"La vie de B. de Spinoza" - 4, par Jean Colerus



PLUSIEURS AUTEURS RÉFUTENT SES OUVRAGES

Ses ouvrages ont à peine été publiés, que Dieu, en même temps, a suscité à sa gloire, et pour la défense de la religion chrétienne, divers champions qui les ont combattus avec tout le succès qu’ils en devaient espérer. Le docteur Théoph. Spitzelius, dans son livre qui a pour titre Infelix litterator, en nomme deux, savoir : François Kuyper de Rotterdam, dont le livre, imprimé à Rotterdam en 1676, est intitulé Arcana atheismi revelata, etc., les Mystères profonds de l’athéisme découverts ; le second est Régnier de Manseveld, professeur à Utrecht, qui, dès l’année 1674, fit imprimer dans la même ville un écrit sur le même sujet.

L’année suivante, à savoir 1675 on vit sortir de dessous la presse d’Isaac Naeranus, sous le titre d’Ernevatio Tractatus theologico-politici, une réfutation de ce traité de Spinoza composée par Jean Bredenbourg, dont le père avait été ancien de l’église luthérienne à Rotterdam. Le sieur George Mathias Koenig, dans sa Bibliothèque d’Auteurs anciens et modernes, a trouvé à propos de nommer celui-ci, p. 770, un certain tisserand de Rotterdam : textorem quemdam Rotterodamensem. S’il a exercé un art si mécanique, je puis assurer avec vérité que jamais homme de sa profession n’a travaillé si habilement, ni produit un pareil ouvrage ; car il démontre géométriquement, en cet écrit, d’une manière claire et qui ne souffre point de réplique, que la nature n’est et ne saurait être Dieu même, comme l’enseigne Spinoza. Comme il ne possédait pas parfaitement la langue latine, il fut obligé de composer son traité en flamand, et de se servir de la plume d’un autre pour le traduire en latin. Il en usa ainsi, comme il le déclare lui-même dans la Préface de son livre, afin de ne laisser ni excuse ni prétexte à Spinoza, qui vivait encore, au cas qu’il lui arrivât de ne rien répliquer.

Cependant, je ne trouve pas que tous les raisonnements de ce savant homme portent coup. Il semble d’ailleurs, que dans le corps de son ouvrage, il penche beaucoup vers le socinianisme en quelques endroits. C’est au moins le jugement que j’en fais ; et je ne crois pas qu’en cela il diffère de celui des personnes éclairées, à qui j’en laisse la décision. Il est toujours certain que François Kuyper et Bredenbourg firent imprimer divers écrits l’un contre l’autre à l’occasion de ce traité, et que Kuyper, dans les accusations qu’il formait contre son adversaire, ne prétendait pas moins que de le convaincre lui-même d’athéisme.

L’année 1676 vit paraître le traité de morale de Lambert Veldhuis d’Utrecht : De la Pudeur naturelle et de la dignité de l’homme (Lamberti Velthusii Ultrajectensis Tractatus moralis de naturali pudore et dignitate hominis). Il renverse en ce traité de fond en comble les principes sur lesquels Spinoza a prétendu établir que ce que l’homme fait de bien et de mal est produit par une opération supérieure et nécessaire de Dieu ou de la Nature. J’ai fait mention ci-dessus de Guillaume van Blyenbergh, marchand de Dordrecht, qui, dès l’an 1674, se mit sur les rangs et réfuta le livre impie de Spinoza qui a pour titre : Tractatus theologico-politicus. Je ne suis ici m’empêcher de le comparer à ce marchand dont le Sauveur parle en saint Matthieu, ch. XIII, v. 45 et 46, puisque ce ne sont point des richesses temporelles et périssables qu’il nous présente en donnant son livre au public, mais un trésor d’un prix inestimable et qui ne périra jamais ; et il serait fort à souhaiter qu’il se trouvât beaucoup de semblables marchands sur les bourses d’Amsterdam et de Rotterdam.

