Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza
à Micky, mon épouse
[…] les lois et règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d’une forme dans une autre, sont partout et toujours les mêmes […] (Éthique, troisième partie, préface)
Résumé :
Le concept de forme, qui, avec ses dérivés (« former », « formel », etc.), apparaît à cent vingt-sept occurrences dans les écrits de Spinoza [1], fait-il pour lui partie d’une terminologie philosophique traditionnelle, ou bien lui confère-t-il un sens original, différent de celui que connaît la tradition ? Une réponse affirmative à la première question expliquerait le manque d’intérêt des commentateurs [2]. Une réponse non moins affirmative à la seconde question constitue le but de cet article, qui entend montrer que ce concept, dans ses multiples occurrences, désigne chez Spinoza univoquement ce qui constitue l’être réel de la chose singulière par l’actualisation de la substance dans des formes qui constituent sa nature.
Le concept de forme dans la définition de la substance – le principe de la formation
1. La définition de la substance – « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose duquel il doive être formé » (I/Déf. 3) [3] – est composée de deux parties, l’une énonçant la définition, l’autre l’expliquant. Pourtant, la partie explicative semble lacunaire, puisqu’apparemment, elle porte seulement sur le concept épistémologique d’être conçu par soi, le concept ontologique d’être en soi restant inexpliqué. Par ailleurs, il est surprenant que l’explication du terme épistémologique soit donnée en des termes ontologiques. On s’attendrait à une explication d’après laquelle « conçu par soi » est ce qui n’a pas besoin d’un autre concept pour en être conçu, puisqu’il se suffit à lui-même pour l’être. En effet, une version antérieure de cette définition, citée dans la Lettre IX, était : « Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi ; c’est-à-dire ce dont le concept n’implique pas le concept d’une autre chose. » Mais au lieu de cela, la version définitive fournit une explication, centrée autour du terme « formari », qui décrit le rapport entre deux concepts saisis dans leur réalité et non dans leur possibilité d’être pensés. D’après cette version, un concept est avant tout un être réel qui, pour exister, doit être réalisé ; et c’est pour expliquer cette idée que Spinoza emploie le terme « formari ». Pour Spinoza, pour qu’une chose puisse être conçue, il faut d’abord qu’elle soit, et pour être, la chose doit soit être formée d’une autre chose, soit ne pas être formée du tout ; et c’est parce qu’elle n’est pas formée d’une autre chose qu’elle est « conçue par soi » : « conçu par soi » désigne ce dont rien, à part lui-même, n’est la cause, non seulement de son intelligibilité, mais aussi de son être, puisque son contraire, ce qui n’est pas « conçu par soi », a besoin d’un autre concept duquel il soit formé, c’est-à-dire généré, l’existence de cet autre concept étant la condition de sa propre existence aussi bien que de sa propre intelligibilité. La formation apparaît comme un concept décrivant une relation ontologique primaire entre des choses existantes, qui précède la dichotomie spinozienne fondamentale entre « être en soi » et « être en un autre » (I/Ax. 1) : soit une chose existante n’est pas formée, et c’est la raison pour laquelle elle est en soi, soit elle est formée par une autre chose. Or cette formation par une autre chose est présentée par Spinoza comme être en cette autre chose, qui est la substance (I/Déf. 5). Être en une autre chose, c’est être, quant à l’essence, une forme formée de cette chose, et quant à la modalité d’existence, un mode de cette chose. C’est pourquoi le deuxième scolie de I/8 parle des « […] modifications dont le concept se forme à partir du concept de la chose en quoi elles sont » ; autrement dit : le mode se conçoit par ce dont il est formé, c’est-à-dire par la substance, dont l’intelligibilité absolue – la conception par soi – est identique à l’être absolu – l’être en soi. Conscient de l’originalité de sa définition de la substance comme non-formation absolue [4], Spinoza introduit le concept de formation au cœur de sa définition, mettant en évidence la primauté de ce concept dans son système.
L’uniformité de la formation
2. La formulation de la deuxième partie de la définition de la substance implique un principe d’uniformité de la formation, selon lequel une chose ne peut être formée comme un être intelligible de n’importe quelle chose mais seulement d’un autre être intelligible – « […] du concept d’une autre chose duquel il doive être formé ». Ne pourra être conçu – concipitur –, c’est-à-dire ne sera intelligible, que ce qui est formé comme un être intelligible – conceptus. Une forme quelconque appartient seulement à l’ordre de réalité de la forme de laquelle elle est formée et il n’est pas vrai que n’importe quelle forme de n’importe quel ordre de réalité puisse être formée de n’importe quelle forme qui appartient à n’importe quel autre ordre de réalité. De là la protestation de Spinoza, dans I/8, deuxième Scol. :
[…] ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout, et c’est sans aucune répugnance d’esprit qu’ils forgent des arbres parlant tout autant que des hommes, et des hommes formés de pierres tout autant que de la semence, et imaginent que n’importe quelles formes se changent en n’importe quelles autres.
3. Ce principe est à la base de la description, dans II/Déf. 3, de la relation entre l’Esprit et le concept en termes de relation entre deux formes du même ordre de réalité. L’idée est « […] un concept de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose pensante », parce que l’Esprit, qui forme cette forme intelligible, est lui-même une forme intelligible, et que l’être de l’idée est une forme qui ne peut être réalisée que par une forme du même ordre de réalité. Spinoza explique sa définition en indiquant qu’un « […] concept semble exprimer une action de l’Esprit » (II/Déf. 3, Expl.), activité qu’il désigne, dans l’énoncé de la définition, par le verbe « formari », l’utilisant dans le même sens de « donner une réalité » qu’il l’emploie dans I/ Déf. 3. Par l’emploi de ce verbe, Spinoza crée un rapprochement conceptuel entre la chose intelligible (« chose pensante »), la notion que cette chose est active et la description de cette activité comme formation des choses intelligibles ; et, par là, il signifie son intention d’utiliser le verbe « formari » en un sens technique issu de sa conception de la formation.
Le TRE, qui reconnaît déjà dans l’idée une essence formelle distincte (voir par. 9, ci-dessous), emploie systématiquement le nom « forma », le verbe « formare » et l’adjectif « formale » pour exprimer le concept de formation intelligible et pour réserver à l’activité pensante un vocable doté d’un sens technique, qui désigne une activité engendrant des effets réels dans l’ordre de la réalité cogitative. Ainsi – entre maints autres exemples –, dans une phrase dont le sens est similaire à celui de II/Déf. 3 et de II/3, Dém., Spinoza affirme : « […] il est de la nature de l’être pensant […], de former des pensées vraies ou adéquates […] » (par. 73) ; et « […] [s’] il appartient à la nature de la pensée de former des idées vraies […] » (par. 106) [5].
Identité de la formation et du découlement des êtres de Dieu
4. Après avoir introduit la conception selon laquelle le rapport entre l’esprit et ses idées est un rapport actif de formation d’idées et non une passivité de perception, Spinoza utilise cette identification entre « penser » et « former des idées » en II/3, Dém. Il ajoute à cette identification une nouvelle explication ontologique, renforçant par là le sens technique du terme « former ». Pour montrer qu’ « en Dieu il y a nécessairement une idée tant de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence » (II/3), proposition qui semble à première vue décrire un état passif, Spinoza, dans la démonstration, explique que « Dieu en effet (par la Prop. 1 de cette p.) peut penser une infinité de choses d’une infinité de manières, autrement dit (c’est la même chose, par la Prop. 16 p. 1), former une idée de son essence, et de tout ce qui en suit nécessairement. » Le quod idem est établit une identité entre l’activité de penser et le découlement des choses par la nécessité de la nature divine affirmé par I/16, qui est l’une des principales propositions de l’Éthique traitant du déploiement des choses à partir de Dieu. En référant le vocable « former » à I/16, qui ne traite pas de l’activité de penser, Spinoza indique que pour lui, ce vocable est un terme d’application générale. Dans le contexte de II/ 3, Dém., il s’applique à l’action de former des idées, mais ce n’est pas là son sens exclusif. II/3, Dém. introduit l’idée que la relation entre Dieu, autrement dit la nature, et l’infinité des choses, peut être décrite avec la même validité en termes de formation et en termes de découlement : les idées faisant partie de l’infinité de choses qui découlent de la nature divine, autrement dit, elles sont formées d’elle. Spinoza montre ainsi que dans sa pensée, le découlement des choses de Dieu est leur formation de Dieu, idée dont l’origine se trouve dans sa façon particulière de définir la substance.
