate - comme la nature elle-même - n’a ni principe, ni fin, ni signification, ni valeur. L’homme qui agit en fonction d’une fin, qui parle et signifie le monde est bien cependant un homme réel ; mais cette réalité est celle, comme effet, de la constitution imaginaire de sa réalité (qui elle-même s’explique suivant des causes efficientes qui n’enveloppent aucune signification). Il n’y a donc de sens que dans et par le discours et, comme nous l’avons déjà remarqué, que du point de vue des causes efficientes de l’agencement collectif (pratiques, usage commun, contexte...) comme condition de possibilité de l’énonciation d’un discours signifiant.
Or le langage, véhicule du sens, peut aussi prétendre être le représentant, ou l’interprète du sens. D’un sens indépendant de lui, originaire, qui serait comme son fondement ou le garant de son propre sens. Le discours visible exprimerait alors un autre discours, invisible celui-là, celui de la Vérité, toujours à interpréter [17]. C’est la prétention théologique du langage et la matrice de sa dimension politique-tyrannique.
Lorsque le discours ne prétend que signifier la connaissance des causes (dont le procès réel est indépendant des signes), il instruit et libère. Lorsqu’il prétend interpréter le fond des choses (« de la Nature ou des Dieux... »), il contraint celui qui l’écoute à la soumission à sa parole. Ce discours, - dont l’essence est impérative et catégorique, et sa propriété dans son aptitude à faire espérer ou craindre - nous dit : tu dois obéir. Et si tu ne le peux, simplement en comprenant que là est la Vérité et le Sens, tu le pourras sûrement en comprenant que là sera ta récompense ou, si tu n’obéis pas, ton châtiment.
La critique du langage n’a donc pas seulement, chez Spinoza, un caractère épistémologique. L’expérience montre que le langage pour le Théologien comme pour le Tyran, est la meilleure arme de l’oppression : « le Temple a dégénéré en un théâtre où l’on entendit non des Docteurs mais des Orateurs d’Église dont aucun n’avait le désir d’instruire le peuple mais celui de le ravir d’admiration, de reprendre publiquement les dissidents, de n’enseigner que des choses nouvelles, inaccoutumées, propres à frapper le vulgaire d’étonnements » (T.T.P. préface, G. III p. 8, A. II p. 23, P. p. 611). Chez le Théologien, le langage - représentant privilégié du Sens originaire, discours du Discours - n’a en fait essentiellement qu’une fonction pratique, politique. Sa finalité propre n’est pas de transmettre des idées (même si le Théologien peut le prétendre) - encore moins la vérité - mais de contraindre à l’obéissance celui qui l’écoute. Le discours vaut donc essentiellement par sa puissance coercitive, la violence (ou la fascination) qu’il exerce sur les esprits et sur les corps. Dans le discours religieux, le langage semble découvrir le lieu privilégié où peut s’exercer sa force, et, pouvons-nous dire, sa souveraineté. Mais celle-ci ne se déploie qu’à l’encontre de la libre puissance de penser et d’agir des hommes. C’est Spinoza lui-même qui nous apprend dans le T.T.P., qu’une chose n’a de sens que par rapport à la force qui s’en empare, mais aussi que la chose elle-même n’est jamais neutre et se trouve ainsi plus ou moins en affinité avec l’autre force qui s’empare d’elle, se l’approprie, l’exploite ou s’exprime en elle [18]. C’est ainsi que le langage (d’origine vulgaire) profite ordinairement à l’oppression ; il devient alors naturellement, de par sa nature, l’arme essentielle du mouvement d’encerclement-anéantissement de la pensée et de la vie (« les théologiens me guettent de toute part... »). Les sophistes les premiers ont montré combien les hommes sont plus sensibles aux mots, aux affirmations vides qu’à la pure affirmation de l’idée. La parole, aussi bien écoutée que proférée, fascine l’homme. Spinoza a aussi ses sophistes, les Théologiens, par qui le langage advient à sa souveraineté dans sa capacité prétendue à dire le sens du sens, la vérité du vrai. Mais cela n’est qu’une tromperie. Le vrai n’ayant pas de signification, les théologiens « substituent à la parole de Dieu leur propre invention et s’appliquent uniquement sous le couvert de la religion à obliger les autres à penser comme eux », c’est-à-dire à leur obéir (T.T.P. VII, G. III p. 97, A. II p. 137, P. p. 711). Spinoza réduit ainsi sèchement la finalité de l’herméneutique théologique à l’ambition de domination. Car en vérité, Dieu ne se fait pas connaître aux hommes par des paroles. A la question « Comment Dieu se fait connaître aux hommes ? » Spinoza répond : « En aucun cas par des mots ; car si cela était, il faudrait que l’homme eût connu la signification de ces mots avant qu’ils fussent prononcés. (...) Et ce que nous disons ici des paroles, nous l’étendons à tous les signes extérieurs. Et nous estimons aussi impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes par quelque signe extérieur que ce soit. Et nous tenons pour inutile que cela ait lieu par aucun autre moyen que par l’essence de Dieu et l’entendement de l’homme ; puisque, en effet, ce qui en nous doit connaître Dieu est l’Entendement... » (K.V. II, ch. XXIV, 10-11). Pourtant, comme le reconnaîtra par la suite le T.T.P., dans l’Écriture, Dieu se fait aussi connaître, aux ignorants, par des paroles et des visions, c’est-à-dire selon le « secours de l’imagination » (T.T.P. I, G. III p. 21, A. II p. 38, P. p. 625). Et c’est sur le texte biblique, recueil de ces paroles et de ces visions, que le théologien appuie son pouvoir et son autorité. D’où l’enjeu de l’interprétation de l’Écriture [19].
