"La vie de B. de Spinoza" - 2, par Jean Colerus



SPINOZA APPREND UN MÉTIER OU ART MÉCANIQUE

La Loi et les anciens docteurs juifs marquent expressément qu’il ne suffit pas d’être savant ; mais qu’on doit en outre s’exercer dans quelque art mécanique ou profession, pour s’en pouvoir aider à tout événement et y gagner de quoi subsister. C’est ce que dit positivement Raban Gamaliel dans le traité du Talmud Pirke Aboth, chap. II, où il enseigne que l’étude de la Loi est quelque chose de bien désirable lorsqu’on y joint une profession, ou quelque art mécanique ; car, dit-il, l’application continuelle à ces deux exercices fait qu’on n’en a point pour faire le mal et qu’on l’oublie ; et tout savant qui ne s’est pas soucié d’apprendre quelque profession devient à la fin un homme dissipé et déréglé en ses mœurs. Et le rabbin Jéhuda ajoute que tout homme qui ne fait pas apprendre un métier à ses enfants fait la même chose que s’il les instruisait à devenir voleurs de grand chemin.

Spinoza, savant dans la Loi et dans les coutumes des anciens, n’ignorait pas ces maximes, et ne les oublia pas, tout séparé des Juifs et excommunié qu’il était. Comme elles sont fort sages et raisonnables, il en fit son profit, et apprit un art mécanique, avant d’embrasser une vie tranquille et retirée, comme il y était résolu. Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d’approche et pour d’autres usages, et il y réussit si parfaitement, qu’on s’adressait de tous côtés à lui pour en acheter ; ce qui lui fournit suffisamment de quoi vivre et s’entretenir. On en trouva dans son cabinet, après sa mort, encore un bon nombre qu’il avait polis ; et ils furent vendus assez cher, comme on le peut justifier par le registre du crieur public qui assista à son inventaire et à la vente de ses meubles.

Masaniello
de P. de Jode (Selon Colerus, d’après un auto-portrait).

Après s’être perfectionner dans cet art, il s’attacha au dessin, qu’il apprit de lui-même, et il réussissait bien à tracer un portrait avec de l’encre ou du charbon. J’ai entre les mains un livre entier de semblables portraits, où l’on en trouve de plusieurs personnes distinguées qui lui étaient connues ou qui avaient eu occasion de lui faire visite. Parmi ces portraits, je trouve à la quatrième feuille un pêcheur dessiné en chemise, avec un filet sur l’épaule droite, tout à fait semblable pour l’attitude au fameux chef des rebelles de Naples, Mazaniello, comme il est représenté dans l’histoire, et en taille-douce. A l’occasion de ce dessin, je ne dois pas omettre que le sieur Van der Spyck, chez qui Spinoza logeait lorsqu’il est mort, m’a assuré que ce crayon ou portrait ressemblait parfaitement bien à Spinoza, et que c’était assurément d’après lui-même qu’il l’avait tiré. Il n’est pas nécessaire de faire mention des personnes distinguées dont les portraits crayonnés se trouvent pareillement dans ce livre parmi ses autres dessins.

De cette manière il pouvait fournir à ses nécessités du travail de ses mains, et s’attacher à l’étude comme il avait résolu. Ainsi rien ne l’arrêtant plus à Amsterdam, il en partit et s’alla loger chez un homme de sa connaissance qui demeurait sur la route qui mène d’Amsterdam à Auwerkerke. Il y passa le temps à étudier, et à travailler à ses verres ; lorsqu’ils étaient polis, ses amis avaient soin de les envoyer prendre chez lui, de les vendre, et de lui en faire tenir l’argent.