Reconnaissance des attributs par les formes qui en sont formées
5. Les premières propositions de l’Éthique démontrent qu’un étant absolument infini est constitué par une infinité d’attributs (I/ Déf. 6) réellement distincts, dont chacun exprime sa réalité (I/10, Scol.). Pour discerner entre les attributs, Spinoza, au début de la deuxième partie, procède à partir de leurs modes, présumant que de leur différence ontologique il est légitime de conclure au genre de réalité, autrement dit de l’attribut, auquel ils appartiennent. Or, pour identifier cette différence ontologique, il doit montrer, premièrement, ce que ces modes ont en commun entre eux. Ainsi, pour identifier la Pensée comme un attribut distinct, II/1, Dém. procède des pensées singulières. Pourtant, de la majeure de la démonstration, selon laquelle « les pensées singulières, autrement dit telle et telle pensée, sont des manières, qui expriment la nature de Dieu de manière précise et déterminée (par le Corr, Prop. 25 p. 1) », il ne s’ensuit pas, comme le voudrait la conclusion, qu’ « appartient donc à Dieu (par la Défin. 5 p. 1) un attribut, dont toutes les pensées singulières enveloppent le concept, et par lequel aussi elles se conçoivent », puisque le statut modal des pensées singulières comme « manières » est le même que celui de toutes les choses singulières – comme le montre le Corollaire de I/25. De la seule affirmation que les choses singulières sont des modes, on ne peut inférer qu’elles sont des modifications de tel ou tel attribut et l’on ne peut pas non plus identifier un attribut distinct dont soient modifiées certaines d’entre elles. La définition du mode comme affection de la substance (I/ Déf. 5) décrit seulement le statut existentiel de la chose singulière, son mode d’existence, qui est d’être « en autre chose », mais non pas sa nature. Le concept de mode répond à la question « comment existe-t-elle ? » et vise sa manière d’exister, alors que celui de forme vise la chose singulière dans sa réalité et répond à la question « qu’est-elle ? ». Deux choses de formes différentes sont des « modes », c’est-à-dire existent « en autre chose » et, en ce sens, ne diffèrent pas entre elles, tandis que deux choses qui sont des modes peuvent différer entre elles en tant que formes de natures différentes. Or II/ Déf. 3 a montré qu’il existe quelque chose de réellement commun à toutes les pensées singulières, puisqu’elles sont formées par un agent qui les forme toutes comme des formes intelligibles. C’est cette formation identique en tant que formes du même ordre de réalité qui les unit en un même ensemble ontologique et qui permet à Spinoza de conclure qu’elles enveloppent le même attribut. La validité de l’argument qui reconnaît un attribut – ici : la Pensée – d’après les choses singulières qui en découlent repose donc sur le principe de la formation développé par les énoncés précédents de l’Éthique.
Une démonstration explicite de la formation distincte des choses singulières issues de différents attributs sera donnée en II/5 et 6.
6. Une fois exposée la nature intelligible de l’un des attributs, chacun des autres sera nécessairement d’une nature non-intelligible, puisqu’un attribut de quelque nature que ce soit n’épuise pas l’essence éternelle et infinie de Dieu, et que les natures des attributs diffèrent les unes des autres. Si la proposition II/1 a dû présupposer que pour être engendrées du même attribut, les choses singulières doivent avoir une forme distincte qui les groupe en un même ensemble, cette même présupposition doit être à la base de la proposition II/2, dont la démonstration que « l’Étendue est un attribut de Dieu » « […] procède de la même manière que la démonstration de la proposition précédente ». La forme des choses singulières sujets de la proposition II/2, qui sera présentée après II/13, Scol., est le mouvement, et l’on peut donc l’appeler « forme mobile ».
Négation de la substantialité de la forme
7. Bien que des propositions précédentes de l’Éthique il résulte comme allant de soi que l’homme, comme toute autre chose singulière, n’est qu’une modification de Dieu (I/ 25, Cor.), Spinoza éprouve la nécessité de l’énoncer explicitement. Comme nous le rappelle Martial Gueroult [6], la forme a une place centrale dans la définition de l’homme par la philosophie classique et scolastique, qui enseigne que c’est par elle que l’homme obtient sa substantialité, et Spinoza ne veut laisser aucun doute chez ses lecteurs qu’il se démarque de cette conception. « À l’essence de l’homme, dit II/10, n’appartient pas l’être de la substance, autrement dit, la substance ne constitue pas la forme de l’homme. » Cette affirmation, répétée dans la démonstration qui souligne que « […] ce qui constitue la forme de l’homme, ce n’est pas l’être de la substance », nie la substantialité de la forme de l’homme. Dans les termes de Spinoza et suivant sa conception de la formation, cela veut dire que la forme de l’homme n’a ni l’indépendance ni l’autosuffisance de ce qui est en soi et qui existe sans être formé (I/Déf. 3). Nier la substantialité de la forme de l’homme, c’est nier la substantialité de toute forme, puisque celle de l’homme n’est qu’un exemple parmi les choses singulières de la nature. L’idée de forme substantielle est donc définitivement exclue du système spinozien.
Identifier, dans l’énoncé de cette proposition, la forme avec l’essence de la chose singulière permet à Spinoza d’expliciter la notion de forme à l’aide de la structure logique de la définition de l’essence. D’après sa formulation (II/Déf. 2), celle-ci présuppose que l’objet défini n’enveloppe pas une existence nécessaire. Ce n’est donc pas la réalité en tant qu’existence nécessaire qui est comprise dans l’essence de la chose, mais seulement la réalité formée en une forme d’une chose singulière, déterminée et certaine, réalité dont la concrétisation dépend de l’existence de cette chose en laquelle elle est comprise. La forme, comme l’essence, n’est pas quelque chose d’abstrait, tel un universel ; elle est la substance formée en une certaine forme, déterminée d’une chose singulière telle ou telle. Mais à défaut de la chose formée, sa forme non plus n’a pas d’existence.
La formation des êtres formels
8. II/5 et II/6 avec son Corollaire, qui constituent, en fait, deux pans du même argument, exposent les principaux éléments du concept spinozien de forme. D’après II/5, une idée est un être formel – ou une forme – formé par Dieu : « L’être formel des idées reconnaît pour cause Dieu […] » en tant qu’intelligibilité absolue ; « […] Dieu peut former une idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement, de cela seul que Dieu est chose pensante […] ». II/6, Cor. généralise en stipulant que chaque chose est un être formel mais que les choses qui ne sont pas des idées sont formées par un des infinis ordres de réalité non-intelligibles dont Dieu est constitué :
[…] l’être formel des choses qui ne sont pas des manières de penser, s’il suit de la nature divine, ce n’est pas parce que celle-ci a antérieurement connu les choses, mais ce sont les choses dont il y a idée qui s’ensuivent et qui se concluent de leurs attributs de la même manière et avec la même nécessité que les idées s’ensuivent, nous l’avons montré, de la Pensée.
Univocité du concept d’être formel
La présentation de la formation des idées comme cas particulier de la formation de la nature dans toutes les choses singulières suit l’identification, en II/3, Dém., du concept de formation avec celui du découlement des êtres réels de Dieu, découlement exposé en I/16. En affirmant que Dieu cause l’être formel des idées, Spinoza indique que celles-ci sont des êtres réels tout comme les autres choses de la nature, que, tout comme les autres choses, leur réalité leur vient de la réalité absolue, et que sous cet aspect il n’y a pas de différence entre les idées et les autres choses. Pour présenter cette thèse, Spinoza applique le concept scolastique d’ « être formel », encore utilisé dans son sens scolastique non seulement par Descartes [7] mais aussi par lui-même dans ses œuvres antérieures, aussi bien à l’idée qu’à ce qui n’est pas idée (II/6, Cor.). Ce faisant, il modifie intentionnellement le sens scolastique de ce concept, d’après lequel « l’être formel » ou « l’essence formelle » est l’essence de la chose considérée seulement dans sa réalité, la chose comme un être réel, à la différence de son « être objectif », qui est cette chose considérée dans sa modalité de perception par un entendement. Ainsi, pour Spinoza, une idée est un être réel et non plus une modalité (intelligible) de la chose singulière. L’ « être formel » qui, dans la scolastique, a une extension restreinte, devient un terme univoque, applicable à tous les êtres sans distinction. Cette démarche conceptuelle est nécessaire dans le système de Spinoza où toutes les choses singulières, sans distinction, sont des formes formées de la substance. Spinoza emprunte le terme de ses prédécesseurs, parce qu’il désigne dans leur langage la réalité de la chose, mais il n’en adopte pas le sens philosophique. Le sens qu’il lui confère provient de sa conception de la formation de la réalité absolue – Dieu, la nature, la substance – en une chose singulière, et c’est donc la réalité absolue qui fonde, en une forme déterminée d’elle-même, l’être réel de la chose singulière. Chez lui, « être formel » signifie la nature de la manifestation spécifique de la substance en une chose singulière – forme intelligible, forme mobile, par exemple – et non pas simplement la réalité de la chose, puisque la réalité appartient à toutes les choses de la nature.