L’interprétation de l’Écriture, c’est pour le Théologien le moyen même du pouvoir et de son Autorité, Pour Spinoza, inséparable de sa critique du langage (selon les trois axes déjà mentionnés, théorie de la définition, théorie de l’idée adéquate et théorie de la signification), l’interprétation de l’Écriture est l’enjeu d’un combat qui doit, en attaquant l’ennemie (la théologie) en son cœur même (l’Écriture), couper l’adversaire de la base essentielle et vitale qui lui assure la domination. La meilleure interprétation pour le théologien : celle qui ravira au mieux le peuple d’admiration et apportera aux pasteurs les plus grands honneurs (T.T.P. préface, G. III p. 8, A. II p. 23, P. p. 611) ; la meilleure interprétation pour Spinoza celle, « vraie », qui délivrera le peuple de la superstition qui doit permettre au peuple d’échapper à la tyrannie (aussi bien à celle du théologien qu’à celle du tyran...) [20]. C’est l’enjeu politique de l’interprétation de l’Écriture (qu’on ne saurait détacher de la théorie du langage et de la signification).
Par cette voie, Spinoza donnait une première réponse à la question implicite posée dès le début du T.I.E. (le souverain bien doit être communicable, et c’est dans la nature même du projet philosophique que de le communiquer) : comment écrire et parler pour libérer, et non pour asservir, si le langage est lui même, de par ses racines imaginaires, en affinité avec les mécanismes de l’oppression ? Laissons pour l’instant le problème spécifique que pose la communication du philosophe avec les ignorants, car c’est, en premier lieu, sur la nature même de la communication de la vérité, soit sur la langue philosophique, qu’il faut s’interroger.
3) De l’usage stratégique du langage en philosophie
Le chapitre XII du T.T.P. et une explication dans Éth. III introduisent déjà à une réponse : « les mots n’ont de signification certaine qu’en vertu de l’usage » (T.T.P. XII, G. III p. 160, A. II p. 219, P. p. 789), en vertu de leur « disposition ». « Je sais que ces mots ont dans l’usage ordinaire un autre sens. Mais mon dessein est d’expliquer la nature des choses et non le sens des mots, et de désigner les choses par des vocables dont le sens usuel ne s’éloigne pas entièrement de celui ou je les emploie, cela soit observé une fois pour toutes » (Éth. III Explication faisant suite à la définition 20 des Affects), C’est au cœur même de l’Éthique que se trouve placé cet avertissement.
A la différence des mathématiques qui ont produit une langue universelle, la philosophie, elle, n’a pas de langage propre. Étant donné l’impossibilité de changer de langage, Spinoza va l’apprécier différemment. C’est donc sur l’usage que va porter la transformation. Comme le vulgaire, la philosophie ordinaire fait un usage ordinaire du langage ; aussi confond-elle souvent l’univers du discours et l’univers de la raison, la logique grammaticale et la logique de l’entendement. La traduction hollandaise des Pensées Métaphysiques contient cette indication symptomatique au début de la partie I : « Le but et l’objet de cette Partie est de démontrer que la Logique et la Philosophie ordinaires servent seulement à exercer et à fortifier la mémoire ; de façon à bien retenir les choses qui, au hasard des rencontres, sans ordre ni enchaînement, sont perçues par les sens et dont nous ne pouvons ainsi être affectés que par les sens ; mais ne servent pas à exercer l’entendement » (C.M. G. I p. 233, A. I p. 336, P. p. 244).
