"La vie de feu M. de Spinoza par un de ses disciples", par Lucas


Notre [1] siècle est fort éclairé ; mais il n’en est pas plus équitable à l’égard des grands hommes. Quoiqu’il leur doive ses plus belles lumières, et qu’il en profite heureusement, il ne peut souffrir qu’on les loue, soit par envie, soit par ignorance ; et il est surprenant qu’il se faille cacher, pour écrire leur vie, comme l’on fait pour commettre un crime ; mais surtout si ces grands hommes se sont rendus célèbres par des voies extraordinaires, et inconnues aux âmes communes. Car, alors, sous prétexte de faire honneur aux opinions reçues, quoique absurdes et ridicules, ils défendent leur ignorance, et sacrifient à cet effet les plus saines lumières de la raison, et, pour ainsi dire, la vérité elle-même. Mais quelque risque que l’on coure dans une carrière si épineuse, j’aurais bien peu profité de la philosophie de celui dont j’entreprends d’écrire la vie et les maximes si je craignais de m’y engager. Je crains peu la furie du peuple, ayant l’honneur de vivre dans une république qui laisse à ses sujets la liberté des sentiments, et où les souhaits mêmes seraient inutiles pour être heureux et tranquille, si les personnes d’une probité éprouvée n’y étaient vues sans jalousie.

Que si cet ouvrage que je consacre à la mémoire d’un illustre ami n’est approuvé de tout le monde, il le sera pour le moins de ceux qui n’aiment que la vérité, et qui ont quelque sorte d’aversion pour le vulgaire impertinent.

BARUCH DE SPINOZA était d’Amsterdam, la plus belle ville de l’Europe, et d’une naissance fort médiocre.

Son père, qui était Juif de religion, et Portugais de nation, n’ayant pas le moyen de le pousser dans le commerce, résolut de lui faire apprendre les lettres hébraïques. Cette sorte d’étude, qui est toute la science des Juifs, n’était pas capable de remplir un esprit brillant comme le sien.

Il n’avait pas quinze ans, qu’il formait des difficultés que les plus doctes d’entre les juifs avaient de la peine à résoudre ; et quoique une jeunesse si grande ne soit guère l’âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s’apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître.
De peur de l’irriter, il feignait d’être fort satisfait de ses réponses, se contentant de les écrire, pour s’en servir en temps et lieu.

Comme il ne lisait que la Bible, il se rendit bientôt capable de n’avoir plus besoin d’interprète. Il y faisait des réflexions si justes, que les rabbins n’y répondaient qu’à la manière des ignorants, qui, voyant leur raison à bout, accusent ceux qui les pressent trop d’avoir des opinions peu conformes à la religion.

Un si bizarre procédé lui fit comprendre qu’il était inutile de s’informer de la vérité. Le peuple ne la connaît pas ; d’ailleurs, en croire aveuglément les Livres authentiques, c’est, disait-il, trop aimer les vieilles erreurs. Il se résolut donc à ne plus consulter que lui-même ; mais de n’épargner aucun soin pour en faire la découverte.

Il fallait avoir l’esprit grand et d’une force extraordinaire pour concevoir au-dessous de vingt ans un dessein de cette importance. En effet, il fit bientôt voir qu’il n’avait rien entrepris témérairement.

Car, commençant tout de nouveau à lire l’Écriture, il en perça l’obscurité, en développa les mystères, et se fit jour au travers des nuages derrière lesquels on lui avait dit que la vérité était cachée.

Après l’examen de la Bible, il lut et relut le Talmud, avec la même exactitude. Et, comme il n’y avait personne qui l’égalât dans l’intelligence de l’hébreu, il n’y trouvait rien de difficile, ni rien aussi qui le satisfît. Mais il était si judicieux qu’il voulut laisser mûrir ses pensées avant que de les approuver.

Cependant Morteira, homme célèbre parmi les juifs, et le moins ignorant de tous les rabbins de son temps, admirait la conduite et le génie de son disciple. Il ne pouvait comprendre qu’un jeune homme fût si modeste avec tant de pénétration. Pour le connaître à fond, il l’éprouva en toute manière, et avoua, depuis, que jamais il n’avait rien trouvé à redire, tant en ses mœurs qu’en la beauté de son esprit.

L’approbation de Morteira, augmentant la bonne opinion qu’on avait de son disciple, ne lui donnait point de vanité. Tout jeune qu’il était, par une prudence avancée, il faisait peu de fond sur l’amitié et les louanges des hommes.

D’ailleurs, l’amour de la vérité était si fort sa passion dominante, qu’il ne voyait presque personne. Mais, quelque précaution qu’il prît pour se dérober aux autres, il y a des rencontres où l’on ne peut honnêtement les éviter, quoiqu’elles soient souvent très dangereuses.

Entre les plus ardents et les plus empressés à lier commerce avec lui, deux jeunes hommes, qui se disaient être ses amis les plus intimes, le conjurèrent de leur dire ses véritables sentiments. Ils lui représentèrent que, quels qu’ils fussent, il n’avait rien à appréhender de leur part, leur curiosité n’ayant pas d’autre but que de s’éclaircir de leurs doutes.