9. Cette thèse est également présentée dans le TRE :
L’idée vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat [objet]. En effet, autre est le cercle, et autre l’idée du cercle. Car l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même. Et comme elle est quelque chose de différent de son idéat [objet], elle sera aussi, en elle-même, quelque chose d’intelligible. C’est-à-dire, l’idée, prise dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective […]. (par. 33)
Spinoza cherche ici à comprendre en quoi consiste une idée, de quoi elle est faite. Il n’accepte pas la conception de Descartes, selon laquelle « […] l’idée du soleil est le soleil même existant dans l’entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c’est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d’exister dans l’entendement : laquelle façon d’être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l’entendement […] [8] ». La considération, par les prédécesseurs de Spinoza, de l’idée en sa réalité objective ne satisfait pas Spinoza, car elle n’explique pas l’intelligibilité de l’idée. D’autre part, rien, dans la chose prise dans sa réalité physique, ne la rend intelligible ; et sa considération comme objet de perception intelligible n’explique pas l’intelligibilité de cette perception. Spinoza cherche la raison de l’intelligibilité de l’idée du côté de l’intelligibilité, qui est son essence formelle intelligible ou sa forme intelligible, et non du côté de son idéat, puisque l’idéat n’a pas une forme intelligible et qu’il n’y a donc pas de commune mesure entre ces deux entités. Il observe que l’idée est quelque chose de réel, dont l’existence « dans l’entendement » n’est pas moins réelle et parfaite que celle des choses « hors l’entendement », tels le cercle ou le corps, mais dont la réalité consiste en quelque chose de différent de la leur. Ce qui distingue ontologiquement une idée de ce qui n’est pas une idée est l’essence formelle de ces choses singulières. « L’idée, dit Spinoza, prise dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective », indiquant par là explicitement que l’idée est en elle-même, indépendamment de sa relation à l’idéat, quelque chose d’intelligible, et expliquant que c’est son essence formelle qui la rend intelligible et la distingue de son idéat. La différence entre l’idée et son idéat est une différence de genre de réalité à l’intérieur de l’Être. Une idée est une formation intelligible de la réalité – elle est, comme le montre l’Éthique (II/5), la substance intelligible (l’attribut de la Pensée) formée en une chose singulière –, ce qui explique qu’elle n’a rien en elle qui ne soit intelligible, tandis que son idéat est une formation non-intelligible de la réalité, il est la substance non-intelligible (un attribut autre que la Pensée) formée en une chose singulière (II/6, Cor.) – ce qui explique qu’il n’a en lui rien d’intelligible. Et puisqu’elle est une forme (intelligible) de la réalité, c’est-à-dire qu’elle est la réalité (intelligible) formée en une certaine forme, l’idée est quelque chose (quid) de réel ; elle est réelle en tant qu’un être intelligible dont la réalité, désignée par le terme « essence formelle », est l’intelligibilité, qui diffère de l’ « essence formelle » de ce qui n’est pas idée en ce que cette dernière est non-intelligible. La suite du texte cité ci-dessus explique que cette réalité intelligible de l’idée, en se formant dans un objet, lui confère aussi bien l’intelligibilité que la réalité, produisant ainsi une nouvelle idée.
L’uniformité de la formation
10. En II/5 et II/6, Cor., Spinoza expose sa doctrine de l’uniformité de l’ordre causal, selon laquelle les choses singulières appartenant au même ordre de réalité se causent l’une l’autre. Ontologiquement, c’est le principe de formation qui est à la base du principe spinozien de la causalité uniforme. S’il n’est pas vrai que n’importe quelle forme peut être formée de n’importe quel ordre de réalité (I/8, deuxième Scol.), il est clair que sa cause ne peut être que de l’ordre de réalité qui se forme en elle et non pas d’un autre ordre de réalité. II/5 et II/6, Cor. sont donc une formulation en termes de causalité du principe de l’uniformité de la formation introduit par la définition de la substance. Les formes non-intelligibles découlent de leurs attributs de la même manière que les formes intelligibles, la différence résidant dans l’ordre de réalité de leur formation. Cet ordre détermine la nature de la chose singulière selon la nature de l’attribut duquel elle est formée, puisque l’attribut est compris, ou enveloppé, dans les formes en lesquelles il est formé.
La forme est une modification spécifique
11. II/5 et II/6, Cor. élucident la relation entre le concept de formation et celui de modification, et les présentent comme deux aspects de l’explication du découlement des choses singulières de la nature. Ces propositions stipulent que l’être formel, tant de ce qui est une idée que de ce qui n’est pas une idée, est un mode. Cet argument est exprimé directement au sujet des idées (II/5) et par référence comparative au sujet des êtres formels appartenant à d’autres attributs que la Pensée (II/6, Cor.).
Le vocabulaire technique de Spinoza décrit la modification de la substance comme un même déploiement de la nature dans tous les ordres de réalité. C’est pourquoi le mode est défini d’une manière univoque : ce sont « les affections d’une substance », sans aucune distinction entre elles, et c’est « ce qui est en autre chose » (I/ Déf. 5), sans distinction, sous l’aspect modal, entre être en autre chose qui est Pensée et être en autre chose qui est Étendue ou un autre attribut. Pourtant, puisque chacun des infinis attributs est conçu par soi et ne peut être produit par un autre (I/10, Scol.), l’ordre de modification de chaque attribut doit nécessairement se dérouler d’après un principe différent de celui d’un autre attribut et les modes de l’un doivent différer de ceux de l’autre ; sinon, tous les modes de tous les attributs seraient identiques et ne pourraient être identifiés que comme des modifications de la substance, mais on ne saurait les distinguer les uns des autres et l’on ne pourrait leur attribuer une appartenance à tel ou tel attribut. Cependant, la théorie modale de Spinoza est conçue en des termes qui ne distinguent pas, et n’ont pas pour but de distinguer, entre les différents ordres d’après lesquels les attributs sont modifiés. Ce rôle est dévolu par la terminologie spinozienne au concept de forme dans son sens de formation de la substance, qui constitue l’être formel de la chose singulière. Cette formation est expliquée par Spinoza, en II/5 et II/6, Cor., par la différenciation de la formation de la substance dans chaque attribut [9] : différenciée dans chaque attribut, la formation explique la différence réelle entre les êtres formels appartenant à chaque ordre. Dans le système spinozien, seules les formes des choses singulières constituent leur similitude et leur distinction. Désignant la différence spécifique selon laquelle un être diffère d’un autre, l’ « être formel » d’un mode devient sa nature, en tant que celle-ci est constituée par la substance, puisque l’ « être formel » d’un mode est l’ « être formel » d’une affection de la substance, autrement dit, la substance en tant qu’elle est formée en une chose singulière qui n’est qu’un mode d’un de ses attributs (I/25, Cor.). Si un mode de l’attribut Pensée diffère du mode de l’attribut Étendue, ce n’est pas par la modification mais par la formation, la substance se modifiant différemment en se formant dans chaque attribut. Le concept de forme désigne donc la spécificité de la modification de la substance et c’est pourquoi une forme est un mode.
Parallèlement, puisque le mode est une affection de la substance en un de ses attributs, tout mode a une forme qui est sa formation par l’attribut qui se réalise en lui. La formation étant une modification spécifique, il n’y a pas de forme sans qu’il y ait modification ; et la modification s’opérant par spécification en chaque genre d’être, il n’y a pas de modification sans qu’il y ait de forme. Forme et mode désignent donc les deux faces du déploiement de la substance en une chose singulière : la chose singulière est une modification de la substance mais c’est une modification spécifique, c’est-à-dire une forme formée par la substance.