De même les théologiens font un « usage ordinaire » du langage (en référence au Discours extra-ordinaire de Dieu comme sens) c’est-à-dire un usage passif. Par cet usage, la pensée est séparée de ce qu’elle peut et dans cette séparation s’instaure le délire de l’imagination. Comme force (réactive) qui donne au langage sa souveraineté, le théologien est l’ennemi le plus radical de la raison et de la vie, le Maître de la séparation. Lorsque le langage est souverain, la puissance de penser est totalement séparée de ce qu’elle peut : c’est l’anéantissement de la raison. Le conatus-volonté (Éth. III, 9 sc.) est pratiquement anéanti : l’imagination triomphe par empoisonnement de la force active de penser.
Certes, les philosophes, comme les théologiens, façonnent souvent leurs propres concepts ; mais il ne suffit pas de créer des mots nouveaux, voire de changer totalement de langue si c’est, quant au fond, pour parler du même objet, que le sens commun, (ainsi « Dieu », que même la philosophie cartésienne n’a pas arraché du domaine de la recognition de l’image). Spinoza ne change pas le langage de son temps, il emploie « les mots en usage » [21] mais il dit pourtant autre chose en constituant un nouvel objet. Celui-ci exprime une réalité que ni le sens commun, ni la philosophie antérieure (qui n’en est que son expression intellectualisée) ne pouvait connaître. Dire de la même façon, le radicalement différent, c’est briser l’usage passif du langage.
Le langage est une « arme » qu’il faut retourner contre ceux qui l’utilisent le plus habilement, les « orateurs d’Église ». Faire un usage actif du langage, c’est l’anéantir dans sa signification habituelle (ou ordinaire). La critique radicale du langage qui, du T.I.E. jusqu’à l’Éthique, en passant par les Pensées Métaphysiques, insiste tout au long de l’œuvre de Spinoza, permet de connaître cet instrument afin de la mettre au service de la pensée comme puissance active. Lorsque le conatus-raison affirme selon sa propre nécessité, sa souveraineté, la force autonome (et imaginative) du langage s’anéantit donc en tant que telle : un usage actif du langage devient alors possible comme usage rationnel et stratégique.
L’usage actif du langage est bien en effet un usage stratégique (on peut même affirmer que le discours de Spinoza se constitue à partir de la lutte du conatus spinoziste lui-même). Selon l’ordre de la déduction mathématique, Spinoza reprend le langage même de la philosophie de son temps (qu’il soit encore scolastique, théologique ou cartésien) totalement vidé du sens que leur donnait la force réactive qui s’était emparée de lui, et cela au service de la puissance de pensée et de vie, soit pour un usage différent : le langage devient ainsi expression de la pensée elle-même et ne vaut plus que par son aptitude à laisser parler la pensée selon sa propre nécessité [22].
Le commentateur ne saurait cependant confondre le projet de Spinoza et sa réalisation effective. Certes, pour l’Éthique Euclide offre le modèle par excellence d’une langue presque insignifiante à force de transparence, de par sa totale soumission à la logique de la pensée, langue qui peut ainsi se comprendre directement et même se traduire aisément en tous les idiomes (T.T.P. VII, G. III p. 111, A. II p. 152, P. p. 727).
Mais la philosophie, même spinoziste, n’est pas une science exacte comme le sont les mathématiques. Suivant les conseils de Spinoza le commentateur doit certes considérer que les mots ne signifient rien en eux-mêmes, mais seulement selon leur usage more geometrico ou leur contexte ; mais sachant combien la langue, de par ses origines et sa nature peut résister à la force même de l’idée, il faut être aussi attentif aux manières de dire, aux métaphores (rares il est vrai) ainsi qu’aux structures grammaticales que le lecteur ne saurait confondre avec la logique même de la pensée. Spinoza sait lui-même que sa langue n’est pas transparente, qu’il s’exprime en hollandais ou en latin. A Blyenbergh il avoue sa difficulté de communiquer en hollandais « Je voudrais toutefois pouvoir user, en vous écrivant, du langage que mon éducation m’a rendu familier parce que je pourrais ainsi mieux exprimer ma pensée » [23] ; comme, à H. Oldenburg, il se plaignait déjà de la pauvreté du latin [24]. Dans l’Abrégé de Grammaire Hébraïque il souligne même l’obscurité du latin comparé à l’hébreu [25].