Nos théologiens de la confession d’Augsbourg se sont aussi distingués parmi ceux qui ont réfuté les impiétés de Spinoza. A peine son Tractatus theologico-politicus vit le jour, qu’ils prirent la plume et écrivirent contre lui. On peut mettre à leur tête le docteur Musaeus, professeur en théologie à Jene, homme de grand génie, qui dans son temps n’eut peut-être pas son semblable. Pendant la vie de Spinoza, à savoir en l’année 1674, il publia une dissertation de douze feuilles, dont le titre était : Tractatus theologico-politicus ad veritatis lumen examinatus (le Traité de Théologie et de Politique examiné par les lumières du bon sens et de la vérité). Il déclare aux pages 2 et 3, l’aversion et l’horreur qu’il a pour une production si impie, et l’exprime en ces termes : Jure merito quis dubitet num ex illis quos ipse Daemon ad humana divinaque jura pervertenda magno numero conduxit, repertus fuerit, qui in iis depravandis operosior fuerit quam hic impostor, magno Ecclesiae malo et Reipublicae detrimento natus : « Le diable a séduit un grand nombre d’hommes, qui semblent tous être à ses gages, et s’attachent uniquement à renverser ce qu’il y a de plus sacré au monde. Cependant il y a lieu de douter si, parmi eux, aucun a travaillé à ruiner tout droit humain et divin avec plus d’efficace que cet imposteur, qui n’a eu autre chose en vue que la perte de l’État et de la religion. » Aux pages 5, 6, 7 et 8, il expose fort nettement les impressions philosophiques de Spinoza, explique celles qui peuvent souffrir un double sens, et montre clairement dans quel sens Spinoza s’en est servi, afin de comprendre d’autant mieux sa pensée. A la page 16, §32, il montre qu’en publiant un tel ouvrage, les vues de Spinoza ont été d’établir que chaque homme a le droit et la liberté de fixer sa créance en matière de religion, et de la restreindre uniquement aux choses qui sont à sa portée et qu’il peut comprendre. Il avait déjà auparavant, à la page 14, §28, parfaitement bien exposé l’état de la question et marqué en quoi Spinoza s’écarte du sentiment des chrétiens ; et c’est de cette manière qu’il continue d’examiner le traité de Spinoza, où il ne laisse rien passer, pas la moindre chose, sans le réfuter par de bonnes et solides raisons. Il ne faut pas douter que Spinoza lui-même n’ait lu cet écrit du docteur Musaeus, puisqu’il s’est trouvé parmi ses papiers après sa mort.

Quoiqu’on ait beaucoup écrit contre le Traité de politique et de théologie, comme je l’ai déjà marqué, il n’y a point eu d’auteur cependant, selon mon sentiment, qui l’ait réfuté plus solidement que ce savant professeur ; et ce jugement que j’en fais est d’ailleurs confirmé par plusieurs autres. L’auteur qui, sous le nom de Theodorus Securus, a composé un petit traité qui porte pour titre : l’Origine de l’athéisme (Origo atheismi), dit dans un autre petit livre intitulé : Prudentia tbeologica, dont il est aussi l’auteur : « Je suis fort surpris que la dissertation du docteur Musaeus contre Spinoza soit si rare et si peu connue ici en Hollande. On devrait y rendre plus de justice à ce savant théologien, qui a écrit sur un sujet si important : car il a certainement mieux réussi qu’aucun autre. » M. Fullerus, in Continuatione Bibliothecae universalis, etc., s’exprime ainsi en parlant du docteur Musaeus : « L’illustre théologien de Jene a solidement réfuté le livre pernicieux de Spinoza avec l’habileté et le succès qui lui sont ordinaires. » (Celeberrimus ille Jenensium theologus Joh. Musaeus Spinozae pestilentissimum foetum acutissimis, queis solet, telis confodit.)

Le même auteur fait aussi mention de Frédéric Rappoltus, professeur en théologie à Leipzig, qui, dans une oraison qu’il prononça lorsqu’il prit possession de sa chaire de professeur, réfuta pareillement les sentiments de Spinoza ; quoique, après avoir lu sa harangue, je trouve qu’il ne l’a réfuté qu’indirectement, et sans le nommer. Elle a pour titre : Oratio contra naturalistas, habita ipsis kalendis junii anno 1670 ; et on la peut lire dans les Oeuvres théologiques de Rappoltus, t. I, p. 1386 et suiv., publiées par le docteur Jean Benoît Capzovius, et imprimées à Leipzig en 1692. Le docteur J. Conrad Dürrius, professeur à Altorf, a suivi le même plan dans une harangue que je n’ai pas lue, à la vérité, mais dont on m’a parlé avec éloge comme d’une très bonne pièce.

