"Le TTP une réponse au Traité des trois imposteurs ?", par Françoise Charles-Daubert

C’est la thèse que développe le Pr R. Popkin à l’occasion d’une conférence tenue en septembre 1986 à l’Université de l’Illinois (Chicago) dont le texte, largement diffusé, doit être publié sous peu.

Il faut signaler, par ailleurs, l’article de S. Berti La vie et l’esprit de Spinoza (1719) e la prima traduzione francese dell’ « Ethica » paru dans la Rivista Storica Italiana (vol. XCVIII, fasc. I) en janvier 1986, qui privilégie également le caractère spinoziste du Traité. Les deux auteurs s’efforcent de mettre en étroite relation le Traité (ou L’Esprit de Spinoza) avec les cercles spinozistes de Hollande, et de lier strictement le texte avec la pensée de Spinoza et la diffusion du spinozisme.

S. Berti insiste sur la présence de réminiscences précises du TTP au chapitre 1er de l’Esprit, et sur celle au chapitre II de la traduction presque intégrale - la première en français, souligne l’ A. - de l’Appendice au livre 1er de l’Ethique, qui n’avait d’ailleurs pas échappé aux spécialistes de la littérature clandestine. Elle signale en outre la découverte à Los Angeles (University Research of L. A. Special Collect, A.4.L.96) d’un intéressant exemplaire de l’édition de 1719 de La vie et l’esprit de M. Benoit Spinoza, réalisée par le libraire Levier, selon Prosper Marchand, qui reste, à juste titre, la source la plus utilisée pour ce qui regarde l’histoire des Trois Imposteurs et dont l’article de S. Berti tire le meilleur parti. Cette édition, précisément décrite, présente une particularité intéressante en ce qu’elle comporte un portrait, absent des autres exemplaires connus. D’après l’analyse de l’A., ce portrait qui est censé représenter Spinoza n’est pas un portrait du philosophe, et elle n’exclut pas qu’il représente Naudé, ou Charron, largement mis à contribution par l’édition de 1719. Ce texte est, en effet, le produit d’un montage entre la version la plus commune de l’Esprit [1] et un cahier dont les chapitres, signalés par une étoile, empruntent leurs développements à la Sagesse de P. Charron, aux Trois vérités, et aux Considérations politiques sur les coups d’Etat de G. Naudé dans l’édition hollandaise de 1672. Ces chapitres, de XI à XVI de l’édition, s’intercalent entre les chapitres III et IV de l’Esprit dans sa version la plus commune qui circule déjà depuis longtemps (1690-1700 selon les indications de Prosper Marchand). L’édition comporte en outre un chapitre (le 6e) consacré à Numa Pompilius qui, loin d’être un « législateur oublié », constitue l’un des exemples types utilisés par les libertins, lecteurs de Machiavel, pour illustrer la théorie de l’origine politique des religions.

L’exemplaire décrit par S. Berti correspond à la description que donne Marchand de l’édition Levier. La présence de ce curieux portrait semble être, avec une intéressante reliure, la principale caractéristique originale de cet exemplaire qui, pour la pagination, semble correspondre à ceux déjà connus.

On conçoit l’étonnement de l’A. de voir considérer comme introuvable l’ouvrage qu’elle avait entre les mains. On ne peut que partager son étonnement quand on sait qu’il faut encore ajouter à celui-ci les exemplaires de la Bibliothèque royale de Bruxelles, celui de la Marucelliana de Florence, ainsi que celui de la Staätbibliothek de Francfort. Le premier - qui est mentionné par S. Berti - avait été décrit par Jeroom Vercruysse dans sa Bibliographie descriptive des éditions du Traité. Il présente une intéressante reliure à l’œuf, en maroquin vert. Le second avait été signalé dès 1933, par I. Sonne, dans un article consacré à Un manoscritto sconociuto delle « adnotationes » al trattato teologico-politico de Spinoza, paru dans Civiltà Moderna de mai-août 1933. C’est un petit volume in-8°, 10X 16 de 208 p., relié en cuir rouge sombre, doré sur les trois côtés, enregistré sous la cote RU1. Le troisième, qui ne semble pas avoir été signalé, conforme aux précédents, est relié aux armes des Dolgorouky, célèbre famille russe dont l’un des fils fut envoyé en ambassade auprès de Louis XIV en 1687, porteur de propositions d’alliance contre le Turc, assez inopportunes [2].

Si l’exemplaire de Halle décrit par A. Wolf que cite S. Berti - avait disparu, on voit que le texte de l’édition de 1719 était, lui, quoique rare, bien présent dans les Bibliothèques européennes. Il n’est pas exclu qu’on en découvre d’autres.