Il est d’autre part évident, qu’à cette difficulté structurelle de transparence, s’ajoute la pratique quasi talmudique de l’auteur qui ne souhaitant pas que certaines de ses thèses soient exposées avec trop d’évidence aux yeux du premier lecteur venu, use sciemment des mots et des structures du discours afin de masquer sa pensée la plus profonde. A aucun moment certes Spinoza, dans ses lettres comme dans ses ouvrages, ne dit autre chose que ce qu’il pense vrai, et pourtant ce qu’il dit ne peut prendre de sens qu’inscrit dans la durée d’une interprétation, toujours nécessaire pour surmonter les résistances, tant du discours lui-même (dans sa double opacité), que les préjugés que le lecteur projette sur le texte [26].
Spinoza est donc conduit à un usage stratégique du langage dont on peut retenir les trois axes suivants :
1) la critique du langage est une critique des armes (particulièrement de celle de « l’adversaire » théologien) permettant la production de l’arme de la critique. Investi par la puissance de penser, le langage devient expressif, stratégiquement efficace,
2) le langage de la théologie (c’est-à-dire celui de l’adversaire) est un masque du discours de la puissance. Prudence stratégique : le discours spinoziste est trop révolutionnaire pour « l’époque » ; et l’auteur a conscience de sa nouveauté dès ses premiers écrits. La conclusion du Court Traité est en ce sens symptomatique : « Il ne me reste pour conduire tout ce travail à sa fin qu’à dire aux amis pour qui j’écris : ne vous étonnez pas de ces nouveautés, car il vous est très bien connu qu’une chose ne cesse pas d’être vraie parce qu’elle n’est pas acceptée par beaucoup d’hommes, Et comme vous n’ignorez pas la disposition du siècle où nous vivons, je vous prie très instamment d’être très prudents en ce qui touche la communication à d’autres de ces choses. Je ne veux pas dire que vous deviez les garder entièrement par-devers vous, mais seulement que si vous commencez à les communiquer à quelqu’un, nulle autre fin et nul mobile autre que le salut de votre prochain ne doit vous inspirer, et qu’il vous faut être le plus certains qu’il se puisse, à son sujet, que votre travail ne sera pas sans récompense. Enfin si, à la lecture de cet ouvrage, vous vous trouviez arrêtés par quelque difficulté contre ce que je pose comme certain, je vous demande de ne pas vous empresser de le réfuter, avant de l’avoir médité assez longtemps et avec assez de réflexion ; si vous le faites, je tiens pour assuré que vous parviendrez à la jouissance des fruits que vous vous promettez de cet arbre » (fin du ch. XXVI).
3) le discours doit être à la portée du vulgaire.
« Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu qu’autant qu’il se pourra nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité » (T.I.E. 17, G. II p. 9, A. I p. 185, P. p. 107). La stratégie spinoziste est ici explicitement politique : il s’agit tout en attaquant le théologien (afin de s’en défendre : défense active), de renouer un lien (naturel) avec le peuple, soit de faire passer une certaine puissance active de vie contenue dans les Écritures (rôle du T.T.P.), barrée et occultée par les théologiens, à l’usage des non-philosophes. Par là, c’est le désir de démocratie qui doit progressivement gagner l’esprit du peuple et lui ouvrir sa voie de salut. Il y a, selon Spinoza, des forces actives dans le peuple, desquelles la philosophie ne peut se couper sans aller à sa perte. Ce sont ces forces et l’espérance politique qu’elles supportent, que la philosophie se doit de développer si elle veut continuer à exister et étendre sa souveraineté. Spinoza est le premier philosophe qui lie le sort de la philosophie au sort du peuple, son salut au salut du peuple. Si celui-ci sombre dans l’oppression et le fanatisme, qu’il combat pour sa servitude comme s’il s’agissait de son salut, la philosophie sombrera aussi. Il y a des époques de barbarie où la philosophie est assassinée. Le philosophe doit donc devenir l’ami du peuple, inversement le peuple doit devenir son allié, mais non démagogiquement comme le font les tyrans et les théologiens, mais au contraire en développant chez lui l’amour de la justice et de la charité - enseignement essentiel de l’Écriture - et par là même l’amour de la Liberté qui, pour un peuple, s’identifie au désir de démocratie. Car c’est par un nouvel usage du texte de l’Écriture que le peuple trouvera sa parole propre que lui confisque depuis des siècles le spécialiste théologien. La parole vivante développera alors son caractère politique positif. Dans une Démocratie en effet, la liberté de la parole est le moyen d’assurer la libre circulation des idées et de l’information politique. Cette liberté de transmettre l’information politique est en fait la garantie fondamentale de la liberté tout court, le plus souvent menacée par les secrets d’Église (des théologiens) ou les secrets d’État (des gouvernants) derrière lesquels se masque l’arbitraire du pouvoir tyrannique (T.P., VII 27-29).