La chose singulière est une formation simultanée de formes
12. Face à la différenciation ontologique, introduite en II/5 et II/6, Cor., entre les êtres formels qui sont formés par des attributs distincts, II/7, avec ses énoncés auxiliaires, nous rappelle que toutes les formes sont les formations d’une même substance unique : « […] tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu, tout cela suit objectivement en Dieu de l’idée de Dieu dans le même ordre et le même enchainement. » (II/7, Cor.) Cette assertion est la conséquence logique de l’unicité de Dieu, également défini comme « un étant absolument infini » et comme « une substance consistant en une infinité d’attributs » (I/ Déf. 6), définition qui désigne une même substance absolument infinie, dont l’infinité d’attributs constitue l’essence de substance unique. C’est pourquoi II/7, Scol. affirme que « […] la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l’un, tantôt sous l’autre attribut. » Puisque la substance est unique, c’est la même réalité qui s’exprime simultanément en tous ses attributs – « […] chacun exprime la réalité ou être de la substance » (I/ 10, Scol.) – qui coexistent ensemble et non pas en tant que substances distinctes : « […] tous les attributs qu’elle [la substance – Y.O.] a se sont toujours trouvés ensemble en elle (simul in ipsa semper fuerunt) […]. » (ibid.) C’est pourquoi la substance se forme et se modifie simultanément en tous ses attributs, et qu’une chose singulière est constituée par la formation simultanée de la substance en autant de formes qui constituent l’essence de cette chose [10]. De l’unicité et de l’unité de la substance, il suit qu’une chose singulière en laquelle la substance se forme est « une seule et même chose », c’est-à-dire une formation unifiée des attributs de la substance. L’essence d’une chose singulière est constituée de formes, de même que celle de la substance est constituée d’attributs. Et de même que dans la substance, on ne peut réellement séparer les attributs les uns des autres et que l’essence de la substance est une union d’attributs, de même, l’essence d’une chose singulière est une union de formes que l’on ne peut séparer sans détruire son identité – « une manière de l’étendue, affirme II/7, Scol., et l’idée de cette manière sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». Ce qui est identique, c’est la chose singulière dont la forme mobile et la forme intelligible sont deux formes distinctes qui constituent sa nature. La singularité d’une chose est la formation simultanée en elle de telles formes plutôt que d’autres, et sa constitution comme chose déterminée est la formation simultanée en elle de ces formes. Ainsi est fondée l’ontologie de la chose singulière, dans laquelle le concept de forme opère la transposition logique de la conception de la substance comme union d’infinis attributs à une conception de la chose singulière comme union des formes en lesquelles la substance est formée lorsqu’elle la constitue.
13. II/8 et ses énoncés auxiliaires précisent que par cette simultanéité de la formation des formes qui constituent la nature d’une chose singulière, ces formes existent conjointement et que cette existence simultanée conditionne réciproquement la manière d’exister de chacune d’elles : les essences formelles des choses singulières, qu’elles soient intelligibles ou non-intelligibles, existent aussi bien intégrées dans les attributs – et alors les formes intelligibles de ces choses sont comprises dans l’idée infinie de Dieu – qu’en tant que formes des choses singulières distinctes les unes des autres, existant dans la durée – et alors les idées de ces choses « enveloppent l’existence, par quoi elles sont dites durer » (II/8, Cor.). Tant que les essences formelles des choses singulières n’existent que comme contenues dans les attributs, il leur manque l’existence dans la durée comme actualisation des attributs, actualisation qui est la formation de l’attribut en une chose singulière ; et ce n’est que lorsque les choses singulières existent dans la durée que leurs idées, c’est-à-dire leurs formes intelligibles, existent comme actualisation de l’attribut de la Pensée.
La connaissance est la formation simultanée de la forme intelligible et de la forme de son idéat
14. Dans le système de Spinoza, l’intellect, infini ou fini, n’est pas une faculté dont la fonction est de saisir, on ne sait comment, des objets qui existeraient « hors l’entendement » et de les transformer en des objets d’idées ou même en des idées (voir II/48, Scol.). L’intellect est l’ensemble actuel, infini ou fini, de ses idées, qui sont formées par lui parce qu’elles et lui sont des formes intelligibles de la nature qui, dans son ordre de réalité intelligible absolue, actualise son existence en cette formation des formes intelligibles. Un être pensant – l’Esprit ou Dieu – pense en formant des idées comme êtres réels (II/ Déf. 3 ; II/ 3, Dém. ; II/5). Cependant, l’intelligibilité des idées, qui est une condition nécessaire de la connaissance des objets, ne suffit pas pour l’expliquer. Pour le faire, Spinoza introduit une distinction entre l’idée comme forme de la réalité, autrement dit, comme être formel intelligible, qui n’a pas besoin d’idéat pour se réaliser comme intelligibilité, et l’idée en tant que connaissance, qui est sa formation simultanée avec une autre forme de la réalité. L’idée n’est connaissance qu’à condition d’être formée simultanément avec une autre forme. C’est II/9, Cor. qui comprend la connaissance comme le produit de l’union d’une forme intelligible et d’un objet, et qui voit en ce rapport la condition sans laquelle il n’existe pas de connaissance d’objet : « Tout ce qui arrive dans l’objet singulier d’une quelconque idée, il y en a la connaissance en Dieu, en tant seulement qu’il a l’idée de ce même objet. » Pour expliquer cette assertion, II/9, Cor., Dém. s’appuie sur II/7 qui, avec ses énoncés auxiliaires, montre que simultanément avec sa formation en une forme intelligible, Dieu ou la nature se forme en une autre forme d’un autre ordre de réalité. Par cette formation simultanée de deux ordres de réalité qui constituent l’essence du même Dieu, Dieu ou la nature est simultanément idée et objet de cette idée. Autrement dit, le rapport entre Dieu en tant qu’idée et Dieu en tant qu’objet de cette idée est un rapport du même au même et non pas un rapport d’extériorité. Par là, Dieu connaît en tant qu’idée l’objet que lui-même est en tant qu’objet. Le rapport cognitif entre l’idée et son objet est un rapport d’union des essences formelles qui sont formées simultanément en une même chose ; ce n’est pas un rapport de parallélisme [11] ou de représentation [12].
Pour Dieu, constituer une chose, c’est se modifier ou se former en elle, et la chose ainsi constituée, comme l’explique II/10, Cor., Dém, est « une affection, autrement dit une manière (affectio, sive modus) » de Dieu – donc sa forme. II/9 et son Corollaire caractérisent par cette désignation la chose singulière intelligible et la décrivent comme « Dieu en tant qu’on le considère affecté par une autre idée » (ou « par une autre manière de pensée »). La connaissance qu’a l’idée singulière, par exemple l’idée qui constitue l’Esprit humain, c’est Dieu qui l’a :
[…] quand nous disons que l’Esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit en tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, a telle ou telle idée […]. (II/11, Cor.)
Cette connaissance, Dieu l’a en son « affection », c’est-à-dire en sa forme intelligible déterminée, et cet Esprit qui connaît ne connaît que parce qu’il est une forme intelligible déterminée de la nature, formée simultanément avec la forme non-intelligible qui est son objet. Cette thèse sera mentionnée par Spinoza chaque fois qu’il voudra nous rappeler qu’en pensant, nous ne sommes pas des agents autonomes, mais que nous pensons en tant que nous sommes des formes intelligibles de la nature dont l’intelligibilité est formée en nous et constitue notre Esprit [13].
Idée adéquate, idée fausse, idée inadéquate
15. Puisque c’est le seul et même Être absolu qui est simultanément formé en toutes ses formes, sa formation simultanée en chacune de ses infinies formes intelligibles convient « omninò » à sa formation en chacune de ses infinies formes non-intelligibles : « En effet, toutes les idées qui sont en Dieu conviennent tout à fait avec ce dont elles sont les idées [cum suis idéatis] (par le Coroll. Prop. 7 de cette p.) […] », dit II/32, Dém., impliquant qu’elles sont toutes en Dieu, ce qui est énoncé explicitement par II/36, Dém., qui se réfère à I/15 pour rappeler que tout ce qui est n’est qu’en Dieu et que rien n’est hors de Dieu. De cette exclusivité de la nature absolue, dont rien n’existe hors d’elle, il résulte que seule cette nature absolue se forme en chacune de ses modifications et que la convenance entre modes est une convenance entre les manifestations de la même nature absolue. L’idée et son idéat ont ceci en commun que la réalité qui les constitue comme des êtres réels est identique et que chacun d’eux est la même nature formée en diverses formes d’elle-même (II/7 et ses énoncés auxiliaires), ce qui explique que leur convenance est du même au même. Pour Spinoza, la connaissance est fondée sur l’unicité de l’Être absolu et sur son identité dans toutes les manifestations de sa réalité, et son adéquation s’explique par cette identité : la formation simultanée du seul et même Être absolu en chacune de ses infinies formes intelligibles convient « tout à fait » à sa formation en chacune de ses infinies formes non-intelligibles.