IL VA DEMEURER A RHYNSBURG, ENSUITE A VOORBURG, ET ENFIN A LA HAYE

En l’an 1664, Spinoza partit de ce lieu et se retira à Rhynsburg, proche de Leyde, où il passa l’hiver ; mais aussitôt après il en partit et alla demeurer à Voorburg, à une lieue de La Haye, comme il le témoigne lui-même dans sa trentième lettre écrite à Pierre Balling. Il y passa, comme j’en ai été informé, trois ou quatre ans, pendant quoi il se fit un grand nombre d’amis à La Haye, tous gens distingués par leur condition ou par les emplois qu’ils exerçaient dans le Gouvernement ou à l’armée. Ils se trouvaient volontiers en sa compagnie, et prenaient beaucoup de plaisir à l’entendre discourir. Ce fut à leur prière qu’il s’établit enfin et se fixa à La Haye, où il demeura d’abord en pension sur le Veerkaay, chez la veuve Van Velden, dans la même maison où je suis logé pour le présent. La chambre où j’étudie, à l’extrémité de la maison sur le derrière, au second étage, est la même où il couchait et où il s’occupait à l’étude et à son travail. Il s’y faisait souvent apporter à manger, et y passait des deux ou trois jours sans voir personne. Mais s’étant aperçu qu’il dépensait un peu trop dans sa pension, il loua sur le Pavilioengragt, derrière ma maison, une chambre chez le sieur Henri Van der Spyck, dont nous avons souvent fait mention, où il prit soin lui-même de se fournir ce qui lui était nécessaire pour le boire et pour le manger, et où il vécut à sa fantaisie d’une manière fort retirée.

IL ÉTAIT FORT SOBRE ET FORT MÉNAGER

Il est presque incroyable combien il a été sobre pendant ce temps-là et bon ménager. Ce n’est pas qu’il fût réduit à une si grande pauvreté qu’il n’eût pu faire plus de dépense s’il l’eût voulu ; assez de gens lui offraient leur bourse et toute sorte d’assistance ; mais il était fort sobre naturellement et aisé à contenter ; et il ne voulait pas avoir la réputation d’avoir vécu, même une seule fois, aux dépens d’autrui. Ce que j’avance de sa sobriété et de son économie se peut justifier par différents petits comptes qui se sont rencontrés parmi les papiers qu’il a laissés. On y trouve qu’il a vécu un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et d’un pot de bière d’un sou et demi ; un autre jour, il n’a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous et demi. Dans ces mêmes comptes il n’est fait mention que de deux demi-pintes de vin tout au plus par mois. Et quoiqu’on l’invitât souvent à manger, il aimait pourtant mieux vivre de ce qu’il avait chez lui, quelque peu de chose que ce fût, que de se trouver à une bonne table aux dépens d’un autre.

C’est ainsi qu’il a passé ce qui lui restait de vie chez son dernier hôte, pendant un peu plus de cinq ans et demi. Il avait grand soin d’ajuster ses comptes tous les quartiers, ce qu’il faisait afin de ne dépenser justement ni plus ni moins que ce qu’il avait à dépenser chaque année. Et il lui est arrivé quelquefois de dire à ceux du logis qu’il était comme le serpent, qui forme un cercle la queue dans la bouche, pour leur marquer qu’il ne lui restait rien de ce qu’il avait pu gagner pendant l’année. Il ajoutait que ce n’était pas son dessein de rien amasser que ce qui serait nécessaire pour être enterré avec quelque bienséance ; et que, comme ses parents ne lui avaient rien laissé, ses proches et ses héritiers ne devaient pas s’attendre non plus de profiter beaucoup de sa succession.

SA PERSONNE ET SA MANIÈRE DE S’HABILLER

A l’égard de sa personne, de sa taille et des traits de son visage, il y a encore bien des gens à La Haye qui l’ont vu et connu particulièrement. Il était de moyenne taille ; il avait les traits du visage bien proportionnés, la peau un peu noire, les cheveux frisés et noirs, et les sourcils longs et de même couleur, de sorte qu’à sa mine on le reconnaissait aisément pour être descendu de juifs portugais. Pour ce qui est de ses habits, il en prenait fort peu de soin et ils n’étaient pas meilleurs que ceux du plus simple bourgeois. Un conseiller d’État des plus considérables, l’étant allé voir, le trouva en robe de chambre fort malpropre, ce qui donna occasion au conseiller de lui faire quelques reproches, et de lui en offrir une autre. Spinoza lui répondit qu’un homme n’en valait pas mieux pour avoir une plus belle robe. Il est contre le bon sens, ajouta-t-il, de mettre une enveloppe précieuse à des choses de néant ou de peu de valeur.