L’importance politique qu’accorde Spinoza en général au langage, et plus particulièrement à la parole vivante, peut se lire en creux dans la curieuse impossibilité juridique qui frappe les muets d’exercer le droit civique et d’être consignés sur la liste des citoyens dans la constitution de la monarchie non tyrannique du Traité Politique (VI. 11). Un citoyen ne peut donc être pour Spinoza qu’un sujet-qui-parle (c’est une condition nécessaire sinon suffisante). On peut suggérer cependant que la parole vivante que Spinoza requiert chez tout individu digne d’accéder à la citoyenneté, n’est pas la parole pratiquée (Spinoza fustige trop souvent les bavards pour le croire...) mais la parole telle qu’elle devrait être, de manière à assurer cette transparence sociale qui serait alors pour la vie en société, l’authentique équivalent de l’exigence de la raison dans le domaine de la vie intellectuelle, dans l’expression et la communication de la pensée [27]. C’est lorsque cette parole vive est devenue totalement impossible que surgissent, symptômes de l’oppression, des signes d’autant plus fulgurants qu’ils sont condamnés au mutisme et à l’impersonnalité. Deux ans après avoir défendu, dans le T.T.P., sous le mode de la démonstration, la liberté d’expression condition de la vie même de l’État, Spinoza en pleine explosion fanatique qui met fin à la République, n’a plus que le recours de dénoncer par un placard anonyme les ultimi barbarorum. Cependant, ce devoir être de la transparence sociale, suppose deux conditions (linguistique et politique) qui ne se trouvent que rarement réunies, mais semble-t-il suivant des indications de Spinoza, ont pu se rencontrer dans les temps anciens dans le régime théocratique de l’État Hébreu [28].
Une analyse dans l’Abrégé de Grammaire Hébraïque ainsi que l’étude de l’État hébreu dans le T.T.P. viennent éclairer notre hypothèse :
Du point de vue de la langue tout d’abord : « Au temps où l’hébreu était une langue florissante, dit Spinoza, aucune confusion ne pouvait naître de ce que tous les modes sauf l’impératif, s’exprimaient par l’indicatif » (C.G.L.H., ch. XIII p. 134 , G. I p. 344).
C’est le temps (mythique) dans lequel on ne parlait jamais pour ne rien dire et où toute communication pouvait être transparente : « C’est à se demander parfois, dit Geneviève Brykman, si pour Spinoza, l’hébreu n’est pas la langue par excellence. Ainsi, bien que les Hébreux eux, n’aient pas toujours été soucieux d’éviter les équivoques, l’importance des noms dans la langue hébraïque repensée par le philosophe, permet de considérer que l’hébreu donne le moyen de penser ce que l’on parle. Quelle est, en effet, la définition du nom ? « Un mot par lequel nous signifions ou indiquons quelque chose qui tombe sous l’entendement ». Or, on l’a vu, non seulement les substantifs et les verbes, mais les adverbes et les prépositions, en hébreu, sont à considérer comme des noms et indiquent, donc, tous, quelque chose qui « tombe sous l’entendement ». Impossible de parler pour ne rien dire, dès cet instant » [29].
Cependant, la transparence linguistique de l’hébreu dans les temps anciens, était consubstantielle d’une Parole vivante et transcendante (celle de Dieu) qui était la loi même de l’État. La loi enseignée tous les sept ans au peuple rassemblé [30] « dans l’espace d’une seule et même parole, d’un seul et même échange persuasif » [31], loi rappelée dans la vie quotidienne par des signes multiples [32], assurait cette coprésence démocratique dont la transparence, selon Spinoza, n’a été remise en question qu’à partir d’une erreur de Moïse [33].
Cet éloge de la transparence et de la présence de la parole vivante, favorisée dans la Théocratie hébraïque par la rencontre d’une langue exceptionnelle et d’une constitution politique modèle pour un peuple barbare, ne saurait cependant nous faire oublier combien Spinoza se méfie de leurs simulacres, soit de ces théologiens qui n’ont, eux, de cesse, sous couvert d’unité, de renverser l’idéal de la coprésence en la formation de troupeaux d’esclaves.
Laurent Bove
Article publié dans L’Enseignement philosophique n° 4 de mars-avril 1991.
Tous droits réservés.