Puisque l’ordre de l’intelligibilité ne se forme que simultanément avec les autres ordres, il en résulte qu’il est de la nature de l’idée, autrement dit de sa constitution comme être réel, d’être formée simultanément avec son idéat, et qu’il n’y a pas d’idée qui ne soit formée simultanément avec un idéat. À la suite de II/7 et ses énoncés auxiliaires, II/32, Dém. décrit la simultanéité de la formation de l’idée avec son idéat comme un élément essentiel de toutes les idées, signifiant par là qu’il fonde leur réalité. Cette simultanéité (désignée comme « convenance ») est la vérité de l’idée, déclare la fin de II/32, Dém. : « […] et par suite [de la convenance stipulée au début de la démonstration ] (par l’Axiome 6 p. 1) elles sont toutes vraies. »
16. De là, on déduit qu’une idée qui n’est pas formée simultanément avec un idéat est une idée qui n’a pas de réalité, ou de forme. Mais une idée qui n’est pas formée simultanément avec un idéat ne convient pas avec lui et, par conséquent, elle n’est pas vraie. Donc, une idée qui n’est pas vraie n’a pas de réalité, ou de forme. Et comme le système de Spinoza exclut l’existence d’une chose singulière qui n’ait pas de forme, on comprend qu’il exclut l’existence des idées fausses. En utilisant le concept de forme pour exposer la nature des idées fausses, Spinoza établit leur non-être. Il le fait en nous mettant au défi de concevoir « si c’est possible, une manière de penser positive qui constitue la forme de l’erreur ou fausseté » (II/33, Dém.). Dans sa terminologie, cela signifie « former une forme intelligible qui ne convient pas avec ses idéats ». Une telle forme hypothétique est, en fait, un « non-être », car il est impossible qu’une forme intelligible qui ne convient pas avec ses idéats soit formée, puisqu’une telle formation contredirait la condition essentielle de son existence (II/32 et II/7 et ses énoncés auxiliaires). C’est pourquoi II/43, Scol. explique que la différence entre l’idée vraie et l’idée fausse est que « la première est à la deuxième comme l’être au non-être ». Concevoir ou penser sont des activités par lesquelles sont formées des formes intelligibles, et celles-ci sont des êtres réels dont la formation simultanée avec des idéats est une condition nécessaire d’existence. Cette formation simultanée est la convenance ou l’adéquation, c’est-à-dire la vérité. Le contraire – la fausseté – ignore la formation simultanée qui est une condition nécessaire d’existence de l’idée, et puisque la réalité est unique et que tout ce qui existe doit répondre aux mêmes conditions d’existence, la fausseté, qui n’y répond pas, n’existe pas. Spinoza distingue, d’une part, entre une « idée vraie », c’est-à-dire adéquate, et une « non-idée » – le contraire d’une idée vraie n’étant pas « une idée fausse » mais une « non-idée », ou plutôt un « non être » –, et, d’autre part, entre une idée adéquate et une idée non-adéquate, c’est-à-dire partielle. Autrement dit : il distingue seulement entre une idée adéquate, qui, de par son adéquation, est vraie, et une idée non-adéquate.
17. Une idée inadéquate est une idée qui se rapporte, non à Dieu, mais à quelque chose qui est en Dieu, c’est-à-dire à une partie de la réalité, dont la formation intelligible est donc partielle, puisqu’elle est une partie : « […] il n’y a pas d’idées inadéquates ou confuses ; sinon en tant qu’elles se rapportent à l’Esprit singulier de quelqu’un […]. » (II/36, Dém.) D’après II/11, Cor., l’Esprit humain est une partie de l’intellect infini de Dieu ; autrement dit : Dieu constitue la nature de l’Esprit humain et, de ce fait, les idées qu’il a en tant qu’il constitue l’Esprit humain, l’Esprit humain les a. Comme ce sont les mêmes idées en Dieu et dans l’Esprit humain, elles sont adéquates dans l’Esprit comme elles le sont en Dieu (II/34, Dém.). Mais en Dieu, il y a aussi des idées, en tant qu’il constitue en même temps la nature de l’Esprit humain et celle d’un autre Esprit. Dans ce cas, l’idée, qui en Dieu est adéquate, est formée en même temps dans l’Esprit humain et dans l’autre Esprit ; autrement dit : dans chacun d’eux, elle est formée partiellement, c’est-à-dire de manière inadéquate [14].
La forme du corps
La forme des corps les plus simples
18. De par sa définition comme « […] manière qui exprime, de manière précise et déterminée, l’essence de Dieu en tant qu’on le considère comme chose étendue » (II/Déf. 1), on comprend qu’un corps est une modification spécifique, donc une forme de la substance. Le Lemme I du chapitre sur les corps qui suit II/13, Scol. (auquel je réfère comme « chapitre sur les corps ») décrit la spécificité de cette formation : « Les corps se distinguent entre eux sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance » ; et la démonstration du Lemme II complète cet argument, en spécifiant l’élément qui permet de subsumer les corps sous le même attribut, « en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt plus lentement, tantôt plus rapidement, et, absolument parlant, tantôt se mouvoir, et tantôt être en repos », ce qui explique l’affirmation du Lemme II, selon laquelle « tous les corps conviennent en certaines choses ». Les Lemmes I et II désignent ce qui est réellement commun aux corps : le mouvement et le repos, et ils spécifient ainsi qu’un corps est une forme mobile d’un même ensemble ontologique – l’Étendue.
Spinoza, il est vrai, ne décrit pas ce qu’il nomme « corps les plus simples » (remarque suivant le Lemme III-Axiome II dans le chapitre sur les corps), ou simplement « corps », en termes de forme, mais par contre, il le fait pour ce qu’il nomme « Individu » (Lemme III-Définition et Lemme IV-Démonstration, ibid.), qui est un corps composé par des corps les plus simples. Il décrit cette forme du corps composé comme la transmission entre corps d’un rapport constant entre leurs mouvements et repos respectifs. Ces mouvements et repos sont donc des éléments de la forme du corps composé, et ils distinguent les corps simples des autres corps (Lemme I) ; par conséquent, ils doivent être la forme des corps simples qui, en l’absence d’une forme qui les constitue comme des êtres réels, seraient des non-êtres desquels il serait impossible de composer des Individus. À l’encontre de la conception de Descartes, pour qui la distinction entre corps est spatiale, selon les dimensions de longueur, de largeur et de profondeur [15], il ressort des Lemmes I-III qu’un corps est un mouvement et un repos, et non pas une extension de nature spatiale, que la réalité étendue est constituée de mouvements et de repos, et qu’un corps simple est une modification déterminée de la mobilité absolue de la substance, telle que cette mobilité est modifiée, donc formée, en un mouvement ou un repos singulier qui constitue la nature du corps simple. Pour Spinoza, un corps est mouvement et repos, et non pas sujet ou support de mouvement et de repos [16]. Les différentes figures, consistances ou énergies etc., des corps sont des données extrinsèques qui résultent des différentes activités formatrices de la mobilité absolue de la substance mais ce ne sont pas elles qui constituent les essences des corps. Celles-ci sont constituées par une formation déterminée de la réalité absolue qui s’exprime en elles d’une manière concrète. Un corps est un certain mouvement ou repos en lesquels s’exprime la mobilité qui constitue l’essence de la réalité absolue et celle-ci s’inclut en lui d’une certaine manière, lui conférant ainsi sa réalité ou forme. Le mouvement et le repos sont intrinsèques au corps parce qu’ils sont formés de la mobilité absolue de l’Étendue qui est leur cause.
La forme du corps composé ou Individu
19. La formation d’un Individu est définie en Lemme III-Définition en termes d’union de corps :
Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps.
