"Lectures anarchistes de Spinoza", par Daniel Colson

Article paru dans la revue Réfractions, No. 2 (été 1998) pp. 119-148.

I. Bakounine et Proudhon


Comme l’atteste le nombre des publications, on peut observer, depuis déjà pas mal d’années, un regain d’intérêt pour Spinoza. Cette redécouverte n’est pas seulement académique et, pour une bonne part, tranche nettement avec l’interprétation rationaliste et idéaliste qui, en France tout du moins, était parvenue à neutraliser une pensée longtemps trop sulfureuse pour prendre place dans les allées officielles de la philosophie. Originalité de cette réévaluation, son caractère doublement politique : dans son contenu, on va le voir ; mais aussi dans ses raisons d’être et dans la signification qu’elle revêt dans le contexte de cette fin de siècle.
Kant ou Spinoza ; de façon caricaturale on pourrait dire que ces deux philosophes ont servi de drapeaux à toute une génération de philosophes et d’intellectuels emportés peu ou prou dans le vaste mouvement de contestation des années soixante et soixante-dix et qui, l’hiver de la réaction venu et le marxisme défaillant, ont bien dû se reconvertir à des idéaux plus sûrs : Kant, pour le plus grand nombre, soucieux d’oublier la dureté et le cynisme des temps derrière les faux-semblants et les valeurs bien tempérées de la démocratie et de l’humanisme [1] ; Spinoza pour d’autres, marxistes orphelins et inconsolés, soucieux de préserver les idéaux révolutionnaires de leur jeunesse, et qui rejoignaient ainsi la maigre cohorte des spinozistes et nietzschéens, habitués à bien d’autres catastrophes.
En invoquant une ou plusieurs lectures libertaires possibles de Spinoza, l’étude qui suit poursuit un objectif limité. Elle voudrait faire le point sur la façon dont les principaux théoriciens anarchistes ont pu appréhender ce philosophe et, de façon provisoire, explorer un possible justement, une rencontre entre anarchisme et spinozisme pressentie comme possible, du côté libertaire comme du côté des spinozistes les moins enclins à se donner la peine de lire les auteurs et les textes anarchistes [2].
Vraisemblablement Bakounine n’a jamais eu le temps ni la volonté de lire directement ou de façon approfondie Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués par l’influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza.
Une appréhension de jeunesse, principalement à travers la première philosophie de Schelling [3] qui, de façon diffuse, ne cesse jamais d’inspirer sa pensée ; comme le montrent le type de liberté dont il se réclame [4], sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout, sa conception matérialiste de la nature et du monde.
« La nature c’est la somme des transformations réelles qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...]. Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, peu m’importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d’autres sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. » [5]
La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme, n’échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du « point de vue de l’absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis », en renvoyant ainsi l’homme au néant de son existence « relative » [6].
« Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’être, ou plutôt de l’Être suprême dans le néant. » [7]
Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine, deux lectures possibles de Spinoza :

 Avec, d’un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour qui Dieu s’identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d’un principe premier et transcendant, cause absolue et infinie d’une infinité d’êtres finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude.

 De l’autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d’une conception de la nature pensée sous la forme d’une « combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, nullement prédéterminée », d’une « infinité d’actions et de réactions particulières ». Une nature qu’il importe peu alors qu’on l’appelle Dieu ou absolu.
Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza, on peut ainsi retrouver l’ambiguïté des interprétations contemporaines de ce philosophe, et d’abord du sens qu’il convient de donner à la formule célèbre de l’Éthique, Deus sive natura.

 Dieu/ou/la nature ; s’agit-il de deux définitions équivalentes d’une même réalité ; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de tout ce qui existe ? [8]

 Dieu/c’est-à-dire/la nature ; le concept de Dieu n’est-il au contraire que le point de départ conventionnel d’un processus de pensée qui le transforme en autre chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre ? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente de la scolastique se transforme en cause de soi [9], où, comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin se transformer en véritable liberté [10].
Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement choisir, à travers une troisième traduction possible de la formule célèbre de Spinoza, une traduction résolument disjonctive, certes erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix de Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix et de l’engagement qu’impliquent l’intérêt actuel pour ses textes et le sens qu’ils peuvent prendre pour nous.