[1] Sur « L’Habitude, activité fondatrice de l’existence actuelle dans la philosophie de Spinoza », cf. notre article dans la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, n° 1/1991. Cet article constitue également la première partie du chapitre I de La stratégie du conatus (Vrin, 1996).
[2] Principes de la philosophie I, art. 59, et Réponse à Régius A.T. III p. 68, 1-7-8.
[3] Connaissance « non adéquate » n’est pas une expression de Spinoza. C’est M. Gueroult qui la propose pour désigner « des connaissances qui ne sont pas des idées adéquates sans être des idées inadéquates car elles ne sont pas des parties d’idées adéquates mais des connaissances étrangères à la connaissance adéquate enveloppées dans des idées inadéquates », Spinoza, l’Âme, t. II, Aubier-Montaigne 1974, p. 279. Cette désignation est équivalente pour nous, à celle de recognition bien que l’on puisse dire que la connaissance non adéquate est elle-même le produit d’un procès de recognition. Cette connaissance est en fait une reconnaissance pratique, usuelle et qui, dans son domaine, peut être dite vraie. C’est par elle que « je sais que l’huile est pour la flamme un aliment propre à l’entretenir, et que l’eau est propre à l’éteindre, que le chien est un animal aboyant et l’homme un animal raisonnable : et ainsi ai-je appris presque tout ce qui se fait pour l’usage de la vie » T.I.E., 20 (Gebhardt II p. 10-11, Appuhn I p. 186, Pléiade p. 108).
[4] Il faut distinguer avec soin la notion d’ « individu » (ou de la chose « singulière ») qui désigne un corps réel existant indépendamment de nous, et la même notion employée pour désigner ces corps tels que nous les imaginons. La première de ces notions désigne une réalité que la Nature produit en dehors de nous, la seconde une apparence, effet de la rencontre entre un corps affectant et un corps affecté (assez complexe pour être capable de recognition). Bien que cette apparence soit elle-même une réalité naturelle, elle n’est un « individu » (ou une chose « particulière ») que selon le même plan organisationnel qui conduira, par la suite, l’esprit humain à concevoir aussi « distinctement » que ces individus particuliers, des « espèces » puis des « genres » permettant de les classer suivant des critères fondés sur leur apparence. De même qu’il faut distinguer entre « l’espèce » comme classification abstraite, et l’ « espèce », notion commune exprimant des propriétés réellement communes entre les êtres, il faut distinguer l’individu de la représentation et l’individu défini selon une essence singulière. Les individus (ou les choses singulières) que la Nature produit (sans la médiation de notre imagination) et qui se définissent selon leur essence, c’est-à-dire une puissance singulière, sont en tant que tels, inclassables. Sur la définition de l’individu singulier, sa réalité irréductible et son intelligibilité au sein de la Substance, Alexandre MATHERON, Individu et Communauté chez Spinoza, éd. Minuit 1969, ch. I ; cf. aussi M. GUEROULT Spinoza, l’Âme, p. 341 note 28.
[5] « Et il est certain qu’une privation n’est rien de positif et que le nom dont nous l’appelons n’a de sens qu’au regard de notre entendement, non au regard de l’entendement divin. Cette appellation a pour origine l’habitude où nous sommes de joindre ensemble tous les individus du même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure de l’homme, de donner de ce genre une définition que nous croyons convenir à tous et de juger ensuite que tous sont également aptes à la perfection la plus haute que nous puissions déduire de cette définition (lettre 19 à Guillaume de Blyenbergh, 3 janvier 1665, G. IV p. 91, A IV p. 184, P. p. 1124).
[6] Lettre 6 à Henri Oldenburg, G. IV p. 36, A. IV p. 143, P. p. 1081. Cf. aussi Éth., III, 52 sc. où Spinoza souligne combien il y a dans la réalité beaucoup « plus d’Affects qu’on n’a coutume d’en désigner par les mots reçus. D’où il apparaît que l’usage ordinaire des Affects, plus que leur connaissance attentive, a fait inventer ces noms ».
[7] Ce chapitre insiste, aux origines des différents sens d’un texte, sur l’usage commun, ainsi que sur les tropes - ou manières de dire d’une langue - introduits dans l’usage d’une autre langue (par exemple, les hébraïsmes contenus dans le Nouveau Testament).
[8] Lire à ce propos l’introduction de Jean-Pierre OZIER à L’Essence du Christianisme de Ludwig FEUERBACH, ch. 1, « Ou Spinoza ou Feuerbach » p. 11, éd. Maspero 1968.