D’après cette définition, l’union des corps est la transmission réciproque de leur mouvement selon un certain rapport, qui engendre une entité nouvelle : l’Individu. La démonstration du Lemme IV explique que cette transmission de mouvement selon un certain rapport, par laquelle les corps s’unissent, forme la forme d’un Individu :
Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa nature d’avant, sans changement de forme. DÉMONSTRATION : En effet […] ce qui constitue la forme d’un Individu consiste (par la Défin. précéd.) en une union entre corps ; or celle-ci [‘cette forme’, traduit Appuhn.] (par Hypothèse), malgré un échange continu de corps, sera maintenue : donc, l’Individu gardera, tant sous le rapport de la substance que sous celui de la manière, sa nature d’avant.
Le mouvement et le repos sont les seuls éléments qui constituent la nature des corps simples (Lemme I). La simple communication de leurs mouvements ou repos n’aurait expliqué qu’une addition de mouvement ou de repos, non pas une fusion ou une composition. Pour expliquer la nature de la nouvelle entité et sa distinction d’avec les éléments composants, il faut désigner, d’une part, ce qui, en elle, ne se trouve pas dans chacun d’eux séparément, et d’autre part, ce qu’ils ont en commun lorsqu’ils s’unissent. Le rapport ou la proportionnalité entre les mouvements et les repos des éléments composants répond à cette exigence, puisque, de par sa nature, ce rapport n’existe que comme expression de tous ses éléments ensemble. Cependant, ce rapport existe également entre des entités séparées et donc il ne peut, en soi, expliquer la constitution d’une nouvelle entité. Il faut que le rapport soit transmis entre les entités pour qu’il constitue un ensemble ontologiquement cohérent. L’Individu est donc constitué par une combinaison de trois facteurs : la transmission réciproque, le rapport constant, et le mouvement et le repos des corps composants. L’essentiel du concept de la forme de l’Individu peut donc être réduit à la transmission du rapport déterminé entre les mouvements et les repos des corps composants. Spinoza le dit lui-même en IV/39, Dém. : « […] ce qui constitue la forme du Corps humain consiste en ceci, que ses parties se communiquent entre elles leurs mouvements selon un certain rapport précis. »
De ce concept, il résulte que la forme d’un Individu peut constituer des groupements différents des corps, eux-mêmes constitués de mouvements et de repos différents. C’est l’argument récurrent des Lemmes IV-VII : l’échange continu de corps, dit le Lemme IV, ne change pas la nature de l’Individu. Tant que les corps composant un Individu, dit le Lemme V, se communiquent entre eux le même rapport entre leurs mouvements et leurs repos, on obtient le même résultat – même, ajoute le Lemme VI, si la grandeur des parties composant l’Individu change ; et même, stipule le Lemme VII, si certains corps composant un Individu changent de direction, si l’Individu tout entier se meut ou est en repos, ou s’il dirige son mouvement vers telle ou telle partie, la nature de l’Individu reste inchangée. Les démonstrations de tous ces Lemmes nous ramènent à une définition de l’Individu pour laquelle le concept de forme est constitutif. Ce faisant, elles recourent à une même formule : « l’Individu semblablement gardera sa nature d’avant, sans changement de forme », indiquant par là que c’est la forme inchangée qui préserve l’identité de la nature de l’Individu. Il en va de même de l’Individu qu’est le corps humain, ainsi que l’explique II/24, Dém. :
Les parties composant le Corps humain n’appartiennent pas à l’essence du Corps lui-même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux autres leurs mouvements suivant un certain rapport précis (voir la Défin. après le Coroll. du Lemme 3) et non en tant qu’on peut les considérer comme des Individus, sans relation au Corps humain.
Ce qui forme un Individu – la transmission, entre ses parties, d’un certain rapport entre leurs mouvements et leurs repos – n’appartient à aucun des corps qui le composent séparément, puisque cette transmission n’existe qu’en cet Individu, lorsque ses corps composants transmettent ensemble le rapport entre le mouvement et le repos de chacun d’eux.
Cette conception, qui perçoit l’élément constant dans la variété infinie des manifestations corporelles, atteint le sommet de son expression lorsqu’elle voit dans la nature tout entière un seul Individu qui ne change pas, malgré la variation à l’infini des Individus qui le composent, autrement dit le forment. Par sa simplicité, elle permet de développer une explication unifiée du monde physique, dont chacun des éléments est régi par la même loi, qui explique aussi bien sa nature, ses relations avec les autres éléments et la totalité de l’ensemble physique dans lequel il se développe.
La thèse selon laquelle ce qui distingue un corps d’un autre, c’est-à-dire constitue sa nature, est une certaine proportion entre mouvement et repos, est déjà énoncée dans le Court Traité (Préface, par. 2, notes VII-IX), dont la théorie du corps est identique, dans ses grands principes, à celle du chapitre sur les corps de l’Éthique. L’Éthique fait de cette proportion entre mouvement et repos un des éléments constitutifs du concept de la forme du corps composé. C’est là une indication supplémentaire qui confirme que le concept de forme est développé par Spinoza indépendamment de ses origines scolastiques, qu’il l’utilise en des sens nouveaux et que son emploi, loin d’être celui d’un terme courant, s’inscrit dans un développement conscient et systématique de sa pensée, selon laquelle la réalité des choses singulières est leur formation de Dieu ou de la nature en des formes déterminées. La thèse du chapitre sur les corps s’intègre dans une doctrine cohérente de la formation de la substance comme fondement de la réalité et de la causalité des choses singulières. Chaque mouvement ou repos est une forme mobile déterminée de la substance. En transmettant sa mobilité à une autre chose singulière, la substance constitue cette chose comme une autre forme mobile qui, elle aussi, est la substance en une forme déterminée – et ainsi à l’infini (Lemme III et sa démonstration). Le même principe explique l’engendrement des corps et celui des idées : la chose particulière est une formation déterminée de la réalité, et cette chose particulière engendre les autres choses particulières en leur transmettant sa forme ; une idée en forme une autre en la « pensant », c’est-à-dire en formant sa réalité intelligible par la transmission de la forme qui constitue sa propre réalité, et un corps en forme un autre en lui transmettant la forme qui constitue sa réalité – le rapport entre le mouvement et le repos qui lui est transmis par les corps qui le composent, c’est-à-dire le forment.
Conservation et mort de l’Individu
20. Le concept de la forme de l’Individu est à la base de la thèse de la conservation du corps humain, exposée par IV/39, Dém. :
Le Corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’autres corps (par le Post. 4 p. 2). Or ce qui constitue la forme du Corps humain consiste en ceci, que ses parties se communiquent entre elles leurs mouvements selon un certain rapport précis (par la Défin. avant le Lemme 4, qu’on verra après la Prop. 13 p. 2). Donc ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du Corps humain conserve la forme même du Corps humain, et fait par conséquent (par les Post. 3 et 6 p. 2) que le Corps humain peut être affecté de bien des manières, et peut affecter les corps extérieurs de bien des manières ; et par suite (par la Prop. précéd.) est bon. Ensuite, ce qui fait que les parties du Corps humain reçoivent un autre rapport de repos et de mouvement, fait aussi (par la même Défin. p. 2) que le Corps humain revêt une autre forme, c’est-à-dire (comme il va de soi, et comme nous l’avons fait remarquer à la fin de la préface à cette partie) fait que le Corps humain est détruit, et par conséquent est rendu tout à fait inapte à être affecté de plus de manières, et partant (par la Prop. précéd.) est mauvais.