Le sieur Aubert de Versé publia en 1681 un livre qui avait pour titre l’Impie convaincu ; 0u Dissertation contre Spinoza, dans laquelle on réfute les fondements de son athéisme. En 1687, Pierre Yvon, parent et disciple de Labadie, et ministre de ceux de sa secte à Wiewerden en Frise, écrivit un traité contre Spinoza, qu’il publia sous ce titre : l’Impiété vaincue, etc. Dans le Supplément au Dictionnaire de Moreri, à l’article Spinoza, il est fait mention d’un Traité de la conformité de la raison avec la foi (De concordia rationis et fidei), dont M. Huet est l’auteur. Ce livre fut réimprimé à Leipzig en 1692 ; et les journalistes de cette ville en ont donné un bon extrait, où les sentiments de Spinoza sont exposés fort nettement, et réfutés avec beaucoup de force et d’habileté. Le savant M. Simon et M. de la Motte, ministre de Savoie à Londres, ont travaillé l’un et l’autre sur le même sujet. J’ai bien vu les ouvrages de ces deux auteurs ; mais je ne sais pas assez le français pour pouvoir en juger. Le sieur Pierre Poiret, qui demeure à présent à Reinsbourg près de Leyde, dans la seconde impression de son livre De Deo, anima et malo, y a joint un traité contre Spinoza, dont le titre est : Fundamenta atheismi eversa, sive specimen absurditatis Spinozianae (Les principes de l’athéisme renversés, etc.). C’est un ouvrage qui mérite bien qu’on se donne la peine de le lire avec attention.

Le dernier ouvrage dont je ferai mention est celui de M. Wittichius, professeur à Leyde, qui fut imprimé en 1690, après la mort de l’auteur, sous ce titre : Christophori Wittichii professoris Leidensis anti-Spinoza, sive examen Ethices B. de Spinoza. Il parut encore quelque temps après traduit en flamand, et imprimé à Amsterdam chez les Wasbergen. Il n’est pas étrange que, dans un livre tel que celui qui a pour titre : Suite de la Vie de Philopater, on ait tâché de diffamer ce savant homme, et de flétrir sa réputation après sa mort. On débite, dans cet écrit pernicieux, que M. Wittichius était un excellent philosophe, grand ami de Spinoza, avec qui il était dans un commerce étroit, qu’ils cultivaient l’un et l’autre par lettres, et par des entretiens particuliers qu’ils avaient souvent ensemble ; qu’ils étaient, en un mot, tous deux, dans les mêmes sentiments : que, cependant, pour ne pas passer dans le monde pour spinoziste, M. Wittichius avait écrit contre le traité de morale de Spinoza ; et qu’on n’avait fait imprimer sa réfutation qu’après sa mort que dans la vue de lui conserver son honneur et la réputation de chrétien orthodoxe. Voilà les calomnies que cet insolent a avancées ; je ne sais d’où il les a puisées, ni sur quelle apparence de vérité il appuie tant de mensonges. D’où a-t-il appris que ces deux philosophes avaient un commerce si particulier ensemble ; qu’ils se voyaient et s’écrivaient si souvent l’un à l’autre ? On ne trouve aucune lettre de Spinoza écrite à M. Wittichius, ni de M. Wittichius écrite à Spinoza, parmi les lettres de cet auteur qu’on a pris soin de faire imprimer ; et il n’y en a aucune non plus parmi celles qui sont restées sans être imprimées ; de sorte qu’il y a tout lieu de croire que cette liaison étroite et les lettres qu’ils s’écrivaient l’un à l’autre sont du cru et de l’invention de ce calomniateur. Je n’ai, à la vérité, jamais eu occasion de parler à M. Wittichius ; mais je connais assez particulièrement M. Zimmermann, son neveu, ministre pour le présent de l’Église anglicane, et qui a demeuré avec son oncle pendant ses dernières années. Il ne m’a rien communiqué sur ce sujet qui ne fût fort opposé à ce que débite l’auteur de la Vie de Philopater ; jusqu’à me faire voir un écrit que son oncle lui avait dicté, où les sentiments de Spinoza étaient également bien expliqués et réfutés. Pour le justifier entièrement, faut-il autre chose que ce dernier ouvrage qu’il a composé ? C’est là où l’on voit quelle est sa créance, et où il fait en quelque manière une profession de foi peu de temps avant sa mort. Quel homme, touché de quelque sentiment de religion, osera penser, et moins encore écrire, que tout ceci n’a été qu’hypocrisie, fait uniquement en vue de pouvoir aller à l’église, sauver les apparences, et n’avoir pas la réputation d’impie et de libertin ?