[9] Spinoza réfutera cette conception erronée de l’idée en reprenant, pour la nier, la même métaphore. « Car nul, ayant une idée vraie, n’ignore que l’idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible et cette personne ne peut en douter, à moins de croire que l’idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau et non un mode de penser, savoir l’acte même de connaître ». (Éth., II, 43 sc.).
[10] « Dieu est un feu, Dieu est jaloux, ne sont qu’une seule et même énonciation » ; pourtant lorsque Moïse préfère substituer à l’enseignement littéral de la jalousie de Dieu l’affirmation « Dieu est un feu », il donne à son énonciation une dimension « oratoire » qui enveloppe des effets de fascination et de crainte que la première affirmation ne recelait pas (T.T.P., VII, G. III p. 100, A. II p. 141, P. p. 716).
[11] « Je les appelle participes dans la mesure où ils indiquent le mode par lequel une chose est considérée comme affectée dans le présent. En vérité très souvent ils dégénèrent eux-mêmes en purs adjectifs indiquant les attributs des choses (...) un attribut qui signifie « homme comptant » c’est-à-dire « qui est occupé à compter en ce moment » est employé la plupart du temps et il signifie « homme qui a pour fonction de compter » savoir « scribe ». De même (...) « homme qui est occupé à juger » (dégénère) en homme qui a pour fonction de juger (un juge) » C.G.L.H. (Abrégé de Grammaire Hébraïque) ch. XXXIII pp. 224-225, G. I pp. 306-307. (Nous avons supprimé l’exemple hébreu pour ne retenir que le sens du texte).
[12] Dans un article sur « Berkeley, lecteur et critique de Spinoza », Geneviève Brykman écrit : « Avec la critique des mots « volonté » et « liberté », Spinoza a ouvert la voie à Berkeley pour une critique similaire de la substance matérielle. Dans les deux cas, il y a une illusion en quelque sorte « naturelle » au départ ; mais cette illusion n’est pas une erreur. Elle ne le devient qu’à partir du moment où les hommes entretiennent cette illusion dans le langage et, surtout l’érigent en vérité avec toutes les prétentions théoriques qui en découlent » pp. 72 et 73 de Recherches sur le XVIIe siècle (II) 1978.
[13] Cf. aussi Éth., II, 47 scolie.
[14] Ainsi dans T.T.P. II, Spinoza remarque « que Dieu n’a dans ses discours aucun style qui lui appartienne en propre, mais que de la seule culture et de la capacité des Prophètes dépendent son élégance, sa brièveté, sa sévérité, sa grossièreté, sa prolixité et son obscurité » (G. III p. 34, A. II p. 54, P. p. 640). A la fin du même chapitre il prévient de ne pas confondre les figures de style employées par le Christ pour « une certaine personne » avec des vérités divines. Dans le ch. VI il conseille que « Pour connaître enfin les évènements miraculeux tels qu’ils sont arrivés, il importe de savoir de quels tours et de quelles figures de rhétorique usent les Hébreux ; si l’on n’y a pas égard, on introduira, dans l’Écriture, beaucoup de miracles fictifs, que ceux qui l’ont rédigée n’ont jamais pensé à raconter... » (G. III p. 93, A. II p. 130, P. p. 707).
[15] C’est du point de vue d’une nouvelle conception de la définition que Spinoza peut procéder à une critique nominaliste de Platon et d’Aristote, KV. (Court Traité) I ch. VI, 6 et VII, 9.
[16] Sur cette question, cf. M. GUEROULT, Spinoza, l’Âme, op. cit., pp. 310-311 et S. BRETON, Cahiers Spinoza 4, « Hegel ou Spinoza. Réflexion sur l’enjeu d’une alternative » pp. 66-73.
[17] Sur cette question, cf. A. COMTE-SPONVILLE, « Spinoza contre les herméneutes » pp. 245 à 264 dans Une éducation philosophique, P.U.F. 1989.