Le jeune disciple, étonné d’un discours si peu attendu, fut quelque temps sans leur répondre ; mais à la fin, se voyant pressé par leur importunité, il leur dit, en riant, qu’« ils avaient Moise et les Prophètes qui étaient vrais Israélites, et qu’ils avaient décidé de tout ; qu’ils les suivissent sans scrupules, s’ils étaient vrais Israélites ». A les en croire, répondit un de ces jeunes hommes, je ne vois point qu’il y ait d’être immatériel, que Dieu n’ait point de corps, ni que l’âme soit immortelle, ni que les Anges soient une substance réelle. Que vous en semble ? continua-t-il en s’adressant à notre disciple. DIEU a-t-il un corps ? Y a-t-il des Anges ? L’âme est-elle immortelle ? - J’avoue, dit le disciple, que, ne trouvant rien d’immatériel ou d’incorporel dans la Bible, il n’y a nul inconvénient de croire que Dieu soit un corps, et d’autant plus que Dieu étant grand, ainsi que parle le Roi-Prophète, il est impossible de comprendre une grandeur sans étendue, et qui, par conséquent, ne soit pas un corps. Pour les Esprits, il est certain que l’Écriture ne dit point que ce soient des substances réelles et permanentes, mais de simples fantômes, nommés Anges, parce que Dieu s’en sert pour déclarer sa volonté. De telle sorte que les Anges et toute autre espèce d’esprits ne sont invisibles qu’à raison de leur matière très subtile et diaphane, qui ne peut être vue que comme on voit les fantômes dans un miroir, en songe ou dans la nuit ; de même que Jacob vit, en dormant, des Anges monter sur une échelle et en descendre. C’est pourquoi, nous ne lisons point que les Juifs aient excommunié les Saducéens pour n’avoir pas cru qu’il y eût des Anges, à cause que l’Ancien Testament ne dit rien de leur création. Pour ce qui est de l’âme, partout où l’Écriture en parle, ce mot d’âme se prend simplement pour examiner la vie, ou pour tout ce qui est vivant. Il serait inutile d’y chercher de quoi appuyer son immortalité. Pour le contraire, il est visible en cent endroits, et il n’est rien de plus aisé que de le prouver ; mais ce n’est ici ni le temps ni le lieu d’en parler.

- Le peu que vous en dites, répliqua l’un des amis, convaincrait les plus incrédules. Mais ce n’est pas assez pour satisfaire vos amis, à qui il faut quelque chose de plus solide, et la matière est trop importante pour n’être qu’effleurée. Nous ne vous en tenons quitte à présent qu’à condition de la reprendre une autre fois. »

Le disciple, qui ne cherchait qu’à rompre la conversation, leur promit tout ce qu’ils voulurent. Mais, dans la suite, il évita soigneusement toutes les occasions où il s’apercevait qu’ils tâchaient de la renouer ; et se ressouvenant que rarement la curiosité de l’homme a bonne intention, il étudia la conduite de ses amis, où il trouva tant à redire, qu’il rompit avec eux et ne voulut plus leur parler.

Ses amis, s’étant aperçus du dessein qu’il avait formé, se contentèrent d’en murmurer entre eux tant qu’ils crurent que ce n’était que pour les éprouver. Mais, quand ils se virent hors d’espérance de le pouvoir fléchir, ils jurèrent de s’en venger ; et, pour le faire plus sûrement, ils commencèrent par le décrier dans l’esprit du peuple. Ils publièrent que « c’était un abus de croire que ce jeune homme pût devenir un jour un des Piliers de la Synagogue, qu’il y avait plus d’apparence qu’il n’en serait que le destructeur, n’ayant que haine et que mépris pour la Loi de Moise ; qu’ils l’avaient fréquenté sur le témoignage de Morteira ; mais qu’enfin ils avaient reconnu dans sa conversation que c’était un véritable impie ; que ce rabbin, tout habile qu’il était, avait tort et se trompait lourdement s’il en avait une aussi bonne idée, et qu’enfin son abord leur faisait horreur ».

Ce faux bruit, semé à la sourdine, devint bientôt public, et quand ils virent l’occasion propre à le pousser plus vivement, ils firent leur rapport aux Sages de la Synagogue, qu’ils animèrent de telle manière, que, sans l’avoir entendu, peu s’en fallut qu’ils ne le condamnassent.

L’ardeur du premier feu passée (car les sacrés ministres du Temple ne sont pas plus exempts de colère que les autres), ils le firent sommer de comparaître devant eux. Lui, qui sentait que sa conscience ne lui reprochait rien, alla gaiement à la Synagogue, où ses juges lui dirent d’un visage abattu, et en personnages rongés du zèle de la maison de Dieu, « qu’après les bonnes espérances qu’ils avaient conçues de sa piété, ils avaient de la peine à croire le mauvais bruit qui courait de lui, qu’ils l’avaient appelé pour en savoir la vérité, et que c’était dans l’amertume de leur cœur qu’ils le citaient pour rendre raison de sa foi ; qu’il était accusé du plus noir et du plus énorme de tous les crimes, qui est le mépris de la Loi ; qu’ils souhaitaient ardemment qu’il pût s’en laver ; mais que s’il était convaincu, il n’y avait point de supplice assez rude pour le punir. »

Ensuite, ils le conjurèrent de leur dire s’il était coupable ; et, quand ils virent qu’il le niait, ses faux amis, qui étaient présents, s’étant avancés, déposèrent effrontément qu’« ils l’avaient ouï se moquer des Juifs, comme de gens superstitieux, nés et élevés dans l’ignorance, qui ne savent ce que c’est que Dieu, et qui néanmoins ont l’audace de se dire son peuple, au mépris des autres nations. Que pour la Loi, elle avait été instituée par un homme plus adroit qu’eux, à la vérité, en matière de politique ; mais qui n’était guère plus éclairé dans la physique, ni même dans la théologie ; qu’avec une once de bon sens on en pouvait découvrir l’imposture, et qu’il fallait être aussi stupides que les Hébreux du temps de Moïse pour s’en rapporter à ce galant homme ».

Cela, joint à ce qu’il avait dit de Dieu, des Anges et de l’Âme, et que ses accusateurs n’oublièrent pas de relever, ébranla les esprits, et leur fit crier anathème, avant même que l’accusé eût le temps de se justifier.

Les juges, animés d’un saint zèle pour venger leur Loi profanée, interrogent, pressent, menacent, et tâchent d’intimider. Mais, à tout cela, l’accusé ne repartit autre chose, sinon « que ces grimaces lui faisaient pitié, que sur la déposition de si bons témoins, il avouerait ce qu’ils disaient, si, pour le soutenir, il ne fallait que des raisons incontestables ».