La reliure de l’exemplaire décrit par S. Berti présente la particularité d’être ornée au dos, de la rosa selvatica (Rosa canina) qui figure sur le sceau de Spinoza. L’auteur y voit une preuve des liens entre l’éditeur de La vie et l’esprit et les cercles spinozistes de Hollande. On peut regretter qu’elle ne donne pas les éléments qui l’ont amenée à conclure dans ce sens, car le fait que la reliure provienne du libraire n’est pas alors le cas le plus général en Europe, il serait donc intéressant d’être fixés sur ce point. Le cas le plus répandu reste celui de la vente d’un ouvrage broché, relié à son gré par l’acquéreur qui, parfois même, l’inclut dans un recueil. Il semble que ce soit le cas pour tous les autres exemplaires connus. Pour l’A., la question de la paternité de l’ouvrage reste ouverte et ne peut être attribuée - comme le faisait M. Jacob sans preuves suffisantes - à J. Rousset de Missy. Elle conclut par ailleurs que cette édition constitue une entreprise extraordinaire pour créer et diffuser de par le monde le premier Dictionnaire philosophique portatif L’Avertissement de l’édition de 1719 ne précise-t-il pas au contraire la vocation confidentielle de cette publication que le libraire n’aurait, semble-t-il, jamais songé à diffuser largement.

« On en a tiré si peu d’exemplaires - précise-t-il - que l’Ouvrage ne sera guère moins rare que s’il était resté en Manuscrit.  »

Et, de fait, le statut de cet imprimé ne diffère pas de celui d’un manuscrit au regard de sa diffusion. Ce n’est pas exceptionne4 on trouverait la même situation notamment pour la première édition - il vaudrait mieux dire impression - à Rome des Considérations politiques sur les coups d’Etat de G. Naudé. P. Marchand, il est vrai, parle de 300 exemplaires détruits de ses mains à la mort de Levier et qui n’avaient pas été vendus (ou pas mis en vente). Il reste que la diffusion de cette version, tant manuscrite qu’imprimée, est restée très inférieure à celle en VI ou VIII chapitres très largement répandue dans toute l’Europe, manuscrite, et imprimée régulièrement à partir de 1768 jusqu’en 1798, pour les éditions françaises du XVIIIe siècle [3].

Dans le cas de la version de 1719, il est clair que ce n’est pas l’édition qui conditionne la diffusion, et s’il s’agit bien de la première impression d’une traduction française de l’Appendice au livre l de l’Ethique, il faut noter que cette traduction circulait manuscrite depuis déjà assez longtemps. Par ailleurs, entre 1715 et 1721, P. Marchand signale trois projets d’édition de l’Esprit, dont La vie et l’esprit, un Traité des Trois Imposteurs chez Michel Bôhm en 1721 qui, jusqu’ici, n’a pas été retrouvé, et un troisième projet d’édition sur une copie de la bibliothèque d’E. de Savoie qui n’a pas vu le jour.

On note donc une très grande activité en Hollande entre 1715 et 1721 autour de l’Esprit. S. Berti indique que le projet d’édition de La vie et l’esprit remonte à 1711. Elle signale, par ailleurs, le manuscrit 2235 comme l’une des plus anciennes versions de l’Esprit. Ne faut-il pas plutôt lire 2236 ? Car si le manuscrit 2235 de l’Arsenal comporte bien dans le titre la mention de l’Esprit, le texte ne figure pas dans ce volume. Ce n’est d’ailleurs pas un cas unique. Pour ce qui concerne le manuscrit 2236 dont les armes de Samuel Bernard ont été partiellement effacées, la copie semble contemporaine de la reliure et ne paraît pas pouvoir être de beaucoup antérieure à 1720.

Concluant à l’origine probablement hollandaise du Traité, l’auteur privilégie l’influence spinoziste qui lui paraît dominante, à l’exception du chapitre III qu’elle rapproche du Theophrastus Redivivus.

C’est ce chapitre précisément qu’isole R. Popkin, faisant l’hypothèse de l’existence d’une version primitive du chapitre III du Traité des Trois Imposteurs antérieure à 1656.

Dans une lettre d’avril 1656, Oldenburg se plaint à A. Boreel du mépris dans lequel est tombée la religion et fait précisément allusion à la théorie des Trois Imposteurs. L’A. de la communication en déduit l’existence d’une version primitive du Traité, et plus particulièrement du chapitre III qui traite de l’imposture des grands fondateurs de religion, avant 1656, et dont Oldenburg aurait eu connaissance, mais sans nous dire s’il a lui-même vu ce texte.