SES MANIÈRES, SA CONVERSATION ET SON DÉSINTÉRESSEMENT

Au reste, si sa manière de vivre était fort réglée, sa conversation n’était pas moins douce et paisible. Il savait admirablement bien être le maître de ses passions. On ne l’a jamais vu ni fort triste, ni fort joyeux. Il savait se posséder dans sa colère, et, dans les déplaisirs qui lui survenaient, il n’en paraissait rien au-dehors ; au moins, s’il lui arrivait de témoigner son chagrin par quelque geste ou par quelques paroles, il ne manquait pas de se retirer aussitôt, pour ne rien faire qui fût contre la bienséance. Il était d’ailleurs fort affable et d’un commerce aisé, parlait souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches, et à ceux du logis lorsqu’il leur survenait quelque affliction ou maladie ; il ne manquait point alors de les consoler, et de les exhorter à souffrir avec patience des maux qui étaient comme un partage que Dieu leur avait assigné. Il avertissait les enfants d’assister souvent à l’église au service divin, et leur enseignait combien ils devaient être obéissants et soumis à leurs parents. Lorsque les gens du logis revenaient du sermon, il leur demandait souvent quel profit ils y avaient fait, et ce qu’ils en avaient retenu pour leur édification. Il avait une grande estime pour mon prédécesseur, le Docteur Cordes, qui était un homme savant, d’un bon naturel, et d’une vie exemplaire, ce qui donnait occasion à Spinoza d’en faire souvent l’éloge. Il allait même quelquefois l’entendre prêcher, et faisait état surtout de la manière savante dont il expliquait l’Écriture, et des applications solides qu’il en faisait. Il avertissait en même temps son hôte et ceux de la maison de ne manquer jamais aucune prédication d’un si habile homme.

Il arriva que son hôtesse lui demanda un jour si c’était son sentiment qu’elle pût être sauvée dans la religion dont elle faisait profession ; à quoi il répondit : Votre religion est bonne, vous n’en devez pas chercher d’autre, ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la piété, vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille.

Pendant qu’il restait au logis, il n’était incommode à personne ; il y passait la meilleure partie de son temps tranquillement dans sa chambre. Lorsqu’il lui arrivait de se trouver fatigué pour s’être trop attaché à ses méditations philosophiques, il descendait pour se délasser, et parlait à ceux du logis de tout ce qui pouvait servir de matière à un entretien ordinaire, même de bagatelles. Il se divertissait aussi quelquefois à fumer une pipe de tabac ; ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire. Il observait aussi avec le microscope les différentes parties des plus petits insectes, d’où il tirait après les conséquences qui lui semblaient le mieux convenir à ses découvertes.

Au reste, il n’aimait nullement l’argent, comme nous l’avons dit, et il était fort content d’avoir, au jour la journée, ce qui lui était nécessaire pour sa nourriture et pour son entretien. Simon de Vries, d’Amsterdam, qui marque beaucoup d’attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre, et qui l’appelle en même temps son très fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d’une somme de 2000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s’excusa civilement de recevoir cet argent, sous prétexte qu’il n’avait besoin de rien, et que tant d’argent, s’il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations.

Le même Simon de Vries, approchant de sa fin, et se voyant sans femme et sans enfants, voulait faire son testament et l’instituer héritier de tous ses biens ; mais Spinoza n’y voulut jamais consentir, et remontra à son ami qu’il ne devait pas songer à laisser ses biens à d’autres qu’à son frère qui demeurait à Schiedam, puisqu’il était le plus proche de ses parents, et devait être naturellement son héritier.