Cependant, Morteira étant averti du danger où était son disciple, courut aussitôt à la Synagogue, où, ayant pris place parmi les juges, il lui demanda « s’il avait oublié les bons exemples qu’il lui avait donnés ? si sa révolte était le fruit du soin qu’il avait pris de son éducation ? et s’il ne craignait pas de tomber entre les mains du Dieu vivant ? que le scandale était déjà grand, mais qu’il y avait lieu à la repentance ».

Après que Morteira eut épuisé sa rhétorique, sans pouvoir ébranler la fermeté de son disciple, d’un ton plus redoutable, et en chef de Synagogue, il le pressa de se déterminer à la repentance ou à la peine, et protesta de l’excommunier s’il ne leur donnait à l’instant des marques de résipiscence.

Le disciple, sans s’étonner, lui repartit qu’« il connaissait le poids de la menace, et qu’en revanche de la peine qu’il avait prise de lui apprendre la langue hébraïque, il voulait bien lui enseigner la manière d’excommunier. » A ces paroles, le rabbin en colère vomit tout son fiel contre lui, et après quelques froids reproches, rompt l’assemblée, sort de la Synagogue, et jure de n’y revenir que la foudre à la main. Mais, quelque serment qu’il en fît, il ne croyait pas que son disciple eût le courage de l’attendre.

Il se trompa pourtant dans ses conjectures ; car la suite fit voir que s’il était bien informé de la beauté de l’esprit de Spinoza, il ne l’était pas de sa force. Le temps qu’on employa depuis pour lui représenter dans quel abîme il allait se jeter s’étant passé inutilement, on prit jour pour l’excommunier.

Aussitôt qu’il l’apprit, il se disposa à la retraite, et, bien loin de s’en effrayer : « A la bonne heure, dit-il à celui qui lui en apporta la nouvelle, on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même si je n’avais craint le scandale. Mais, puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors d’Égypte, quoique ma subsistance ne soit pas mieux fondée que la leur. Je n’emporte rien à personne, et quelque injustice que l’on me fasse, je puis me vanter que l’on n’a rien à me reprocher. »

Le peu d’habitude qu’il avait depuis quelque temps avec les Juifs l’obligeant d’en faire avec les chrétiens, il avait lié amitié avec des personnes d’esprit, qui lui dirent que c’était dommage qu’il ne sût ni grec, ni latin, quelque versé qu’il fût dans l’hébreu, dans l’italien et dans l’espagnol, sans parler de l’allemand, du flamand et du portugais, qui étaient ses langues naturelles.

Il comprenait assez de lui-même combien ces langues savantes lui étaient nécessaires ; mais la difficulté était de trouver moyen de les apprendre, n’ayant ni biens, ni naissance, ni amis pour le pousser.

Comme il y pensait incessamment et qu’il en parlait en toute rencontre, Van den Enden, qui enseignait avec succès le grec et le latin, lui offrit ses soins et sa maison, sans exiger d’autre reconnaissance que de lui aider quelque temps à instruire ses écoliers, quand il en serait devenu capable.

Cependant Morteira, irrité du mépris que son disciple faisait de lui et de la Loi, changea son amitié en haine, et goûta en le foudroyant le plaisir que trouvent les âmes basses dans la vengeance.

L’excommunication des Juifs n’a rien de fort particulier. Cependant, pour ne rien omettre de ce qui peut instruire le lecteur, j’en toucherai ici les principales circonstances.

Le peuple étant assemblé dans la Synagogue, cette cérémonie, qu’ils appellent HEREM, se commence par allumer quantité de bougies noires, et par ouvrir le Tabernacle, où sont gardés les Livres de la Loi. Après, le chantre, dans un lieu un peu élevé, entonne d’une voix lugubre les paroles d’exécration, pendant qu’un autre chantre embouche un cor, et qu’on renverse les bougies pour les faire tomber goutte à goutte dans une cuve pleine de sang. A quoi le peuple, animé d’une sainte horreur et d’une rage sacrée à la vue de ce noir spectacle, répond AMEN d’un ton furieux, et qui témoigne le bon office qu’il croirait rendre à Dieu s’il déchirait l’excommunié, ce qu’il ferait sans doute s’il le rencontrait en ce temps-là ou en sortant de la Synagogue.

Sur quoi il est à remarquer que le bruit du cor, les bougies renversées, et la cuve pleine de sang, sont des circonstances qui ne s’observent qu’en cas de blasphème ; que, hors de cela, on se contente de fulminer l’excommunication, comme il se pratiqua à l’égard de M. de Spinoza, qui n’était pas convaincu d’avoir blasphémé, mais d’avoir manqué de respect et pour Moïse et pour la Loi.

L’excommunication est d’un tel poids parmi les Juifs, que les meilleurs amis de l’excommunié n’oseraient lui rendre le moindre service, ni même lui parler, sans tomber dans la même peine. Aussi ceux qui redoutent la douceur de la solitude, et l’impertinence du peuple, aiment mieux essuyer toute autre peine que l’anathème.

M. de Spinoza, qui avait trouvé un asile où il se croyait à couvert des insultes des Juifs, ne pensait plus qu’à s’avancer dans les sciences humaines, où, avec un génie aussi excellent que le sien, il fit en fort peu de temps un progrès très considérable.