Pour répondre à la demande d’Oldenburg, A. Boreel aurait préparé une réfutation demeurée manuscrite du Traité et Spinoza, selon R. Popkin, aurait élaboré le TTP pour répondre au pamphlet. L’A. se propose d’envisager, dans cette conférence, le rôle de Spinoza dans l’élaboration de la forme connue du Traité. A partir des rapports de Spinoza, Oldenburg et A. Boreel, puis de Spinoza avec l’entourage libertin de Condé, avec Saint-Evremont, Desmaizeau et Saint-Glain, il construit un réseau de conjectures (presumably) qui aboutissent à faire de Spinoza, willingly or not, le relais entre une forme primitive supposée du Traité et sa forme la plus connue dont il aurait fourni les matériaux.

Mais est-il vraiment nécessaire de postuler l’existence de cette version primitive du Traité pour expliquer le fait qu’Oldenburg et peut-être Spinoza aient eu connaissance de la théorie des Trois Imposteurs ? Le blasphème attribué aux averroïstes reparaissait régulièrement et était alors, comme le note d’ailleurs l’A., « dans l’air ». On en trouvait mention en effet, sous la plume de Campanella, de Naudé, qui doutait de l’existence d’un tel Traité, de Mersenne qui en était persuadé sur la foi du récit d’un de ses amis qui l’aurait eu en main ; on le trouve encore mentionné par Grotius, et dans le Ménagiana. La polémique autour de cette théorie et de l’existence d’un Traité qui l’aurait divulguée parcourant l’Europe savante au XVIIe siècle, notamment depuis la parution en 1611 à Bruxelles d’une mention dans le Diez lamentaciones del miserabile estado de los Atheistas de G. de la Madre des Dios (carme).

Rien n’interdit de penser qu’une théorie aussi rebattue ait pu être connue d’Oldenburg et de Spinoza.

Dans ses confrontations de la démarche du TTP et de celle du Traité, l’A. constate les divergences profondes qui les opposent, faisant de la théorie de Spinoza la version « bénigne » de celle « maligne », offerte par les Trois Imposteurs.

En effet, remarque-t-il, Spinoza « did not make Moses or Jesus villians as do es les Trois Imposteurs  ». C’est une différence qui interdit tout amalgame entre les deux perspectives. La théorie de la prophétie chez Spinoza, étroitement liée à celle de l’imagination, est inséparable de sa théorie de la connaissance. Rien de tel n’apparaît dans le Traité, qui laisse soigneusement de côté les développements relatifs dans le TTP à l’imagination plus vive des prophètes. Quand il utilise des réminiscences du texte spinoziste, il les inclut strictement dans la problématique de l’imposture - étrangère à Spinoza et qui a une tout autre origine.

Les deux démarches sont irréductibles et l’on ne peut assimiler les conséquences qui, chez Spinoza, « make the process rather natural than supernatural » avec la doctrine de l’origine politique des religions et de l’imposture que les héritiers libertins de Machiavel, Naudé et Vanini développent à l’envi. Rendre « malin » ce qui était « bénin » suppose que par un changement de signe on change du tout au tout le sens d’une théorie sur une base commune. Or, ici, les analyses renvoient à des ambiances culturelles différentes et sont différentes dans leur contenu. Spinoza est, dans la version connue du Traité, enrôlé au service d’une perspective qui lui est totalement étrangère et si l’auteur connaît et utilise le texte du TTP, il n’en respecte nullement l’individualité. Comme le note R. Popkin, Spinoza ne met nullement en question la vocation du Christ, il ne fait pas de Moïse un imposteur, ni, pourrait-on ajouter, des prophètes des « fourbes ignorants ». Il ne s’oppose pas à la théorie des Trois Imposteurs, il construit son développement en dehors de cette perspective. Que l’auteur de la version la plus connue du Traité utilise les développements de Spinoza - et plus largement l’Ethique que le TTP -ne suffit pas à faire de Spinoza le relais entre la « première version » et la « seconde ».

S’il est indéniable que l’auteur du Traité puise chez Spinoza certains de ses développements, qu’il isole de leur contexte, la manière même dont est traité le texte permet d’écarter la possibilité d’une intervention ou d’un accord de la part du philosophe, dont la pensée est systématiquement transformée et déformée par un auteur qui a en vue son propre développement et non la pensée de Spinoza. Cette déformation, P. Vernière l’avait clairement montrée.

L’analyse textuelle semble infirmer les conjectures que permettait l’histoire externe et semble exclure le fait que Spinoza ait pu willingly fournir les matériaux du Traité. Par ailleurs, entre le willingly or not, il y a plus qu’une nuance, et rien n’interdisait en effet à l’auteur du Traité d’inclure dans son développement une traduction de l’Appendice au livre 1er de l’Ethique, comme il y introduit de longs passages du livre XII du Léviathan - De Religione - ou de nombreux passages des Dialogues de Vanini, également traduits pour la première fois en français.