***

Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de l’ordre (publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique. À l’exception de rares allusions, en passant, dans les Contradictions économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église pour que Proudhon s’engage enfin dans une critique de Spinoza ; à la mesure de tout ce qui peut rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d’une façon qui manifeste une lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l’objet de trois développements critiques ; dans la quatrième étude, à propos du problème de l’État ; dans la septième, à propos de l’absolu ; dans la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.
De ces trois critiques, c’est certainement la première qui est la plus sévère et la plus expéditive. Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme [11]. « Saint de la philosophie », persécuté par toutes les Églises, Spinoza a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations de la religion [12]. Mais « en désapprenant l’Évangile » il s’est contenté de « rapprendre le destin », le fatum des Anciens, la raison d’État de Platon [13]. Nécessité et raison, tel est l’insupportable couple conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza ; un couple qui justifie le « plus effroyable despotisme » [14]. En effet, parce qu’il obéit au principe de nécessité, l’État échappe à tout jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il « a le droit de gouverner, au besoin par la violence, et d’envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort » [15]. « Balancées » par la seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais d’obéir à la raison d’État, à la raison politique [16].
La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l’Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon :
« Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l’absolu. » [17] On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes, l’erreur de Spinoza est dans son point de départ. « Principe d’illusion et de charlatanisme », l’absolu peut bien s’« incarne(r) dans la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation, l’État, l’Église », il aboutit inévitablement à Dieu [18]. Que Spinoza, dans l’Éthique, commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de son extrême rigueur, mais la rigueur d’un « grand esprit dévoyé par l’absolu » [19].
Cette erreur du commencement n’est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme et de la raison d’État. En effet, face à l’absolu, être infini, que peut l’homme du fond de sa finitude, de l’esclavage de ses passions ? Rien, sinon se soumettre à « une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d’État » [20].
« Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité, a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être suprême, c’est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme : c’est le plus profond des théologiens. » [21]
La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante, pour trois raisons : 1) parce qu’en abordant la question de la liberté elle est au cœur du problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté ; 2) parce que, en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l’enchaînement nécessaire (donc despotique) de ses développements ; 3) parce que, ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme. Rappelons l’essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit une théorie qui aboutit à le nier ; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie qui le suppose nécessairement [22].
Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté. Au-delà de l’intérêt qu’une telle thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même de considérer la force de l’intuition de Proudhon, on ne peut tout d’abord qu’être surpris par son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l’absolu, de la nécessité et de la raison d’État, qui, très logiquement, refuse toute signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la liberté, une liberté inhérente à son système ? Entraîné par son goût de la provocation, Proudhon est conduit à développer une argumentation paradoxale.
Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l’est que parce qu’il est d’abord un cartésien conséquent. En affirmant avec Descartes la nécessité absolue de l’Être (Dieu), Spinoza se contente de montrer l’inconséquence d’une pensée qui se réclame par ailleurs de la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut toute liberté [23]. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans l’Éthique, il prétend montrer comment l’homme, création dégradée et misérable de la toute- puissance divine, soumise à l’obscurité et aux illusions des passions, peut malgré tout « remonter le courant de la nécessité » qui l’a produit, s’affranchir des passions qui l’entravent et le trompent, accéder à la « liberté aux dépens de la nécessité qu’elle se subordonne » [24] ?
« Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ? » [25]
On est sans doute ici au plus près de l’intuition de Proudhon, l’intuition que Spinoza peut dire autre chose que ce qu’il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle ; l’intuition d’une autre signification du spinozisme, masqué par le « système de Descartes » et par deux siècles de traductions et de critiques plus ou moins aveugles ; une signification qui n’apparaîtrait à l’œil à demi perspicace de Proudhon que sous la forme d’une contradiction. Contradiction chez Spinoza, mais contradiction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même. En effet, dans sa fougue démonstrative et rhétorique, Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l’ambivalence qui le saisit tout à coup. L’affirmation de la liberté (le franc-arbitre) qu’il croit déceler chez Spinoza est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire, comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire ? [26] Spinoza n’est-il que le disciple de Descartes, un disciple intransigeant et rigoureux qui irait jusqu’aux extrêmes conclusions du système de son maître, ou bien au contraire le génial inventeur d’une théorie nouvelle, d’une « originalité sans égale » ? [27]
« Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ? » On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard, la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour expliciter son intuition. Pour cela il aurait fallu qu’il revienne au texte latin et qu’il accorde à Spinoza une attention et une sorte de désintéressement personnel qui n’étaient ni dans son tempérament, ni dans ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu’il aille jusqu’au bout de sa critique des traducteurs et des critiques de son temps, car malgré l’acuité de son regard et ses propres qualités de limier ou de chien de chasse, il était effectivement doublement prisonnier de cette traduction et de cette critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement calamiteux [28] ; prisonnier d’une interprétation française de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n’être qu’un continuateur de Descartes, un sectateur de l’absolu, un rationaliste et un idéaliste impénitent, un pur logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche expérimentale [29].
Âme pour mens, passions pour affectus, générale pour commune, etc., comment, avec une telle traduction, Proudhon aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste et chrétienne d’un texte qui, écrit en latin, prend bien soin d’utiliser le vocabulaire et les catégories de pensée de son temps ? Sous la plume trompeuse de Saisset et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se contente pas d’apparaître comme un héritier de la gnose chrétienne et de sa théorie métaphysique de la Chute et de la Rédemption [30]. Sa pensée semble s’inscrire naturellement dans une catharsis et un dualisme tout aussi traditionnels : la liberté contre la nécessité, la connaissance opposée aux passions du corps, l’âme comme principe spirituel de salut et de liberté [31].
Mais c’est pourtant ici, à l’intérieur même de son incompréhension de Spinoza, que l’analyse de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu’il lui pose, et pour la réponse que cette question implique :
« Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres ? » [32]
Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n’a-t-il pas complètement tort de reprocher à Proudhon son fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories de Kant et sa fâcheuse tendance à faire parfois de la conscience et de la liberté humaine une faculté a priori et transcendantale, absolue [33]. Mais si Proudhon devait vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c’était certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste et logicien en train d’être inventé par la tradition française. Or il n’en est rien. Proudhon pose une tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de la liberté abstraite que lui présente la traduction de Saisset, ce degré zéro de la liberté que Proudhon appelle joliment « communion sèche, l’hypothèse de la liberté en attendant la liberté » [34]. Mais, du même coup, il montre comment lui-même refuse de se satisfaire du vide métaphysique qu’implique habituellement la théorie du libre arbitre [35]. Son problème n’est plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d’une faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale, mais au contraire celui de la force ou plutôt des forces capables de produire l’homme comme être conscient et libre. En effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza présuppose invinciblement, au même titre que son propre système, ce n’est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique, que dénonceront Bakounine et Malatesta, ce sont des forces et des puissances, ces « forces libres » dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l’existence pour penser la libération de l’homme [36].