D’après cette description, la conservation du corps humain, et donc de tout Individu, est identique à la conservation de sa forme mobile, et cette conservation consiste en ce que la forme mobile peut être « affectée » de bien des manières, et peut « affecter » (afficere) les corps extérieurs de bien des manières. La seule action d’un corps sur un autre qui réponde à ce concept d’ « affecter » est décrite par le Lemme III en termes de détermination au mouvement ou au repos d’un corps par un autre – « un corps en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps […] » – explicitée par l’Axiome I qui le suit, et qui identifie « être affecté » (affici) et « affecter » (afficere) à « être mû » et « mouvoir ». Le renvoi de IV/39, Dém. au Postulat VI du chapitre sur les corps – « le Corps humain peut mouvoir les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières […] » – pour expliquer l’argument de cette démonstration selon laquelle le Corps humain peut être affecté de bien des manières confirme que c’est par le mouvement exercé sur lui ou par lui que le corps « est affecté » par d’autres corps ou les « affecte ». Le pouvoir d’un Individu d’être affecté et d’affecter consiste donc, d’une part, dans son pouvoir de recevoir des corps extérieurs la transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos qui les forme, et, d’autre part, dans son pouvoir de transférer à des corps extérieurs cette transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos qui le forme. Un Individu qui conserve davantage sa forme est un Individu qui, au milieu de ces transmissions du rapport constant entre les multiples mouvements et repos, conserve la transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos des parties qui le composent. Et comme l’Individu est en relation de formation mutuelle avec une infinitude de corps avec lesquels il forme sa propre forme, les variations de sa force d’exister sont multiples. Le passage d’une plus grande à une moindre amplitude de la force d’exister, ou vice-versa, est un affect (affectus) (voir III/Déf. générale des affects et son Explication). Un Individu qui communique le rapport entre ses mouvements et ses repos à plus d’Individus, ou qui reçoit de plus d’Individus le rapport entre leurs mouvements et leurs repos, ajoute plus de mouvements et de repos à ce rapport, renforce sa préservation et sa force de persévérer dans son être augmente – ce qui, en termes d’affects, explique la joie [17]. Par contre, s’il vient à perdre des mouvements ou des repos qui contribuent à ce rapport, la force de cet Individu de persévérer dans son être s’affaiblit ; et s’il ne rétablit pas ce rapport, il risque de se désintégrer en perdant sa forme – processus décrit par la fin de IV/39 Dém. Traduit en terme d’affects, cet affaiblissement explique la tristesse. La théorie de la formation de la substance étendue en des formes mobiles qui sont dans un état continu de transmission réciproque des rapports entre leurs mouvements et leurs repos est la base ontologique de la théorie des affects de Spinoza, qui les décrit comme des changements dans la force de persévérer dans l’être, force qui dépend du pouvoir de l’Individu de conserver la transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos des parties qui le composent, au milieu des transmissions réciproques des rapports constants entre les multiples mouvements et repos qui le forment, lui et les Individus qui l’entourent.
21. Cette transmission réciproque peut complètement modifier le rapport qui constitue la forme de l’Individu. C’est alors la fin de cet Individu, qui « revêt une autre forme, c’est-à-dire […] est détruit », comme dit la fin de IV/39, Dém. ; et Spinoza de préciser, dans le scolie, que « […] la mort survient au Corps, c’est ainsi que je l’entends, quand ses parties se trouvent ainsi disposées qu’elles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos. [18] » L’annihilation d’une chose corporelle se produit par changement de sa forme – thèse répétée dans la fin de IV/Préf. :
Car il faut avant tout remarquer que, quand je dis que quelqu’un passe d’une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n’entends pas qu’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par exemple, n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change en insecte […].
Changer de forme, pour Spinoza, revient à ne plus exister, ce qui explique que pour lui, le suicide est un acte contraire à la nature du suicidé et dont la cause lui est imposée de l’extérieur : « […] que l’homme, par la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister, ou de changer de forme, cela est aussi impossible que de faire quelque chose à partir de rien […]. » (IV/20, Scol.) Le changement de forme est l’annihilation de la formation déterminée de la substance en une chose singulière ; et là ou la substance n’est pas formée, c’est le néant – non pas le néant absolu, puisque la substance se forme toujours en des formes déterminées, mais c’est la disparition de la chose singulière, dont la forme n’existe plus.
L’Esprit humain est une forme intelligible composée
22. La leçon du chapitre sur les corps conduit à un réexamen du concept de l’idée qui constitue l’Esprit humain. Dans une proposition ancrée de part en part dans sa théorie de la forme, Spinoza part de l’objet de cet Esprit, se rattachant ainsi au principe de la simultanéité de formation de l’idée et de son objet. Si l’objet s’avère être composé, l’idée avec laquelle il est formé simultanément doit l’être aussi :
L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées. DÉMONSTRATION : L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain c’est l’idée du Corps (par la Prop. 13 de cette p.), lequel (par le Post. 1) est composé d’un très grand nombre d’Individus très composés. Or, de chaque Individu composant le Corps, il y a nécessairement (par le Coroll. Prop. 8 de cette p.) une idée en Dieu ; donc (par la prop. 7 de cette p.) l’idée du Corps humain est composée de ce très grand nombre d’idées qui sont celles des parties qui le composent.
Le chapitre sur les corps montre qu’une forme mobile composée, l’Individu, est composée d’Individus. Conjuguant cette leçon et celle de II/8, Cor., II/15 déduit que c’est de chacun de ces Individus composant le Corps qu’il y a une idée, singulière et distincte, puisque, d’après les termes de II/8, Cor., chacun de ces Individus est une chose singulière, existant simultanément avec une idée. Ces idées, une à une, sont formées simultanément avec ces Individus, un à un, et comme ces Individus, elles composent un tout unifié, qui est l’idée qui constitue l’Esprit. Or le Corps humain, distinctement des Individus qui le composent, est lui aussi une chose singulière qui, d’après II/7, avec ses énoncés auxiliaires, et II/8, Cor., est l’objet d’une idée ; c’est-à-dire que lui aussi, en tant que forme mobile composée, distincte des Individus qui la forment, est formé simultanément avec une idée. Et puisque par sa forme il est un tout unifié, son idée aussi, qui constitue l’Esprit, doit être un tout unifié par sa forme à elle, distincte de celle de chacune des idées qui la composent. II/15 enseigne que, de même qu’un corps composé a sa forme à lui, qui détermine son identité, quelles que soient ses parties, de même l’Esprit humain (mais cela vaut pour tout Esprit) est constitué d’une idée composée dont la forme intelligible détermine l’identité, qui est autre que l’identité de chacune des idées qui le composent. De la conception de la formation simultanée d’une idée et d’un idéat, il suit – et c’est là l’apport de II/15 à la conception spinozienne de la forme – que la structure ontologique de l’être formel intelligible, qu’il soit simple ou composé, une partie ou un tout, est la même que celle de l’idéat avec lequel il est formé simultanément. Et comme le système de Spinoza conçoit la composition en termes d’union de choses singulières par un principe unificateur qui les forme en un tout dont l’identité est constituée par sa forme, l’idée qui est formée simultanément avec un idéat composé est, comme lui, composée de choses singulières, c’est-à-dire d’idées singulières unies par un principe unificateur qui les forme en un tout intelligible, dont l’identité est constituée par sa forme.
Cependant, il faut reconnaître qu’à la différence du corps composé, dont la forme – la transmission du rapport entre mouvements et repos – est distincte de celle des corps qui le composent et sert de principe unificateur, Spinoza ne fournit pas de principe analogue qui serve de principe unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit. Il n’explique pas ce qui l’unifie et ne définit pas non plus la forme de l’Esprit qui, d’après le modèle de la forme du corps composé, doit, elle aussi, être distincte de celle des idées qui la composent. Pourtant, dans V/23, Dém., il distingue entre l’Esprit, qui exprime l’existence du Corps dans la durée, et l’idée, qui exprime, non les parties composant le Corps humain, mais son essence. L’Esprit qui exprime l’existence du Corps dans la durée est certainement l’Esprit constitué par une idée composée dont parle II/15. Mais l’idée qui exprime l’essence du Corps, qui est éternelle, est-elle le principe unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit, telle la forme du Corps composé qui est son principe unificateur ? Spinoza ne le dit pas, mais nombre des indications qu’il donne tendent à le suggérer.
Yehouda Ofrath,
Jérusalem
Cet article a été publié la première fois dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, n°2/2014, p.147 à p. 173.
Merci à l’auteur d’avoir permis la publication de son article ici.
[1] Le concept de forme apparaît à soixante-treize occurrences dans l’Éthique, trente-cinq dans le TRE, écrits sur lesquels la présente étude est centrée, et dix-neuf dans le Traité Politique. Dans presque toutes ces occurrences, il a le même sens, exposé ici (TRE, par. 41, 42, 85, et 91, où le sens est scolastique, constituent une exception). À l’aide de ce concept, Spinoza explique les principes de son ontologie, de son épistémologie et de sa physique, dont je traite ici, ainsi que de sa psychologie et de sa théorie politique – ce concept joue un rôle central dans l’explication de l’affect dans la Troisième Partie de l’Éthique et dans celle de la constitution de l’État dans le Traité Politique –, dont je traiterai ailleurs. Ce terme apparaît également dans Les principes de la philosophie de Descartes et dans les Pensées métaphysiques, ainsi que dans plusieurs des Lettres ; mais dans ces écrits, il a, dans la plupart des cas, une signification scolastique et Spinoza l’emploie soit en ce sens, pour présenter la doctrine des autres – Descartes et la scolastique, surtout –, soit pour critiquer cette signification scolastique.