Cette hypothèse de l’intervention de Spinoza dans l’ « évolution historique » du Traité paraît assez lourde :

 elle implique que l’on postule l’existence (non démontrée ici) d’une version du Traité embryonnaire antérieure à 1656 ;

 elle ne rend pas compte de l’usage qui est fait de l’Ethique par les Trois Imposteurs ou L’Esprit de Spinoza, à moins de reconsidérer ce que l’on sait de la chronologie spinoziste ;

 elle implique chez Spinoza la volonté de réfuter la théorie des Trois Imposteurs par le TTP, alors que l’entreprise dépasse de beaucoup un tel objectif ;

 elle aboutit à faire de Saint-Glain l’auteur ou le coauteur du Traité où il divulguerait, avec son accord, les pensées les plus irréligieuses de Spinoza.

Rien ici n’est prouvé, et il faut donc faire l’hypothèse que R. Popkin ne donne pas les éléments dont il dispose pour étayer une hypothèse qui paraît si coûteuse et difficile à tenir.

Ce dont on dispose, par contre, est la trace d’un Traité des Trois Imposteurs français, aux environs de 1672, sur la foi d’un résumé dicté par M. A. Oudinet qui témoigne précisément du contenu du texte.

Il n’est pas alors interdit de faire l’hypothèse d’un Traité composite, fait à partir d’un collage entre un texte qui donnera les deux premiers chapitres de la version la plus connue et qui contiendrait les références au TTP et la traduction de l’Appendice, adjoint à ce Traité des Trois Imposteurs existant dès 1672 (qui aurait donné le chapitre III de la version la plus commune en VI ou VIII chapitres).

Ce collage serait alors à l’origine de ce que l’on connaît sous le titre de l’Esprit de Spinoza ou du Traité des Trois Imposteurs selon que l’on privilégiait l’une ou l’autre source, l’ensemble s’arrêtant après qu’a été évoquée l’imposture de Moïse du Christ et de Mahomet, comme dans les manuscrits : BN.FF 24887 copié sur l’original du baron de Hobendorf, sans date, Sainte-Geneviève manuscrit 2952 - tardif. On serait plutôt tenté de penser que ce passage a été intercalé dans le développement, entre « Ce que c’est que Dieu » et des « Vérités sensibles et évidentes ».

Il s’agit là, naturellement, d’hypothèses et non de certitudes. Il est par contre possible de dire qu’existait en France, en 1672, un Traité des Trois Imposteurs, qui constitue le noyau du chapitre III de la version en VI ou VIII chapitres et ne doit rien ni à Hobbes ni à Spinoza. Le résumé que l’on possède de ce Traité des Trois Imposteurs est suffisamment précis pour que l’on puisse identifier les sources des divers développements : Philon pour Moïse, Celse, dans le Contra Celsum d’Origène, pour Jésus-Christ ; il comporte en outre le passage consacré à l’imposture de Mahomet et la référence à la fosse aux oracles - qui n’est pas dans toutes les versions manuscrites plus tardives du Traité - telle qu’elle est exposée par G. Naudé dans les Considérations politiques sur les coups d’Etat, qui viennent d’être réédités en 1667.

On peut supposer - dans l’état actuel de la recherche - qu’un Esprit de Spinoza ait été ajouté à un Traité des Trois Imposteurs existant dès 1672. Rien n’interdit que ce texte de l’Esprit ne soit attribué à l’auteur de la Vie de Spinoza, comme certaine communauté de style pourrait le laisser penser, le lien entre les deux textes d’origine diverse ayant pu être fait après la parution des Opera Posthuma, expliquant la présence de l’Appendice, dans l’Esprit et après la parution des traductions françaises du TTP. Un Traité des Trois Imposteurs étant déjà connu en tant que tel antérieurement. Bien des choses sont encore à éclaircir pour ce qui regarde l’origine et l’évolution des textes jusqu’aux versions les plus courantes de l’Esprit et du Traité. Ce n’est pas le lieu d’entrer, ici, dans les détails ; ils conduisent cependant à nuancer les rapports entre le Traité, l’Esprit et la pensée de Spinoza, et à supposer une origine française à l’Esprit de Spinoza.

Les études philosophiques, 1987, n°4, pp. 385-391

[1Par commodité on usera de l’expression : « la version connue ou la version la plus commune » pour désigner la version en VI ou VIII chapitres de l’Esprit de S pinoza ou des Trois Imposteurs éditée en 1768, bien qu’elle représente toute une famille de manuscrits présentant entre eux de nombreuses variantes de rédaction. On usera de cette expression pour différencier ce type de version de celle précoce supposée par R. Popkin, de celle qui existait déjà en 1672 et pour laquelle on dispose d’un témoignage précis, des copies en XIX, XX, ou XXI chapitres dont l’édition de 1719 fournit le type.

[2Einband Slg. 703

[3On a relevé à la BN de Florence un exemplaire portant la date de 1798, Milan, an VI Rep. chez Netti imprimeur. (10 annis Mencini F.5.4.35.)