***

Comment penser ces puissances préalables et fondatrices ? Comment celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté suffisamment radicale pour mériter qu’on la nomme libre arbitre ? On connaît (ou l’on devrait connaître) la réponse de Proudhon que l’on pourrait résumer ainsi.
1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance est une liberté ; toute liberté est une puissance. Et c’est sous ce double aspect, indissociable, que l’une et l’autre sont, ensemble, la « condition préalable et productrice » de tout exercice de la raison [37].
2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent ni d’une faculté a priori et transcendantale, ni d’une nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et comme toutes les propriétés que l’homme peut développer, elles sont elles-mêmes une « résultante » [38] ; la résultante d’un composé d’autres puissances [39], elles-mêmes résultantes d’autres composés, d’autres forces, etc. Ce que Proudhon résume en disant que « l’homme est un groupe » [40].
3) D’où un premier principe proudhonien. Dans l’homme, comme dans toute chose, ce qui semble être au principe, au commencement, ne vient qu’après, n’est qu’un effet de composition, la liberté comme l’âme, les facultés comme l’ensemble des éléments ou des essences apparemment à l’origine du composé humain, l’unité de la création comme l’unité du moi [41].
4) Résultante d’un enchaînement et d’un enchevêtrement d’autres résultantes, puissance et liberté humaines ne sont pas pour autant un simple effet, déterminé, réductible à la somme des forces et des éléments qui se sont associés pour les produire. Elles n’entrent en rien dans un schéma déterministe de causes et d’effets. Elles sont à la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent possibles [42]. Elles sont radicalement nouvelles.
5) D’où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante et liberté, la puissance humaine est à la fois une réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse de sa propre force, et à la fois l’expression des forces et des puissances qui, en se composant, la rendent possible [43]. Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation, volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante comme réalité propre ; dépendance radicale de cette résultante par rapport aux forces qui la rendent possible [44].
6) On peut ainsi comprendre l’ambiguïté apparente des formules de Proudhon lorsque, pour définir la liberté humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre arbitre. Puissance nouvelle au regard des puissances qui la rendent possible, la liberté humaine justifie tout à fait qu’on lui reconnaisse l’ensemble des caractéristiques qui s’attachent généralement à la notion de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense Bakounine et à ce que suggèrent certaines formules de Proudhon, la notion de libre arbitre et le « sentiment intime » qui l’affirme n’ont rien d’idéalistes [45]. Leur idéalisme n’est que l’effet de leur ignorance, l’ignorance de ce qui les rend possibles, des forces et du jeu de composition de forces sans lesquels ils ne seraient rien et dont ils sont pourtant l’expression autonome [46].
7) C’est en ce sens, essentiel à l’ensemble des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou le libre arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en absolu mensonger et autoritaire, se croire à l’origine de ce qui le rend possible, transformer l’erreur déterministe de l’effet en erreur tout aussi déterministe de la cause. La puissance de la liberté humaine n’est ni un effet ni une cause mais la résultante forcément autonome, comme toute résultante, d’un composé de forces sans lesquelles elle n’est rien. Voilà ce qu’il faut comprendre pour Proudhon [47].
8) Dernière caractéristique de la réponse de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais en reconduisant, et en bouclant de façon élargie, à l’échelle de tout ce qui existe, le balancement et les contradictions qui donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure, la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité et la richesse du composé qui la produit, prétendre s’affranchir de toute nécessité externe et interne, prétendre à l’absolu [48]. Elle ne cesse jamais d’être une partie intégrante du monde qui la produit et dont elle semble si fortement se distinguer [49]. Cela pour quatre grandes raisons.
a - Le composé humain ne diffère en rien de tout autre composé, de tout ce qui compose la nature, si ce n’est en degré de puissance :
« L’homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers ; d’autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que ses organes, groupes secondaires, sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison plus vaste. » [50]
b - La liberté propre au composé humain n’est elle-même que le degré supérieur d’une liberté présente dans tout composé, aussi rudimentaire soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive à la puissance des êtres :
« [...] la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l’homme qui seul tend à s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet. » [51]
c - Résultante d’un enchevêtrement de puissances et de spontanéités, la liberté humaine n’est pas un achèvement. C’est une liberté en devenir, le degré intermédiaire d’une puissance et d’une liberté plus haute à construire, à partir de l’ensemble des puissances constitutives du monde et du jeu de composition qu’elles autorisent :
« [...] en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l’être, en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapproche du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme même, le libre arbitre se montre d’autant plus énergique que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. » [52]
d - Inscrite, en aval et en amont, dans l’ensemble des puissances constitutives de ce qui est, la liberté humaine est à la fois une partie et le tout, à la fois « ce qu’il y a de plus grand dans la nature " et, comme l’écrit Proudhon, " le résumé de la nature, toute la nature » [53] :
« [...] l’homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre. » [54]
C’est en ce sens que la liberté humaine, telle que la conçoit Proudhon, peut rompre avec les illusions despotiques et idéalistes de la liberté cartésienne et s’affirmer comme révolutionnaire [55]. C’est en ce sens qu’elle annonce les conceptions anarchistes à venir, en particulier celles d’Elisée Reclus, lorsque celui-ci affirme « le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l’action des forces telluriques », lorsqu’il explique comment « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », mais aussi lorsqu’il affirme dans la même page, au plus près de la pensée de Proudhon, comment « c’est de l’homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde » [56].
On connaît donc le problème posé par Proudhon et sa façon d’y répondre. Un lecteur de Spinoza, même peu expérimenté, ne manquera pas d’être frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine, par la proximité (intime dirait Bakounine) qui unit ces deux auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées des vieilles interprétations idéalistes et logiciennes, permettent-elles de vérifier ou d’infirmer cette intuition ?