Si l’on pouvait inférer de pareilles choses, de ce qu’on prétendrait qu’il y aurait eu quelque correspondance entre deux personnes, je ne me trouverais pas fort en sûreté, et il n’y a guère de pasteurs qui n’eussent tout à craindre aussi bien que moi de la part des calomniateurs ; puisqu’il nous est quelquefois impossible d’éviter tout commerce avec des personnes dont la créance n’est pas toujours des plus orthodoxes.

Je me souviens ici volontiers de Guillaume Deurhof d’Amsterdam, et le nomme avec toute la distinction qu’il mérite. C’est un professeur qui, dans ses ouvrages, et particulièrement dans ses leçons théologiques, a toujours vivement attaqué les sentiments de Spinoza. Le sieur François Halma lui rend justice dans ses Remarques sur la vie et sur les opinions de Spinoza, p. 85 lorsqu’il dit qu’il a réfuté les sentiments de ce philosophe d’une manière si solide, qu’aucun de ses partisans n’a jamais osé jusqu’à présent le prendre à partie et se mesurer avec lui. Il ajoute que ce subtil écrivain est encore en état de repousser comme il faut l’auteur de la Vie de Philopater, sur les calomnies qu’il a débitées à la page 193, et de lui fermer la bouche.

Je ne dirai qu’un mot de deux auteurs célèbres, et les joindrai ensemble, quoiqu’un peu opposés l’un à l’autre pour le présent. Le premier est M. Bayle, trop connu dans la république des lettres pour devoir en faire ici l’éloge. Le second est M. Jacquelot, ci-devant ministre de l’Église française à La Haye, et à présent prédicateur ordinaire de Sa Majesté le roi de Prusse. Ils ont fait l’un et l’autre de savantes et solides remarques sur la vie, les écrits et les sentiments de Spinoza. Ce qu’ils ont publié sur cette matière, avec l’approbation de tout le monde, a été traduit en flamand par François Halma, libraire à Amsterdam et homme de lettres. Il a joint à sa traduction une préface et quelques remarques judicieuses sur la suite de la Vie de Philopater. Ce qui est de lui vaut aussi son prix et mérite d’être lu.

Il n’est pas nécessaire de parler ici de plusieurs écrivains qui ont attaqué les sentiments de Spinoza tout récemment, à l’occasion d’un livre intitulé Hemel op Aarden, le Paradis sur la terre, composé par M. van Leenhoff, ministre réformé à Zowl ; où l’on prétend que ce ministre bâtit sur les fondements de Spinoza. Ces choses sont trop récentes et trop connues du public pour s’y arrêter, c’est pourquoi je passe outre pour parler de la mort de ce célèbre athée.

DE LA DERNIÈRE MALADIE DE SPINOZA ET DE SA MORT

On a fait tant de différents rapports, et si peu véritables, touchant la mort de Spinoza, qu’il est surprenant que des gens éclairés se soient mis en frais d’en informer le public sur des ouï-dire, sans auparavant s’être mieux instruits eux-mêmes de ce qu’ils débitaient. On trouve un échantillon des faussetés qu’ils avancent sur ce sujet dans le Menagiana, imprimé à Amsterdam en 1695 où l’auteur s’exprime ainsi :

« J’ai ouï dire que Spinoza était mort de la peur qu’il avait eue d’être mis à la Bastille. Il était venu en France attiré par deux personnes de qualité qui avaient envie de le voir. M. de Pomponne en fut averti et comme c’est un ministre fort zélé pour la religion, il ne jugea pas à propos de souffrir Spinoza en France, où il était capable de faire bien du désordre, et pour l’en empêcher il résolut de le faire mettre à la Bastille. Spinoza, qui en eut avis, se sauva en habit de cordelier ; mais je ne garantis pas cette dernière circonstance. Ce qui est certain, est que bien des personnes qui l’ont vu m’ont assuré qu’il était petit, jaunâtre, qu’il avait quelque chose de noir dans la physionomie, et qu’il portait sur son visage un caractère de réprobation. »