Ceci fut exécuté comme il l’avait proposé ; cependant ce fut à condition que le frère et héritier de Simon de Vries ferait à Spinoza une pension viagère qui suffirait pour sa subsistance, et cette clause fut aussi fidèlement exécutée. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’en conséquence on offrit à Spinoza une pension de 500 florins, qu’il n’accepta pas parce qu’il la trouvait trop considérable, de sorte qu’il la réduisit à 300. Cette pension lui fut payée régulièrement pendant sa vie ; et après sa mort le même de Vries de Schiedam eut soin de faire encore payer au sieur Van der Spyck ce qui pouvait lui être dû par Spinoza, comme il paraît par la lettre de Jean Rieuwertz, imprimeur de la ville d’Amsterdam, employé dans cette commission : elle est datée du 6 mars 1678, et adressée à Van der Spyck même.

On peut encore juger du désintéressement de Spinoza par ce qui se passa après la mort de son père. Il s’agissait de partager sa succession entre ses sœurs et lui, à quoi il les avait fait condamner par justice, quoiqu’elles eussent mis tout en pratique pour l’en exclure. Cependant quand il fut question de faire le partage, il leur abandonna tout, et ne réserva pour son usage qu’un seul lit, qui était à la vérité fort bon, et le tour de lit qui en dépendait.

IL EST CONNU DE PLUSIEURS PERSONNES DE GRANDE CONSIDÉRATION

Spinoza n’eut pas plus tôt publié quelques-uns de ses ouvrages, qu’il se fit un grand nom dans le monde, parmi les personnes les plus distinguées, qui le regardaient comme un beau génie et un grand philosophe. M. Stoupe, lieutenant-colonel d’un régiment suisse, au service du roi de France, commandait dans Utrecht en 1673. Il avait été auparavant ministre de la Savoie à Londres, dans les troubles d’Angleterre au temps de Cromwell ; il devint dans la suite brigadier, et ce fut en faisant les fonctions de cette charge qu’il fut tué à la bataille de Steenkerke. Pendant qu’il était à Utrecht, il fit un livre qu’il intitula la Religion des Hollandais, où il reproche entre autres choses aux théologiens réformés qu’ils avaient vu imprimer sous leurs yeux, en 1670, le livre qui porte pour titre Tractatus theologico-politicus, dont Spinoza se déclare l’auteur en sa dix-neuvième lettre, sans cependant s’être mis en peine de le réfuter ou d’y répondre. C’est ce que M. Stoupe avançait. Mais le célèbre Braunius, professeur dans l’université de Groningue, a fait voir le contraire dans un livre qu’il fit imprimer pour réfuter celui de M. Stoupe ; et en effet, tant d’écrits publiés contre ce Traité abominable montrent évidemment que M. Stoupe s’était trompé. Ce fut en ce temps-là même qu’il écrivit plusieurs lettres à Spinoza, dont il reçut aussi plusieurs réponses, et qu’il le pria enfin de vouloir bien se rendre à Utrecht dans un certain temps qu’il lui marqua. M. Stoupe avait d’autant plus d’envie de l’y attirer, que le prince de Condé, qui prenait alors possession du gouvernement d’Utrecht, souhaitait fort de s’entretenir avec Spinoza ; et c’était dans cette vue qu’on assurait que Son Altesse était si bien disposée à le servir auprès du roi, qu’elle espérait d’en obtenir aisément une pension pour Spinoza, pourvu seulement qu’il pût se résoudre à dédier quelqu’un de ses ouvrages à Sa Majesté. Il reçut cette dépêche, accompagnée d’un passeport, et partit peu de temps après l’avoir reçue. Le sieur Halma, dans la vie de notre philosophe, qu’il a traduite et extraite du Dictionnaire de M. Bayle, rapporte à la page 11 qu’il est certain qu’il rendit visite au prince de Condé, avec qui il eut divers entretiens pendant plusieurs jours, aussi bien qu’avec plusieurs autres personnes de distinction, particulièrement avec le lieutenant-colonel Stoupe. Mais Van der Spyck et sa femme, chez qui il était logé, et qui vivent encore à présent, m’assurent qu’à son retour il leur dit positivement qu’il n’avait pu voir le prince de Condé, qui était parti d’Utrecht quelques jours avant qu’il y arrivât ; mais que dans les entretiens qu’il avait eus avec M. Stoupe, cet officier l’avait assuré qu’il s’emploierait pour lui volontiers, et qu’il ne devait pas douter d’obtenir, à sa recommandation, une pension de la libéralité du roi [1] ; mais que pour lui, Spinoza, comme il n’avait pas dessein de rien dédier au roi de France, il avait refusé l’offre qu’on lui faisait, avec toute la civilité dont il était capable.