Cependant les Juifs, tout troublés et confus d’avoir manqué leur coup, et de voir que celui qu’ils avaient résolu de perdre fût hors de leur puissance, le chargèrent d’un crime dont ils n’avaient pu le convaincre. (Je parle des Juifs en général ; car, quoique ceux qui vivent de l’autel ne pardonnent jamais, cependant je n’oserais dire que Morteira et ses collègues fussent les seuls accusateurs en cette occasion.) S’être soustrait à leur juridiction, et subsister sans leur secours, c’étaient deux crimes qui leur semblaient irrémissibles. Morteira, surtout, ne pouvait goûter, ni souffrir que son disciple et lui demeurassent dans la même ville, après l’affront qu’il croyait en avoir reçu. Mais comment faire pour l’en chasser ? Il n’était pas chef de la ville, comme il l’était de la Synagogue. Cependant, la malice est si puissante, à l’ombre d’un faux zèle, que ce vieillard en vint à bout. Voici comment il s’y prit. Il se fit escorter par un rabbin de même trempe, et alla trouver les magistrats, auxquels il représenta que s’il avait excommunié M. de Spinoza, ce n’était pas pour des raisons communes, mais pour des blasphèmes exécrables contre Moïse et contre Dieu. Il exagéra l’imposture par toutes les raisons qu’une sainte haine suggère à un cœur irréconciliable, et demanda pour conclusion que l’accusé fût banni d’Amsterdam.

A voir l’emportement du rabbin, et avec quel acharnement il déclamait contre son disciple, il était aisé de juger que c’était moins un pieux zèle qu’une secrète rage qui l’incitait à se venger. Aussi les juges qui s’en aperçurent, cherchant à éluder leurs plaintes, les renvoyèrent aux ministres.

Ceux-ci, ayant examiné l’affaire, s’y trouvèrent embarrassés. De la manière dont l’accusé se justifiait, ils n’y remarquaient rien d’impie. D’autre part, l’accusateur était rabbin, et le rang qu’il tenait les faisait souvenir du leur, tellement que, tout bien considéré ils ne pouvaient absoudre un homme que leur semblable voulait perdre sans outrager le ministère. Et cette raison, bonne ou mauvaise, leur fit donner leur conclusion en faveur du rabbin. Tant il est vrai que les ecclésiastiques, de quelque religion qu’ils soient, gentils, juifs, chrétiens, mahométans, sont plus jaloux de leur autorité que de l’équité et de la vérité, et qu’ils sont tous animés du même esprit de persécution.

Les magistrats, qui n’osèrent les dédire, pour des raisons qu’il est aisé de deviner, condamnèrent l’accusé à un exil de quelques mois.

Par ce moyen, le rabbinisme fut vengé. Mais il est vrai que ce fut moins par l’intention directe des juges, que pour se délivrer des criailleries importunes des plus fâcheux et des plus incommodes de tous les hommes. Au reste, tant s’en faut que cet arrêt fût préjudiciable à M. de Spinoza, qu’au contraire il seconda l’envie qu’il avait de quitter Amsterdam.

Ayant appris des humanités ce qu’un philosophe en doit savoir, il songeait à se dégager de la foule d’une grande ville, lorsqu’on le vint inquiéter.

Ainsi ce ne fut point la persécution qui l’en chassa ; mais l’amour de la solitude, où il ne doutait point qu’il ne trouvât la vérité.

Cette forte passion, qui lui donnait peu de relâche, lui fit quitter avec joie la ville qui lui avait donné naissance pour un village appelé Rhimburg, où, éloigné de tous les obstacles, qu’il ne pouvait vaincre que par la fuite, il s’adonna entièrement à la philosophie. Comme il y avait peu d’auteurs qui fussent de son goût, il eut recours à ses propres méditations, étant résolu d’éprouver jusqu’où elles pouvaient aller. En quoi il a donné une si haute idée de son esprit, qu’il y a assurément peu de personnes qui aient pénétré aussi avant que lui dans les matières qu’il a traitées.

Il fut deux ans dans cette retraite, où, quelque précaution qu’il prit pour éviter tout commerce avec ses amis, ses plus intimes l’y allaient voir de temps en temps, et ne le quittaient qu’avec peine.

Ses amis, dont la plupart étaient cartésiens, lui proposaient des difficultés qu’ils prétendaient ne pouvoir se résoudre que par les principes de leur maître. M. de Spinoza les désabusa d’une erreur où les savants étaient alors, en les satisfaisant par des raisons tout opposées. Mais admirez l’esprit de l’homme et la force des préjugés ; ces amis retournés chez eux faillirent à se faire assommer en publiant que Monsieur Descartes n’était pat le seul philosophe qui méritât d’être suivi.

La plupart des ministres, préoccupés de la doctrine de ce grand génie, jaloux du droit qu’ils croient avoir d’être infaillibles dans leur choix, crient contre un bruit qui les offense, et n’oublient rien de ce qu’ils savent pour l’étouffer dans sa source. Mais, quoi qu’ils fissent, le mal croissait de telle sorte, qu’on était sur le point de voir une guerre civile dans l’empire des Lettres, lorsqu’il fut arrêté qu’on prierait notre philosophe de s’expliquer ouvertement à l’égard de M. Descartes. M. de Spinoza, qui ne demandait que la paix, donna volontiers à ce travail quelques heures de son loisir et le fit imprimer l’an 1663.

Dans cet ouvrage [2], il prouva géométriquement les deux premières parties des Principes de Monsieur Descartes, de quoi il rend raison dans la Préface, par la plume d’un de ses amis [3]. Mais, quoi qu’il ait pu dire à l’avantage de ce célèbre auteur, les partisans de ce grand homme, pour le justifier de l’accusation d’athéisme, ont fait depuis tout ce qu’ils ont pu pour faire tomber la foudre sur la tête de notre philosophe, usant en cette occasion de la politique des disciples de saint Augustin, qui, pour se laver du reproche qu’on leur faisait de pencher vers le calvinisme, ont écrit contre cette secte les livres les plus violents. Mais la persécution que les cartésiens excitèrent contre M. de Spinoza, et qui dura autant qu’il vécut, bien loin de l’ébranler, le fortifia dans la recherche de la vérité.

Il imputait la plupart des vices des hommes aux erreurs de l’entendement, et, de peur d’y tomber, il s’enfonça plus avant dans la solitude, quittant le lieu où il était pour aller à Voorburg, où il crut qu’il serait plus en repos.

Les vrais savants qui trouvaient à redire sitôt qu’ils ne le voyaient plus, ne mirent pas longtemps à le déterrer, et l’accablèrent de leurs visites dans ce dernier village, comme ils avaient fait dans le premier.