II. L’interprétation marxiste

Dans l’intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe une place importante, au plus près des préoccupations sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la pensée libertaire, mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer. L’opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le lien que cette lecture marxiste prétend établir entre les textes politiques de Spinoza et l’ensemble de sa philosophie. Parce que, aux yeux de ce courant, elle « est de part en part politique », la pensée de Spinoza n’admettrait pas d’être scindée entre des textes de pure philosophie et des textes politiques en partie circonstanciels [57]. Au contraire, comme A. Matheron s’est efforcé de le montrer, la doctrine politique de Spinoza, parce qu’elle est homologue à la structure de l’Éthique, permettrait seule de penser les relations interhumaines et surtout de construire le concept d’individualité si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l’intérêt que nous pouvons lui porter [58]. Mieux, comme le montre A. Negri (et comme on avait pu le dire de Marx en d’autres temps), c’est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si bien nommé Traité de l’autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que, au terme d’un long processus de maturation, de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement, l’ultime fondation capable de donner sens à l’ensemble des écrits antérieurs.
Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui « l’innovation spinozienne [...] rend vraie l’imagination du communisme » [59], pour qui le spinozisme « est une philosophie du communisme », a-t-elle toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant, avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors même qu’elle s’en éloigne le plus, cette interprétation peut également sembler satisfaire largement aux exigences d’une lecture anarchiste ; cela de trois façons.

 À propos de la question de Dieu et du commencement en premier lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine. Contre une interprétation jusqu’ici largement dominante, la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, « l’Éthique commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu’en apparence le rythme d’une abstraction fondatrice. L’Éthique n’est en aucun cas une philosophie du commencement. [...] Chez Spinoza il n’y a pas de commencement » [60].

 Seconde raison d’être satisfait par l’interprétation marxiste et politique de Spinoza : la question de la force et de la puissance. Comment, demandait Proudhon, Spinoza peut-il penser la libération de l’homme sans présupposer nécessairement l’existence de forces libres capables d’une telle libération ? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à fait sembler satisfaire à l’objection de Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et individuelle, conçue par Proudhon sous la forme d’un composé de forces et de puissances, répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé penser le sujet et la subjectivité : sous la forme d’une « continuité subjective » de la « puissance de l’être » [61], un « être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît que sa propre force constitutive » [62].