[2] À l’exception, principalement, de Pierre-François Moreau – « The Metaphysics of Substance and the Metaphysics of forms », in : Y. Yovel, éd., Spinoza on Knowledge and the Human Mind, 27-35, Leiden-New York, E.J. Brill, 1993 ; Spinoza, L’expérience et l’éternité, Paris, Puf, 1994, p. 497 – et de François Zourabichvili, Spinoza, une physique de la pensée, Paris, Puf, 2002 ; Le conservatisme paradoxal de Spinoza : enfance et royauté, Paris, Puf, 2002.
[3] Trad. fr. Charles Appuhn, Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929. Les références aux énoncés de l’Éthique sont données sans mention du titre de l’œuvre, par indication de la Partie, suivie de la définition, de l’axiome, de la proposition ou de la démonstration d’une proposition, ou de son énoncé auxiliaire – corollaire ou scolie. Sauf indication contraire, les citations de l’Éthique sont de la traduction de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988. C’est toujours moi qui souligne.
[4] L’originalité de sa définition est apparente lorsqu’on la compare aux définitions courantes de la substance – voir Harry Austryn Wolfson, The Philosophy of Spinoza, Cambridge-Mass., Harvard University Press, 1934, vol. 1, pp. 62-63. Wolfson a évidemment raison de souligner, à l’encontre de A. Léon dans Les éléments cartésiens de la doctrine spinoziste sur les rapports de la pensée et de son objet (Paris, Félix Alcan, 1907, p. 85), qu’il mentionne (p. 65, note 1), que la définition formelle de la substance, donnée par Descartes dans Les principes de la philosophie, I, 51, ne décrit la substance qu’en termes d’existence par soi et ne mentionne pas sa conception par soi. Wolfson ajoute que J. E. Erdmann, dans son Grundriss der Geschichte der Philosophie (Berlin, Wilhelm Hertz, 1896, II, par. 267.4), affirme que dans d’autres écrits, principalement les Quatrièmes Réponses, Descartes introduit la notion de « per se concipitur » comme élément de la définition de la substance. Mais ce texte de Descartes parle des choses singulières qui peuvent se concevoir sans le secours d’autres choses singulières, tels le corps et l’esprit, c’est-à-dire des substances dans l’acception aristotélicienne du terme, et non pas d’un être tel que celui que définit Spinoza dans I/Déf. 3.
[5] Traité de la Réforme de l’Entendement, trad. fr. A. Koyré, Paris, Vrin, 1994. La suite du TRE énumère les propriétés de l’entendement comme celles d’une chose qui « forme des idées » : « II. Il perçoit certaines choses, c’est-à-dire, il forme certaines idées, les unes absolument, les autres au moyen d’autres [idées]. Ainsi il forme l’idée de la quantité d’une manière absolue […] III. Celles qu’il forme absolument expriment l’infinité. Quant aux [idées] déterminées, il les forme à l’aide d’autres [idées] […] IV. Il forme les idées positives avant les négatives. VI. Les idées que nous formons claires et distinctes semblent découler de la seule nécessité de notre nature d’une façon telle qu’elles semblent dépendre absolument de notre seule puissance ; c’est le contraire pour les confuses. En effet elles se forment souvent contre notre gré. » (par. 108) Le TRE parle aussi de « la forme du vrai » (par. 69) ou de « la vérité » (par. 105) et de « la forme de la pensée vraie » (par. 71), ainsi que de « former le concept » et de « former des idées », « des pensées » (par. 72, 73 et 94) ou des définitions (par. 103), avec le sens exposé ici. Ce traité nous offre un exemple concret d’un concept que nous pouvons former par l’activité de notre entendement : pour « former le concept de la sphère » (par. 72), il suffit d’inventer une cause – le mouvement de rotation d’un demi-cercle autour de son centre, ce qui est « la manière la plus facile de former le concept de la sphère ».
[6] Martial Gueroult, Spinoza II – L’âme (Éthique, II), Paris, Aubier, 1974 (ci-dessous : Gueroult), pp. 110-111. Mon commentaire sur ce point diffère de celui de Gueroult en ce que j’exploite la conception spinozienne de la formation, exposée ici.
[7] Méditation troisième, Charles Adam et Paul Tannery, éd., Paris, Léopold Cerf, 1902 (ci-dessous : AT), 1904, vol. IX, pp. 32-33, 37-38 ; Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949 (ci-dessous : Pléiade), pp. 181, 187-188. Voir aussi la citation des Premières Réponses, citée dans le par. 9 du texte, près l’appel de note 8.
[8] Premières Réponses, par. 11, AT, vol. VII, pp. 102-103 ; Pléiade, p. 235.
[9] Voir Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La seconde partie, Paris, Puf, 1997, p. 65, note 1.
[10] De la simultanéité de la formation de tous les attributs, il ne suit pas que tous soient formés en chacune des infinies choses singulières ; les attributs peuvent se former simultanément et différemment en différentes choses singulières – en l’une, tel l’homme, sont formés deux, en l’autre, trois ou plus, etc.
[11] Victor Delbos, Le Spinozisme, Paris, Vrin, 1993 (ci-dessous : Delbos) ; Gueroult ; Jonathan Bennet, « Spinoza on error », in : Gideon Segal and Yermiyahu Yovel, éd., Spinoza, Aldershot, Dartmouth Publishing Company, 2002, p. 141 (p. 61) ; Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, chapitres 6 et 7 (Deleuze s’arrête bien sur l’identité et l’unité des modes des différents attributs [p. 96], mais ce n’est toutefois pas le centre de son argumentation) ; Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1988.
[12] Delbos, p. 47 ; Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981 ; Stuart Hampshire, Spinoza and Spinozism, Oxford University Press, 2005, pp. 72-73, parle de « réflexion » (« reflected ») de l’objet dans l’idée.
[13] II/ Propositions 12,13,19,22, 23, 24,30, 34,38, 39, 40, 43, 43-scolie ; III/ Propositions 1 et 28 ; V/36.
[14] Il n’y a pas lieu, dans cet article, d’entrer dans les détails de l’explication spinozienne de la fausseté, explication dont l’essentiel est la formation d’une idée faisant partie d’un ensemble intelligible qui, lui, est formé simultanément avec un ensemble non-intelligible ; étant une partie de l’ensemble intelligible, l’idée ne conçoit que partiellement l’ensemble non-intelligible – d’où son inadéquation.
[15] « […] l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle […] » (Les principes de la philosophie, I, 53 ; AT, vol. VIII, p. 25 ; Pléiade, p. 457) ; « […] il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde […] Et cette substance étendue est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses matérielles » (ibid., II, 1 ; AT, vol. VIII, p. 41 ; Pléiade, pp. 473-474) ; « […] la nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. » (ibid., II, 4 ; AT, vol. VIII, p. 42 ; Pléiade, p. 474).
[16] Ma thèse sur ce point diffère de celle de Gueroult, p. 160, par. X, et est identique à celle de Robert Misrahi, Introduction, traduction, notes et commentaires de l’Éthique de Spinoza, Paris, Puf, 1990, note 40 de la Deuxième Partie, p. 382.
[17] L’affect est défini comme une occurrence simultanément étendue et intelligible : « Par Affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections. » (III/Déf. 3) Il peut donc être expliqué aussi bien en termes corporels qu’en termes intelligibles, à condition de ne pas oublier que son explication adéquate est toujours celle qui exprime conjointement ses deux fondements ontologiques – comme le fait sa définition.
[18] La même idée est exprimée dans le Court Traité, trad. fr. Charles Appuhn, Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929 : « X. Cependant ce corps qui est le nôtre était dans une autre proportion de mouvement et de repos, quand il était un enfant non encore né, et par la suite, après notre mort, il sera dans une autre encore […] ; XII. Si donc un tel corps a et conserve cette proportion qui lui est propre, par exemple de 1 à 3, ce corps et l’âme seront comme ils sont [*] actuellement ; soumis, à la vérité, à un changement constant mais non à un si grand qu’il dépasse la limite de 1 à 3 ; mais autant il change, autant aussi à chaque fois change l’âme. […] ; XIV. Mais, si d’autres corps agissent sur le nôtre si puissamment que la proportion de 1 à 3 de son mouvement ne puisse pas subsister, alors c’est la mort, et un anéantissement de l’âme en tant qu’elle est seulement une idée, connaissance, etc., de tel corps possédant telle proportion de mouvement et de repos. » (Préface, par. 2, notes X, XII et XIV)