Lui, qui n’était pas insensible à l’amour sincère des gens de bien, céda à l’instance qu’ils lui firent de quitter la campagne pour quelque ville où ils pussent le voir avec moins de difficulté. Il s’habitua donc à La Haye, qu’il préféra à Amsterdam, à cause que l’air y est plus sain, et il y demeura constamment le reste de sa vie.

D’abord il n’y fut visité que d’un petit nombre d’amis, qui en usaient modérément. Mais cet aimable lieu n’étant jamais sans voyageurs, qui cherchent à voir ce qui mérite d’être vu, les plus intelligents d’entre eux, de quelque qualité qu’ils fussent, auraient cru perdre leur voyage s’ils n’avaient pas vu M. de Spinoza.

Et comme les effets répondaient à la renommée, il n’y avait point de savant qui ne lui écrivît pour être éclairci de ses doutes. Témoin ce grand nombre de lettres qui font partie du livre qu’on a imprimé après sa mort [4]. Mais tant de visites qu’il recevait, tant de réponses qu’il avait à faire aux savants qui lui écrivaient de toutes parts, et ses ouvrages merveilleux, qui font aujourd’hui toutes nos délices, n’occupaient pas suffisamment ce grand génie. Il employait tous les jours quelques heures à préparer des verres pour des microscopes et des télescopes, en quoi il excellait, de sorte que si la mort ne l’eût prévenu, il est à croire qu’il eût découvert les plus beaux secrets de l’optique. Il était si ardent à la recherche de la vérité, que, bien qu’il eût une santé fort languissante, et qui avait besoin de relâche, il en prenait néanmoins si peu, qu’il a été trois mois entiers sans sortir du logis ; jusque-là qu’il a refusé de professer publiquement dans l’Académie de Heidelberg, de peur que cet emploi ne le troublât dans son dessein.

Après avoir pris tant de peine à rectifier son entendement, il ne faut pas s’étonner si tout ce qu’il a mis au jour est d’un caractère inimitable.

Avant lui l’Écriture sainte était un sanctuaire inaccessible. Tous ceux qui en avaient parlé l’avaient fait en aveugles. Lui seul en parle comme savant dans son Traité de Théologie et de Politique, car il est certain que jamais homme n’a possédé si bien que lui les antiquités judaïques.

Quoiqu’il n’y ait point de blessures plus dangereuses que celles de la médisance, ni moins faciles à supporter, on ne lui a jamais ouï témoigner de ressentiment contre ceux qui le déchiraient.

Plusieurs ayant tâché de décrier ce livre par des injures pleines de fiel et d’amertume, au lieu de se servir des mêmes armes pour les détruire, il se contenta d’en éclaircir les endroits auxquels ils donnaient un faux sens, de peur que leur malice n’éblouît les âmes sincères. Que si ce livre lui a suscité un torrent de persécuteurs, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a mal interprété les pensées des grands hommes, et que la grande réputation est plus dangereuse que la mauvaise.

Il eut l’avantage d’être connu de Monsieur le Pensionnaire de Witt, qui voulut apprendre de lui les mathématiques, et qui lui faisait souvent l’honneur de le consulter sur des matières importantes. Mais il avait si peu d’empressement pour les biens de la fortune, qu’après la mort de M. de Witt, qui lui donnait une pension de deux cents florins, ayant montré le seing de son mécène aux héritiers, qui faisaient quelque difficulté de le lui continuer, il le leur mit entre les mains avec autant de tranquillité que s’il eût eu des fonds d’ailleurs. Cette manière désintéressée les ayant fait rentrer en eux-mêmes, ils lui accordèrent avec joie ce qu’ils venaient de lui refuser. Et c’est sur quoi était fondé le meilleur de sa subsistance ; n’ayant hérité de son père que quelques affaires embrouillées. Ou, plutôt, ceux des Juifs avec lesquels ce bon homme avait fait commerce, jugeant que son fils n’était pas d’humeur à démêler leurs fourbes, l’embarrassèrent de telle manière, qu’il aima mieux leur abandonner tout que de sacrifier son repos à une espérance incertaine.

Il avait un si grand penchant à ne rien faire pour être regardé ou admiré du peuple, qu’il recommanda en mourant de ne pas mettre son nom à sa Morale, disant que ces affectations étaient indignes d’un philosophe.

Sa renommée s’était tellement répandue qu’on en parlait dans les cercles. M. le Prince de Condé, qui était à Utrecht au commencement des dernières guerres, lui envoya un sauf-conduit avec une lettre obligeante, pour l’inviter à l’aller voir.

M. de Spinoza avait l’esprit trop bien tourné, et savait trop ce qu’il devait aux personnes d’un si haut rang, pour ignorer en cette rencontre ce qu’il devait à Son Altesse. Mais ne quittant jamais sa solitude que pour y rentrer bientôt, un voyage de quelques semaines le tenait en suspens. Enfin, après quelques remises, ses amis le déterminèrent à se mettre en chemin ; pendant quoi un ordre du roi de France ayant appelé M. le Prince ailleurs, M. de Luxembourg, qui le reçut en son absence, lui fit mille caresses, et l’assura de la bienveillance de Son Altesse.

Cette foule de courtisans n’étonna point notre philosophe. Il avait une politesse plus approchante de la cour, que d’une villede commerce, à laquelle il devait sa naissance, et dont on peut dire qu’il n’avait ni les défauts ni les vices.

M. le Prince, qui voulait le voir, mandait souventqu’ill’attendît.Lescurieuxquil’aimaient,etquitrouvaienttoujours en lui de nouveaux sujets de l’aimer, étaient ravis que Son Altesse l’obligeât de l’attendre.

Après quelques semaines, M. le Prince ayant mandé qu’il ne pouvait retourner à Utrecht, tous les curieux d’entre les Français en eurent du chagrin ; car, malgré les offres obligeantes que lui fit M. de Luxembourg, notre philosophe prit aussitôt congé d’eux et s’en retourna à La Haye.