Tout ceci n’est qu’un tissu de fables et de mensonges, car il est certain que Spinoza n’a été de sa vie en France ; et quoique des personnes de distinction aient tâché de l’y attirer, comme il a avoué à ses hôtes, il les a cependant bien assurés, en même temps, qu’il n’espérait pas d’avoir jamais assez peu de jugement pour faire une telle folie. On jugera aisément aussi par ce que je dirai ci-après qu’il est nullement véritable qu’il soit mort de peur. Pour cet effet je rapporterai les circonstances de sa mort sans partialité, et n’avancerai rien sans preuve ; ce que je suis en état d’exécuter d’autant plus aisément que c’est ici à La Haye qu’il est mort et enterré.

Spinoza était d’une constitution très faible, malsain, maigre, et attaqué de phtisie depuis plus de vingt ans ; ce qui l’obligeait à vivre de régime, et à être extrêmement sobre en son boire et en son manger. Cependant, ni son hôte, ni ceux du logis ne croyaient pas que sa fin fût si proche, même peu de temps avant que la mort le surprit, et n’en avaient pas la moindre pensée ; car le 20 février, qui fut alors le samedi devant les jours gras, son hôte et sa femme furent entendre la prédication qu’on fait dans notre Église, pour disposer un chacun à recevoir la communion qui s’administre le lendemain selon une coutume établie parmi nous. L’hôte étant retourné au logis après le sermon, à quatre heures ou environ, Spinoza descendit de sa chambre en bas, et eut avec lui un assez long entretien qui roula particulièrement sur ce que le ministre avait prêché, et après avoir fumé une pipe de tabac, il se retira à sa chambre, qui était sur le devant, et s’alla coucher de bonne heure. Le dimanche au matin, avant qu’il fût temps d’aller à l’église, il descendit encore de sa chambre et parla avec l’hôte et sa femme. Il avait fait venir d’Amsterdam un certain médecin, que je ne puis désigner que par ces deux lettres, L. M. ; celui-ci chargea les gens du logis d’acheter un vieux coq, et de le faire bouillir aussitôt, afin que sur le midi Spinoza pût en prendre le bouillon ; ce qu’il fit aussi, et en mangea encore de bon appétit, après que l’hôte et sa femme furent revenus de l’église. L’après-midi, le médecin L. M. resta seul auprès de Spinoza ; ceux du logis étant retournés ensemble à leurs dévotions. Mais au sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que sur les trois heures Spinoza avait expiré en la présence de ce médecin, qui, le soir même, s’en retourna à Amsterdam par le bateau de nuit, sans prendre le moindre soin du défunt. Il se dispensa de ce devoir d’autant plus tôt, qu’après la mort de Spinoza il s’était saisi d’un ducaton et de quelque peu d’argent que le défunt avait laissé sur sa table, aussi bien que d’un couteau à manche d’argent, et s’était retiré avec ce qu’il avait butiné.

On a rapporté fort diversement les particularités de sa maladie et de sa mort ; et cela a même fourni matière à plusieurs contestations. On débite : 1° que dans le temps de sa maladie, il avait pris les précautions nécessaires pour n’être pas surpris par les visites de gens dont la vue ne pouvait que l’importuner ; 2° que ces propres paroles lui étaient sorties de la bouche, une et même plusieurs fois 0 Dieu, aie pitié de moi misérable pécheur ! 3° qu’on l’avait oui souvent soupirer en prononçant le nom de Dieu. Ce qui ayant donné occasion à ceux qui étaient présents de lui demander s’il croyait donc à présent à l’existence d’un Dieu dont il avait tout sujet de craindre les jugements après sa mort, il avait répondu que le mot lui était échappé et n’était sorti de sa bouche que par coutume et par habitude ; 4° on dit encore qu’il tenait auprès de soi du suc de mandragore tout prêt, dont il usa quand il sentit approcher la mort ; qu’ayant ensuite tiré les rideaux de son lit, il perdit toute connaissance, étant tombé dans un profond sommeil, et que ce fut ainsi qu’il passa de cette vie à l’éternité ; 5° qu’il avait défendu expressément de laisser entrer qui que ce fût dans sa chambre lorsqu’il approcherait de sa fin : comme aussi que, se voyant à l’extrémité, il avait fait appeler son hôtesse et l’avait priée d’empêcher qu’aucun ministre ne le vînt voir, parce qu’il voulait, disait-il, mourir paisiblement et sans dispute, etc.