Après son retour, la populace de La Haye s’émut extraordinairement à son occasion ; il en était regardé comme un espion ; et ils se disaient déjà à l’oreille qu’il fallait se défaire d’un homme si dangereux, qui traitait sans doute d’affaires d’État, dans un commerce si public qu’il entretenait avec l’ennemi. L’hôte de Spinoza en fut alarmé, et craignit avec raison que la canaille ne l’arrachât de sa maison, après l’avoir forcée, et peut-être pillée ; mais Spinoza le rassura et le consola le mieux qu’il fut possible. « Ne craignez rien, lui dit-il, à mon égard, il m’est aisé de me justifier : assez de gens, et des principaux du pays, savent bien ce qui m’a engagé à faire ce voyage. Mais, quoi qu’il en soit, aussitôt que la populace fera le moindre bruit à votre porte, je sortirai et irai droit à eux, quand ils devraient me faire le même traitement qu’ils ont fait aux pauvres Messieurs de Witt. je suis bon républicain, et n’ai jamais eu en vue que la gloire et l’avantage de l’État. »

Ce fut en cette même année que l’Électeur Palatin Charles-Louis, de glorieuse mémoire, informé de la capacité de ce grand philosophe, voulut l’attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie, n’ayant sans doute aucune connaissance du venin qu’il tenait encore caché dans son sein, et qui dans la suite se manifesta plus ouvertement. Son Altesse Électorale donna ordre au célèbre docteur Fabricius, professeur en théologie, bon philosophe, et l’un de ses conseillers, d’en faire la proposition à Spinoza. Il lui offrait au nom de son prince, avec la chaire de philosophie, une liberté très étendue de raisonner suivant ses principes, comme il jugerait le plus à propos, cum amplissima philosophandi libertate. Mais à cette offre on avait joint une condition, qui n’accommodait nullement Spinoza ; car, quelque étendue que fût la liberté qu’on lui accordait, il ne devait aucunement s’en servir au préjudice de la religion établie par les lois. Et c’est ce qui paraît par la lettre du docteur Fabricius, datée de Heidelberg, du 16 février (voyez Spinozae Oper. posth., Epist. LIII, p. 561). On trouve dans cette lettre qu’il y est régalé du titre de philosophe très célèbre, et de génie transcendant : philosophe acutissime ac celeberrime.

C’est là une mine qu’il éventa aisément, s’il m’est permis d’user de cette expression ; il vit la difficulté, ou plutôt l’impossibilité où il était de raisonner suivant ses principes, et de ne rien avancer en même temps qui fût contraire à la religion établie. Il fit réponse à M. Fabricius le 30 mars 1673, et refusa civilement la chaire de philosophie qu’il lui offrait. Il lui manda que l’instruction de la jeunesse serait un obstacle à ses propres études, et que jamais il n’avait eu la pensée d’embrasser une semblable profession. Mais ceci n’est qu’un prétexte, et il découvre assez ce qu’il a dans l’âme par les paroles suivantes : « De plus, je fais réflexion, dit-il au docteur, que vous ne me marquez point dans quelles bornes doit être renfermée cette liberté d’expliquer mes sentiments pour ne pas choquer la religion. Cogito deinde me nescire quibus limitibus libertas illa philosophandi intercludi debeat, ne videar publice stabilitam Religionem perturbare velte. » (Voyez ses Oeuvres posthumes, lettre LIV, p. 563.)


[1Le roi de France donnait alors des pensions à tous les savants, particulièrement aux étrangers, qui lui présentaient ou dédiaient quelque ouvrage. (Colerus.)