Il avait une qualité d’autant plus estimable qu’elle se trouve rarement dans un philosophe, c’est qu’il était extrêmement propre, et qu’il ne sortait jamais que l’on ne vît paraître en ses habits ce qui distingue d’ordinaire un honnête homme d’un pédant.

« Ce n’est pas, disait-il, cet air malpropre et négligé qui nous rend savants ; au contraire, poursuivait-il, cette négligence affectée est la marque d’une âme basse où la sagesse ne se trouve point, et où les sciences ne peuvent engendrer qu’impureté et corruption. »

Non seulement les richesses ne le tentaient pas, mais même il ne craignait point les suites fâcheuses de la pauvreté. La vertu l’avait mis au-dessus de toutes ces choses ; et quoiqu’il ne fût pas fort avant dans les bonnes grâces de la Fortune, jamais il ne la cajola, ni ne murmura contre elle. Si sa fortune fut des plus médiocres, son âme en récompense fut des mieux pourvues de tout ce qui fait les grands hommes. Il était libéral dans une extrême nécessité, prêtant de ce peu qu’il avait des largesses de ses amis, avec autant de générosité que s’il eût été dans l’opulence. Ayant appris qu’un homme qui lui devait deux cents florins avait fait banqueroute, bien loin d’en être ému, il faut, dit-il en souriant, retrancher de mon ordinaire pour réparer cette petite perte ; c’est à ce prix, ajouta-t-il, que s’achète la fermeté.

Je ne rapporte pas cette action comme quelque chose d’éclatant. Mais, comme il n’y a rien en quoi le génie paraisse davantage qu’en ces sortes de petites choses, je n’ai pu l’omettre sans scrupule.

Il était aussi désintéressé que les dévots qui crient le plus contre lui le sont peu. Nous avons déjà vu une preuve de son désintéressement, nous allons en rapporter une autre, qui ne lui fera pas moins d’honneur.

Un de ses amis intimes [5], homme aisé, lui voulant faire présent de deux mille florins, pour le mettre en état de vivre plus commodément, il les refusa avec sa politesse ordinaire, disant qu’il n’en avait pas besoin. En effet, il était si tempérant et si sobre, qu’avec très peu de bien il ne manquait de rien. La Nature, disait-il, est contente de peu, et quand elle est satisfaite, je le suis aussi.

Mais il n’était pas moins équitable que désintéressé, comme on le va voir.

Le même ami qui lui avait voulu donner deux mille florins, n’ayant ni femme ni enfant, avait dessein de faire un testament en sa faveur, et de l’instituer son légataire universel. Il lui en parla et voulut l’engager à y consentir. Mais, loin d’y donner les mains, M. de Spinoza lui représenta si vivement qu’il agirait contre l’équité et contre la nature, si, au préjudice d’un autre frère, il disposait de sa succession en faveur d’un étranger, quelle que fût l’amitié qu’il eût pour lui, que son ami, se rendant à ses sages remontrances, laissa tout son bien à celui qui en devait naturellement être l’héritier, à condition toutefois qu’il ferait une pension viagère de cinq cents florins à notre philosophe. Mais admirez encore ici son désintéressement et sa modération ; il trouva cette pension trop forte, et la fit réduire à trois cents florins. Bel exemple, qui sera peu suivi, surtout des ecclésiastiques, gens avides du bien d’autrui, qui, abusant de la faiblesse des vieillards et des dévotes qu’ils infatuent, non seulement acceptent sans scrupule des successions au préjudice des héritiers légitimes mais même ont recours à la suggestion pour se les procurer.

Mais laissons là ces tartufes et revenons à notre philosophe. N’ayant point eu de santé parfaite pendant tout le cours de sa vie, il avait appris à souffrir dès sa plus tendre jeunesse ; aussi jamais homme n’entendit mieux cette science que lui. Il ne cherchait de consolation que dans lui-même, et s’il était sensible à quelque douleur, c’était à la douleur d’autrui. Croire le mal moins rude quand il nous est commun avec plusieurs personnes, c’est, disait-il, une grande marque d’ignorance, et c’est avoir bien peu de bon sens, que de mettre les peines communes au nombre des consolations.

C’est dans cet esprit qu’il versa des larmes lorsqu’il vit ses concitoyens déchirer leur père commun ; et quoiqu’il sût mieux qu’homme du monde de quoi les hommes sont capables, il ne laissa pas de frémir à l’aspect de cet affreux et cruel spectacle. D’un côté il voyait commettre un parricide sans exemple, et une ingratitude extrême ; de l’autre il se voyait privé d’un illustre mécène, et du seul appui qui lui restait.

C’en était trop pour terrasser une âme commune ; mais une âme comme la sienne, accoutumée à vaincre les troubles intérieurs, n’avait garde de succomber. Comme il se possédait toujours, il se vit bientôt au-dessus de ce redoutable accident. De quoi un de ses amis, qui ne le quittait guère, ayant témoigné de l’étonnement : Que nous servirait la sagesse, repartit notre philosophe, si, en tombant dans les passions du peuple, nous n’avions pas la force de nous relever de nous-mêmes ?