[18] Chez Spinoza la signification est toujours l’effet d’une rencontre de forces et ainsi l’investigation du sens n’est jamais chez lui séparable d’un point de vue économique ou énergétique. Si un acte est signifiant c’est sur la base de l’intention qu’il réalise (qui ne peut-être réduite au seul but du sujet de l’énonciation mais à l’agencement collectif à partir duquel cette énonciation a été possible (T.T.P., VIII, G. III p. 101, A. II p. 142, P. p. 716) ; cette intention suppose qu’une représentation, qu’un objet, ont été investis par une certaine force : « D’où suit que rien n’est pris en soi et absolument, sacré ou profane et impur, mais seulement par rapport à la pensée. Cela peut s’établir aussi de la façon la plus évidente par un grand nombre de passages de l’Écriture. Jérémie (pour donner un ou deux exemples) dit (ch. VI v. 4) que les Juifs de son temps ont faussement appelé le temple de Salomon temple de Dieu ; car ajoute-t-il dans le même chapitre, le nom de Dieu ne peut appartenir à ce temple qu’aussi longtemps qu’il est fréquenté par des hommes honorant Dieu et maintenant la Justice ; que s’il est fréquenté par des homicides, des voleurs, des idolâtres et d’autres hommes criminels, alors il est plutôt un repaire de malfaiteurs » (T.T.P., XII, G. III p. 160-161, A. II p. 219, P. p. 789).
[19] Voyez sur cette question : Macherey, "Spinoza et l’interprétation de l’Écriture (note jld).
[20] Lire à ce propos le grand livre d’Alexandre MATHERON, Le Christ et le salut des ignorants, Aubier-Montaigne, 1971.
[21] « Pour employer maintenant les mots en usage (ut verba usitata retineamus) nous appellerons... » dit Spinoza dans Éth., II, 17 sc.
[22] Jean LACROIX dans Spinoza et le problème du Salut, remarque le style de l’Éthique. Spinoza a su, dit-il « réaliser le miracle d’un langage qui ne comporte aucune rhétorique comme sa pensée ne contient aucune apologétique, d’un langage qu’on ne remarque pas et qui n’attire jamais l’attention, en quelque sorte il n’existe pas - ou le moins possible - en tant quel. On a le sentiment de lire directement la pensée ».
[23] Lettre 19, G. IV p. 95, A. IV p. 186, P. p. 1126.
[24] Lettre 6, G. IV p. 36, A. IV p. 143. P. p. 1081.
[25] C.G.L.H., ch. V pp. 65-66, (G. I pp. 303-304) et ch. IX p. 99 (G. I p. 322) qui affirme : « Nous voulons exprimer par le nom commun soit un ou plusieurs individus indéfinis (vaga), soit un ou plusieurs individus définis (certa) et connus. Contrairement au latin, l’hébreu ainsi que d’autres langues marque cette distinction. » Sur le « retour » de Spinoza à l’hébreu, cf. Geneviève BRYKMAN, La Judéité de Spinoza, ch. VII, éd Vrin 1972.
[26] Sur les interprétations multiples que les textes de Spinoza ont connu en France avant la Révolution, cf. Paul VERNIERE, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, P.U.F. 1954. (Nous y apprenons, entr’autres choses, que le pasteur P. Poiret a découvert dans l’Éthique « une langue inconnue jusqu’à ce jour » (p. 52) mais qui n’exprime aucune réalité et qui n’est, à travers son agencement géométrique, qu’une duperie car Spinoza « prend tous les mots dans une acception contraire au sens commun » (p. 54). On reconnaîtra au bon pasteur d’avoir été lucide sur un point crucial : le déplacement, voire l’inversion du sens des signes, qu’opère le discours spinoziste). Cf. aussi Spinoza au XVIIIe siècle, présentation par Olivier BLOCH, Méridiens Klincksieck, 1990.
[27] Spinoza serait en ce sens un précurseur de Jean-Jacques Rousseau (Essai sur l’origine des langues, et réflexions de Jacques Derrida dans De la grammatologie, ch. II pp. 198-201).
[28] En 1670 Spinoza accorde peu d’importance politique à la langue ; bien qu’avec les « lois » et les « mœurs », la « langue » définisse une « nation », Spinoza ajoute que « seules, parmi ces traits distinctifs, les lois et les mœurs peuvent faire que chaque nation aie une complexion singulière, une condition propre, des préjugés à elle » (T.T.P., XVII, G. III p. 217, A. II p. 295, P. p. 866) ; le C.G.L.H., plus tardif, permet de nuancer cette affirmation.
[29] G. BRYKMAN, La Judéité de Spinoza, p. 123.
[30] T.T.P., XVII, G. III p. 212, A. II p. 290, P. p. 795. Voir aussi ch. VIII, G. III p. 123, A. II p. 167, P. p. 741 et ch. XII, G. III p. 166, A. II p. 225, P. p. 794.
[31] J. DERRIDA, De la Grammatologie, ch. II p. 199.
[32] T.T.P., V, G. III pp. 75-76, A. II p. 108, P. p. 687.
[33] T.T.P., XVII, G. III p. 218, A. II pp. 295-296, P. p. 867.