 Troisième et dernier point d’accord, qui découle du précédent : le refus de la médiation. Contre une interprétation traditionnelle qui tend, d’une façon ou d’une autre, à placer Spinoza du côté de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d’une vision juridique de la démocratie, Negri prétend bien établir le « positivisme juridique de Spinoza » [63]. Comme l’écrit brutalement Matheron dans sa préface, pour le Spinoza de Negri, « le droit, c’est la puissance, et rien d’autre » [64]. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste), société bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces « médiations des forces productives » sont radicalement récusées par le Spinoza de Negri [65]. « Chez Spinoza, il n’y a [...] plus la moindre trace de médiation : c’est une philosophie de l’affirmation pure, [...] c’est une philosophie totalisante de la spontanéité » [66]. Comment l’anarchisme, qui a fait de l’action directe et du refus de tout intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa pensée et de sa pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation pour qui « le refus du concept même de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza » [67] ?
Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne l’interprétation marxiste de Spinoza ; mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu’à la caricature les traits que l’on reconnaît habituellement à l’anarchisme : son immanentisme absolu et l’immédiateté de ses repères et de ses prises de position ; son refus de toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement, de toute délégation et de toute représentation ; le volontarisme exacerbé et subjectif d’une vision utopique prétendant se soumettre la réalité, immédiatement et directement. Trois raisons qui, par leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi immédiatement la méfiance d’un mouvement habitué, depuis plus d’un siècle - du Marx de la Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en passant par l’État et la Révolution de Lénine et la Révolution culturelle maoïste -, à d’autres travestissements de ses positions, à d’autres simplifications, à d’autres mises en scène d’une pratique et d’une vision libertaires beaucoup plus complexes et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles et ses détracteurs les plus courants.

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Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri, il suffit d’observer comment, dans leur démarche et leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri ; et, plus précisément, partir de la multiplicité des « êtres particuliers » qui peuplent le « monde des modes » [68]. Mais à la radicalité de cette première et de cette seconde affirmation, qui ne font l’objet d’aucun développement conséquent, s’oppose aussitôt l’abstraction négative et tout aussi radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième : le refus de toute médiation. Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans transition donc, à affirmer l’« unité » et l’« univocité » de l’« être » dont toutes ces « choses » ne sont plus que l’ « émanation », à affirmer la « potentialité absolue de l’être » comme « source » des « mille et une actions singulières de chaque être », à affirmer la « compacité », la « totalité » et la « centralité » d’un être unique dont les modes ne sont que des « formes », des « variations » et des « figures », à affirmer la « transparence » et la « force unifiante » de l’être, bref à affirmer et réaffirmer sans cesse l’« être » ou le « divin » comme « production infinie de puissance » [69].
Entre les modes et la substance il n’y a rien. Telle est la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c’est ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s’éloignent infiniment du projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l’autorise et qui l’exige, le pouvoir politique, la toute-puissance politique, l’absolu du politique dénoncé par Proudhon, ce presque rien qui fait tout et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho théorique assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri récuse toute médiation de l’être, mais c’est pour mieux confier au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de « médiatiser » sa puissance et sa vérité, mais encore de le « constituer » comme « puissance » et comme « vérité », de le faire « être », à travers sa « constitution » la plus parfaite, cette « révolution » sans « devenir » qu’est l’omnino absolutum imperium de la démocratie [70].