Comme il n’épousait aucun parti, il ne donnait le prix à pas un. Il laissait à chacun la liberté de ses préjugés ; mais il soutenait que la plupart étaient un obstacle à la vérité ; que la raison était inutile, si on négligeait d’en user, et qu’on en défendit l’usage, où il s’agissait de choisir. Voilà, disait-il, les deux plus grands et plus ordinaires défauts des hommes, savoir la paresse et la présomption. Les uns croupissent lâchement dans une crasse ignorance, qui les met au-dessous des brutes ; les autres s’élèvent en tyrans sur l’esprit des simples, en leur donnant pour oracles éternels un monde de fausses pensées. C’est là la source de ces créances absurdes dont les hommes sont infatués, ce qui les divise les uns des autres, et ce qui s’oppose directement au but de la Nature, qui est de les rendre uniformes, comme enfants d’une même mère. C’est pourquoi il disait qu’il n y avait que ceux qui s’étaient dégagés des maximes de leur enfance, qui pussent connaître la vérité, qu’il faut faire d’étranges efforts pour surmonter les impressions de la coutume, et pour effacer les fausses idées dont l’esprit de l’homme se remplit avant qu’il soit capable de juger des choses par lui-même. Sortir de cet abîme, c’était, à son avis, un aussi grand miracle que celui de débrouiller le chaos.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il fit toute sa vie la guerre à la superstition. Outre qu’il y était porté par une pente naturelle, les enseignements de son père, qui était homme de bon sens, y avaient beaucoup contribué. Ce bon homme lui ayant appris à ne la point confondre avec la solide piété, et voulant éprouver son fils, qui n’avait encore que dix ans, lui donna l’ordre d’aller recevoir quelque argent que lui devait une certaine vieille femme d’Amsterdam. En entrant chez elle, et l’ayant trouvée qui lisait la Bible, elle lui fit signe d’attendre qu’elle eût achevé sa prière. Quand elle l’eut finie, l’enfant lui dit sa commission, et cette bonne vieille lui ayant compté son argent : « Voilà, dit-elle, en le lui montrant sur la table, ce que je dois à votre père. Puissiez-vous être aussi honnête homme que lui ; il ne s’est jamais écarté de la loi de Moïse, et le Ciel ne vous bénira qu’autant que vous l’imiterez. » En achevant ces paroles elle prit l’argent pour le mettre dans le sac de l’enfant. Mais lui, qui se ressouvenait que cette femme avait toutes les marques de la fausse piété dont son père l’avait averti, le voulut compter après elle, malgré sa résistance ; et y trouvant deux ducatons à dire, que la pieuse vieille avait fait tomber dans un tiroir par une fente faite exprès au-dessous de la table, il fut confirmé dans sa pensée.

Enflé du succès de cette aventure, et de voir que son père lui eut applaudi, il observait ces sortes de gens avec plus de soin qu’auparavant, et en faisait des railleries si fines, que tout le monde en était surpris.

Dans toutes ses actions la vertu était son objet. Mais, comme il ne s’en faisait pas une peinture affreuse, à l’imitation des stoïciens, il n’était pas ennemi des plaisirs honnêtes. Il est vrai que ceux de l’esprit faisaient sa principale étude, et que ceux du corps le touchaient peu. Mais quand il se trouvait à ces sortes de divertissements, dont on ne peut honnêtement se dispenser, il les prenait comme une chose indifférente, et sans troubler la tranquillité de son âme, qu’il préférait à toutes les choses imaginables. Mais ce que j’estime le plus en lui, c’est qu’étant né et élevé au milieu d’un peuple grossier, qui est la source de la superstition, il n’en ait pas sucé l’amertume, et qu’il se soit purgé l’esprit de ces fausses maximes dont tant de monde est infatué. Il était tout à fait guéri de ces opinions fades et ridicules que les Juifs ont de Dieu. Un homme qui savait la fin de la saine philosophie, et qui, du consentement des plus habiles de notre siècle, la mettait le mieux en pratique ; un tel homme, dis-je, n’avait garde de s’imaginer de Dieu ce que ce peuple s’en imagina. Mais, pour n’en croire ni Moïse ni les Prophètes, lorsqu’ils s’accommodent comme il dit à la grossièreté du peuple, est-ce une raison pour le condamner ? J’ai lu la plupart des philosophes, et j’assure de bonne foi qu’il n’y en a point qui donnent de plus belles idées de la Divinité que celle que nous en donne feu M. de Spinoza dans ses écrits. Il dit que plus nous connaissons Dieu, plus nous sommes maîtres de nos passions ; que c’est dans cette connaissance, où l’on trouve le parfait acquiescement de l’esprit et le véritable amour de Dieu, que consiste notre salut, qui est la béatitude et la liberté.

Ce sont là les principaux points que notre philosophe enseigne être dictés par la raison, touchant la véritable vie, et le souverain bien de l’homme. Comparez-les avec les dogmes du Nouveau Testament, et vous verrez que c’est toute la même chose. La loi de Jésus-Christ nous porte à l’amour de Dieu et du prochain, ce qui est proprement ce que la raison nous inspire, au sentiment de M. de Spinoza. D’où il est aisé d’inférer que la raison pour laquelle saint Paul appelle la religion chrétienne une religion raisonnable, c’est que la raison l’a prescrite, et qu’elle en est le fondement : Ce qui s’appelle une religion raisonnable étant, au rapport d’Origène, tout ce qui est soumis à l’empire de la raison. Joignez à cela qu’un ancien Père assure que nous devons vivre et agir selon les règles de la raison.

Voici les sentiments qu’a suivis notre philosophe, appuyé des Pères et de l’Écriture. Cependant il est condamné ; mais c’est apparemment par ceux que l’intérêt engage à parler contre la raison, ou qui ne l’ont jamais connue.

Je fais cette petite digression pour inciter les simples à secouer le joug des envieux et des faux savants, qui, ne pouvant souffrir la réputation des gens de bien, leur imputent faussement d’avoir des opinions peu conformes à la vérité. Pour revenir à M. de Spinoza, il avait dans ses entretiens un air si engageant, et des comparaisons si justes, qu’il faisait insensiblement tomber tout le monde dans son opinion. Il était persuasif, quoiqu’il n’affectât de parler ni poliment ni élégamment. Il se rendait si intelligible, et son discours était si rempli de bon sens, que personne ne l’entendait qui n’en demeurât satisfait.