J’ai recherché soigneusement la vérité de tous ces faits, et demandé plusieurs fois à son hôte et son hôtesse, qui vivent encore à présent, ce qu’ils en savaient ; mais ils m’ont répondu constamment l’un et l’autre qu’ils n’en avaient pas la moindre connaissance, et qu’ils étaient persuadés que toutes ces particularités étaient autant de mensonges : car jamais il ne leur a défendu d’admettre qui que ce fût qui souhaitât de le voir. D’ailleurs, lorsque sa fin approcha, il n’y avait dans sa chambre que le seul médecin d’Amsterdam que j’ai désigné ; personne n’a ouï les paroles qu’on prétend qu’il a proférées : 0 Dieu, aie pitié de moi misérable pécheur ! et il n’y a pas d’apparence non plus qu’elles soient sorties de sa bouche, puisqu’il ne croyait pas être si près de sa fin ; et ceux du logis n’en avaient pas la moindre pensée. Et il ne gardait point le lit pendant sa maladie ; car, le matin même du jour qu’il expira, il était encore descendu de sa chambre en bas, comme nous l’avons remarqué ; sa chambre était celle de devant, où il couchait dans un lit construit à la mode du pays, et qu’on appelle bedstede. Qu’il ait chargé son hôtesse de renvoyer les ministres qui pourraient se présenter, ou qu’il ait invoqué le nom de Dieu pendant sa maladie, c’est ce que ni elle, ni ceux du logis n’ont point ouï, et dont ils n’ont nulle connaissance. Ce qui leur persuade le contraire, c’est que depuis qu’il était tombé en langueur, il avait toujours marqué, dans les maux qu’il souffrait, une fermeté vraiment stoïque, jusqu’à réprimander les autres lui-même lorsqu’il leur arrivait de se plaindre et de témoigner dans leurs maladies peu de courage ou trop de sensibilité.

Enfin, à l’égard du suc de mandragore, dont on dit qu’il usa étant à l’extrémité, ce qui lui fit perdre toute connaissance, c’est encore une particularité entièrement inconnue à ceux du logis. Et cependant c’étaient eux qui lui préparaient tout ce dont il avait besoin pour son boire et son manger, aussi bien que les remèdes qu’il prenait de temps en temps. Il n’est pas non plus fait mention de cette drogue dans le mémoire de l’apothicaire, qui pourtant fut le même chez qui le médecin d’Amsterdam envoya prendre les remèdes dont Spinoza eut besoin les derniers jours de sa vie.

Après la mort de Spinoza, son hôte prit soin de le faire enterrer. Jean Rieuwertz, imprimeur de la ville à Amsterdam, l’en avait prié, et lui avait promis en même temps de le faire rembourser de toute la dépense, dont il voulait bien être caution. La lettre qu’il lui écrivit fort au long, à ce sujet, est datée d’Amsterdam, du 6 mars 1678. Il n’oublie pas d’y faire mention de cet ami de Schiedam dont nous avons parlé ci-dessus, qui, pour montrer combien la mémoire de Spinoza lui était chère et précieuse, payait exactement tout ce que Van des Spyck pouvait encore prétendre de son défunt hôte. La somme à quoi ses prétentions pouvaient monter lui était en même temps remise, comme Rieuwertz lui-même l’avait touchée par l’ordre de son ami.

Comme on se disposait à mettre le corps de Spinoza en terre, un apothicaire nommé Schroder y mit opposition, et prétendit auparavant être payé de quelques médicaments qu’il avait fournis au défunt pendant sa maladie. Son mémoire se montait à seize florins et deux sous, je trouve qu’on y porte en compte de la teinture de safran, du baume, des poudres, etc ; mais on n’y fait aucune mention ni d’opium, ni de mandragore. L’opposition fut levée aussitôt, et le compte payé par le sieur Van der Spyck.

Le corps fut porté en terre le 25 février, accompagné de plusieurs personnes illustres, et suivi de six carrosses. Au retour de l’enterrement, qui se fit dans la nouvelle église sur le Spuy, les amis particuliers ou voisins furent régalés de quelques bouteilles de vin, selon la coutume du pays, dans la maison de l’hôte du défunt.