Chez le Spinoza de Negri, l’« être » et la « subjectivité politique » ne sont que les deux faces d’une seule et même puissance, vérifiant ainsi jusqu’à l’absurde, le diagnostic sans appel de Proudhon et de Bakounine : l’enchaînement inéluctable d’une pensée fondée sur le double absolu de la religion et de la politique, de la nécessité et de l’arbitraire, de la « nécessité absolue » comme justification absolue d’un arbitraire absolu [71] un absolu en miroir où l’être communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de la politique qui lui donne corps, là où les choses et les hommes sont effectivement condamnés à participer au plus effroyable des despotismes, à l’harmonie ou (selon les moments) à la vindicte de masse d’une mise en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune maladresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante, bref, aucun devenir.
Comme l’écrit Negri :
« L’actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l’être ne veut pas s’assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité [72]. La vérité se dit de l’être, la vérité est révolutionnaire, l’être est déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face à la vérité de notre être révolutionnaire. Aujourd’hui, le devenir veut en effet détruire l’être, et supprimer sa vérité. Le devenir veut anéantir la révolution ; [...] une crise est toujours une violation négative de l’être, contre sa puissance de transformation. » [73].
Et c’est spontanément et sans surprise que l’enthousiasme révolutionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec les références religieuses de soumission à l’absolu que Proudhon et Bakounine avaient cru si vite déceler chez Spinoza :
« Le monde est l’absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d’existences. “Tu as pitié de tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle impérissable est en toute chose” (Livre de la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l’être et de la révolution. » [74].
Dans le cadre de cette étude, il n’est pas possible ni même utile d’analyser en détail les impasses et l’impuissance d’une interprétation qui, à travers les concepts de multitude, d’imagination et d’individu, s’efforce en vain de donner ne serait-ce que d’un contenu matériel à la politique comme « constitution de l’être ». Fidèle à la tradition despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière une interminable évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur le chemin de la vérité : à travers « discriminations » et « césures », « limites » et « interruptions », « destructions » et « reconstructions », « passages décisifs » et « seuils critiques » ; mais aussi « crises » et « stades intermédiaires », « blocages » et marches en « avant » ; ou encore, « approximations » et « faiblesses » momentanées, « confusions » et « dissymétries », « retours en arrière » et « accidents », « incertitudes » et « déséquilibres internes » ; et puis, de nouveau, « reculs » et « banalités », « ambiguïtés » et « confusions », « renversements » et « réapparitions résiduelles », etc. [75], en attendant le très attendu silence final de l’inachèvement du TP, là où, faussement désolée, l’« imagination » des dirigeants révolutionnaires (et autres Pol Pot de l’être) peut enfin se déployer sans entraves.
Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu, de l’absolu ; 2) lier ses conceptions politiques à cette métaphysique de l’absolu, en débouchant ainsi sur le plus « effroyable des despotismes » ; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que, paradoxalement, son système présuppose nécessairement. Sous l’apparat de ses proclamations révolutionnaires, l’interprétation marxiste ne fait que confirmer, à la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que buter sur la troisième, une objection à rebours, qui s’étonne du texte même de Spinoza, de ce qu’« incroyablement » il continue de dire malgré ce qu’il semble dire, malgré ce qu’on lui fait dire ; une objection entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s’empêcher d’opposer à ses propres conclusions :
« Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive de l’absoluité (c’est la thèse de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime de liberté ? Comment la liberté peut-elle devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité ? » [76].
Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de Proudhon :
« Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en une forme absolue de gouvernement ou au contraire comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être compatible avec une philosophie de la liberté ? [...] Comment rendre compatible absoluité et liberté ? » [77].
Et, un peu plus loin :
« Ne serions-nous pas en présence d’une utopie totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute détermination s’évanouissent ? » [78].
Il est difficile de mieux dire et d’exiger avec plus de force une autre interprétation de Spinoza.