Ces beaux talents attiraient chez lui toutes les personnes raisonnables ; et, en quelque temps que ce fût, on le trouvait toujours d’une humeur égale et agréable. De tous ceux qui le fréquentaient, il n’y en avait point qui ne lui témoignassent une amitié particulière. Mais, comme il n’est rien de si caché que le cœur de l’homme, on a vu, par la suite, que la plupart de ces amitiés étaient feintes, ceux qui lui étaient le plus redevables l’ayant traité, sans aucun sujet ni apparent, ni véritable, de la manière du monde la plus ingrate.

Ces faux amis, qui l’adoraient en apparence, le déchiraient sous main, soit pour faire leur cour aux puissances qui n’aiment pas les gens d’esprit, soit pour acquérir de la réputation en le chicanant.

Un jour, ayant appris qu’un de ses plus grands admirateurs tâchait de soulever le peuple et les magistrats contre lui, il répondit sans émotion : Ce n’est pas d’aujourd’hui que la vérité coûte cher, ce ne sera pas la médisance qui me la fera abandonner. Je voudrais bien savoir si l’on a jamais vu plus de fermeté, ni une vertu plus épurée ? si jamais aucun de ses ennemis a rien fait qui approche d’une telle modération ? Mais je vois bien que son malheur était d’être trop bon et trop éclairé.

Il a découvert à tout le monde ce qu’on voulait tenir caché. Il a trouvé la clef du sanctuaire [6] : où l’on ne voyait avant lui que de vains mystères. Voilà pourquoi tout homme de bien qu’il était, il n’a pu vivre en sûreté.

Encore que notre philosophe ne fût pas de ces gens sévères qui considèrent le mariage comme un empêchement aux exercices de l’esprit, il ne s’y engagea pourtant pas, soit qu’il craignît la mauvaise humeur d’une femme, soit qu’il se fût donné tout entier à la philosophie et à l’amour de la vérité.

Outre qu’il n’était pas d’une complexion fort robuste, sa grande application aidait encore à l’affaiblir ; et comme il n’y a rien qui dessèche tant que les veilles, ses incommodités étaient devenues presque continuelles, par la malignité d’une petite fièvre lente, qu’il avait contractée dans ses méditations. Si bien qu’après avoir langui les dernières années de sa vie, il la finit au milieu de sa course. Ainsi il a vécu quarante-cinq ans ou environ, étant né l’an 1632, et ayant cessé de vivre le 21 février de l’année 1677.

Il était d’une taille médiocre. Il avait les traits du visage bien proportionnés, la peau fort brune, les cheveux noirs et frisés, les sourcils de la même couleur, les yeux petits, noirs et vifs, une physionomie assez agréable, et l’air portugais.

A l’égard de l’esprit, il l’avait grand et pénétrant, et il était d’une humeur tout à fait complaisante. Il savait si bien assaisonner la raillerie, que les plus délicats et les plus sévères y trouvaient des charmes tout particuliers.

Ses jours ont été courts ; mais on peut dire néanmoins qu’il a beaucoup vécu, ayant acquis les véritables biens qui consistent dans la vertu, et n’ayant plus rien à souhaiter après la haute réputation qu’il s’est acquise par son profond savoir.

La sobriété, la patience et la véracité n’étaient que ses moindres vertus. Il a eu le bonheur de mourir au plus haut point de sa gloire, sans l’avoir souillée d’aucune tache ; laissant au monde sage et savant le regret de se voir privé d’une lumière qui ne lui était pas moins utile que la lumière du soleil. Car, quoiqu’il n’ait pas été assez heureux pour voir la fin des dernières guerres, où Messieurs des États Généraux reprirent le gouvernement de leur empire à demi perdu, soit par le sort des armes, ou par celui d’un malheureux choix, ce n’a pas été un petit bonheur pour lui d’être échappé à la tempête que ses ennemis lui préparaient.

Ils l’avaient rendu odieux au peuple, parce qu’il avait donné les moyens de distinguer l’hypocrisie de la véritable piété et d’éteindre la superstition.

Notre philosophe est donc bien heureux, non seulement par la gloire de sa vie, mais par les circonstances de sa mort, qu’il a regardée d’un oeil intrépide, ainsi que nous le savons de ceux qui y étaient présents, comme s’il eût été bien aise de se sacrifier pour ses ennemis, afin que leur mémoire ne fût point souillée de son parricide.

C’est nous qui restons, qui sommes à plaindre ; ce sont tous ceux que ses écrits ont rectifiés, et à qui sa présence était encore d’un grand secours dans le chemin de la vérité. Mais puisqu’il n’a pu éviter le sort de tout ce qui a vie, tâchons de marcher sur ses traces, ou du moins de le révérer par l’admiration et la louange, si nous ne pouvons l’imiter. C’est ce que je conseille aux âmes solides, et de suivre tellement ses maximes et ses lumières, qu’elles les aient toujours devant les yeux pour servir de règle à leurs actions. Ce que nous aimons et révérons dans les grands hommes, est toujours vivant, et vivra dans tous les siècles.

La plupart de ceux qui ont vécu dans l’obscurité et sans gloire demeureront ensevelis dans les ténèbres et dans l’oubli. BARUCH DE SPINOZA vivra dans le souvenir des vrais savants, et dans leur esprit, qui est le temple de l’immortalité.

[1Jean Maximilien Lucas (médecin de La Haye) : Vie de M. Benoît de Spinoza, par un de ses disciples, Hambourg, Henry Kunrath, en 1735 (1ère éd. 1719, dans les Nouvelles littéraires d’Amsterdam, chez Du Sauzet).

[2Renati Descartes Principiorum Philosophiae Pars, I, II, more geometrico demonstratae, per BENEDICTUM DE SPINOZA, etc., apud Johan. Rieuwertz, 1663 (B. de Spinoza, Les principes de la philosophie de Descartes, Parties I et II, démontrées selon l’ordre géométrique).

[3Louis Meyer.

[4B. D. S. Opera posthuma, 1677, in-4°.

[5Simon de Vries.

[6Allusion au Tractatus Theologico-Politicus, qui a été traduit en français sous le titre de la Clef du Sanctuaire.