Je remarquerai, en passant, que le barbier de Spinoza donna, après sa mort, un mémoire conçu en ces termes : M. Spinoza, de bienheureuse mémoire, doit à Abraham Kervel, chirurgien, pour l’avoir rasé pendant le dernier quartier, la somme d’un florin dix-huit sous. Le prieur d’enterrement, et deux taillandiers, firent au défunt un pareil compliment dans leurs mémoires, aussi bien que le mercier qui fournit des gants pour le deuil de l’enterrement.

Si ces bonnes gens avaient su quels étaient les principes de Spinoza en fait de religion, il y a apparence qu’ils ne se fussent pas ainsi joués du terme de bienheureux qu’ils employaient ; ou est-ce qu’ils s’en sont servis selon le train ordinaire, qui souffre quelquefois l’abus qu’on fait de semblables expressions à l’égard même de personnes mortes dans le désespoir ou dans l’impénitence finale ?

Spinoza étant enterré, son hôte fit faire l’inventaire des biens meubles qu’il avait laissés. Le notaire qu’il employa donna un compte de ses vacations en cette forme : « Guillaume van den Hove, notaire, pour avoir travaillé à l’inventaire des meubles et effets du feu sieur Benoît de Spinoza... » Ses salaires se montent à la somme de dix-sept florins et huit sous ; plus bas, il reconnaît avoir été payé de cette somme le 14 novembre 1677.

Rébecca de Spinoza, sœur du défunt, se porta pour son héritière, et en passa sa déclaration à la maison où il était mort. Cependant, comme elle refusait de payer préalablement les frais de l’enterrement et quelques dettes dont la succession était chargée, le sieur Van des Spyck lui en fit parler à Amsterdam et la fit sommer d’y satisfaire, par Robert Schmeding, porteur de sa procuration. Libertus Loef fut le notaire qui dressa cet acte et le signa, le 30 mars 1677. Mais avant de rien payer elle voulait voir clair, et savoir si, les dettes et charges payées, il lui reviendrait quelque chose de la succession de son frère. Pendant qu’elle délibérait, Van der Spyck se fit autoriser par justice à faire vendre publiquement les biens et meubles en question ; ce qui fut aussi exécuté ; et les deniers provenant de la vendue étant consignés au lieu ordinaire, la sœur de Spinoza fit arrêt dessus ; mais voyant qu’après le paiement des frais et charges il ne restait que peu de chose ou rien du tout, elle se désista de son opposition et de toutes ses prétentions. Le procureur Jean Lukkas, qui servit Van der Spyck en cette affaire, lui porta en compte la somme de trente-trois florins seize sous, dont il donna sa quittance datée du ter juin 1678. La vendue desdits meubles avait été faite ici à La Haye, dès le 4 novembre 1677, par Rykus van Stralen, crieur juré, comme il paraît par le compte qu’il en rendit daté du même jour.

Il ne faut que jeter les yeux sur ce compte pour juger aussitôt que c’était l’inventaire d’un vrai philosophe ; on n’y trouve que quelques livrets, quelques tailles-douces ou estampes, quelques morceaux de verre polis, des instruments pour les polir, etc.

Par les hardes qui ont servi à son usage, on voit encore combien il a été économe et bon ménager. Un manteau de camelot avec une culotte furent vendus vingt et un florins quatorze sous ; un autre manteau gris, douze florins quatorze sous ; quatre linceuls, six florins et huit sous ; sept chemises, neuf florins et six sous ; un lit et un traversin, quinze florins ; dix-neuf collets, un florin onze sous ; cinq mouchoirs, douze sous ; deux rideaux rouges, une courte-pointe et une petite couverture de lit, six florins ; son orfèvrerie consistait en deux boucles d’argent, qui furent vendues deux florins. Tout l’inventaire ou vendue des meubles ne se montait qu’à quatre cents florins et treize sous ; les frais de la vendue et charges déduits, il restait trois cent quatre-vingt-dix florins quatorze sous.

Voilà ce que j’ai pu apprendre de plus particulier touchant la vie et la mort de Spinoza. Il était âgé de quarante-quatre ans deux mois et vingt-sept jours. Il est mort le vingt et unième février 1677,. et a été enterré le 25 du même mois.