III. Une autre lecture de Spinoza

Dans un texte récent [79], A. Matheron, un de ceux qui, bien avant Negri, ont contribué le plus à développer une lecture politique et marxisante de Spinoza, fournit, après des années de recherches et d’interrogations, une ultime explication de l’inachèvement du TP, de la non-rédaction de la partie finale sur la démocratie qui, selon Negri, est censée, par son absence même, donner le sens de l’ensemble de la démarche philosophique de Spinoza. De façon un peu désabusée, A. Matheron se demande si Spinoza, dans son souci d’intervenir efficacement dans les luttes politiques de son temps, n’a pas hésité à divulguer une vérité terrifiante : non plus, comme le pense Negri, le joyeux secret de la libération et de la révolution à venir, mais, au contraire, et dans un sens indiscutablement anarchiste cette fois, la certitude accablée qu’« à la racine même » de la société politique et de l’État il y a « quelque chose d’irrémédiablement mauvais » [80]. Pour le tardif Spinoza anarchiste de Matheron, et contre le Spinoza communiste de Negri, il n’y aurait rien à attendre du politique, fût-il démocratique, puisque « la forme élémentaire de la démocratie, selon Spinoza, c’est le lynchage » et que la « puissance de la multitude » ne cherche qu’à assurer la sécurité des « conformistes » et à réprimer les « déviants » [81]. En conséquence, seule une « communauté de sages » pourrait prétendre à une vie collective libérée de la crainte et de l’obéissance, mais, comme le remarque A. Matheron, « nous aurions alors une démocratie sans imperium, et ce ne serait plus vraiment un État » [82]. L’anarchie donc.
« une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement séparer ce que l’interprétation marxiste s’efforce de confondre : séparer les écrits politiques (avec leurs raisons d’être si particulières) de l’Éthique et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres fins, radicalement autres) »
Au-delà de l’ironie facile que l’esprit logicien du marxisme théorique ne manque jamais de provoquer, la conclusion finale de A. Matheron, qui, à la façon d’un grain de sable, fait trébucher trente ans d’une lourde interprétation politique de Spinoza, offre cependant l’intérêt de rappeler qu’une autre lecture de ce philosophe est possible ; une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement séparer ce que l’interprétation marxiste s’efforce de confondre : séparer les écrits politiques (avec leurs raisons d’être si particulières) de l’Éthique et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres fins, radicalement autres) [83] ; séparer la « forme absolue du pouvoir », que l’on peut effectivement déduire des premiers, de la « philosophie de la liberté » propre aux seconds.
Comme le rappelle G. Deleuze, parce qu’elle est soumise « à un ordre extrinsèque, déterminé par des sentiments passifs d’espoir et de crainte » et qu’elle est fondée sur l’obéissance, le commandement et l’interdit, la faute et la culpabilité, le mérite et le démérite, le bien et le mal [84], la société politique, la meilleure soit-elle, ne peut en aucun cas avoir les mêmes fins que le philosophe.
« Il est certain que le philosophe trouve dans l’État démocratique et les milieux libéraux les conditions les plus favorables. Mais en aucun cas il ne confond ses fins avec celles d’un État, ni avec les buts d’un milieu, puisqu’il sollicite dans la pensée des forces qui se dérobent à l’obéissance comme à la faute, et dresse l’image d’une vie par-delà le bien et le mal, rigoureuse innocence sans mérite ni culpabilité. Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers milieux, mais à la manière d’un ermite, d’une ombre, voyageur, locataire de pensions meublées. » [85].
Il est vrai, si l’on excepte la référence explicite à Nietzsche, que la distinction de Deleuze peut sembler tout d’abord s’inscrire dans une interprétation de Spinoza tout à fait traditionnelle, avec d’un côté un programme pour la multitude, la foule et le vulgaire irrémédiablement soumis aux passions et à l’imagination, qu’un État « civilisateur » doit guider et manipuler de l’extérieur, et de l’autre le petit nombre, l’élite des philosophes, ermites et individus sans attaches, seuls capables d’accéder à la raison, par eux-mêmes, de l’intérieur, par la force de la pensée et par leur solitude même [86].
Hérétique (pour Yovel), déviant (pour le dernier Matheron), grand vivant pour Deleuze, soucieux d’inventer un homme nouveau qui rompt avec l’homme de la masse, de la plèbe, de la foule et du troupeau, sans doute le philosophe spinoziste peut-il prétendre, de Stirner à Onfray, en passant par Nietzsche, Guyau, Libertad et Palente, faire écho à toute une dimension de l’anarchisme : sa dimension individualiste. Mais comment, dans une perspective libertaire, cette opposition tranchée de l’individu au social pourrait-elle ouvrir à une interprétation de Spinoza qui, en relativisant ou en écartant les écrits politiques, prétendrait trouver dans l’individualité du philosophe le lieu et le principe d’une émancipation collective de l’humanité ? Par quel paradoxe de la pensée libertaire, la libération collective devrait-elle justement s’écarter du politique proprement dit, de l’action de masse, de la multitude (pensée sous le signe négatif du communisme, du despotisme et du conformisme) pour se frayer un passage du côté des exigences et des possibilités de la libération individuelle ?
Ce paradoxe, on a vu comment Proudhon s’efforçait de le penser, en particulier à travers son refus d’opposer l’individu et le groupe, à travers sa conception de l’individu comme composé de puissances et son affirmation selon laquelle l’individu est un groupe [87]. Mais, d’une autre façon, il n’est pas moindre du côté des différentes interprétations de Spinoza, là où la multitude et l’individu (au sens moderne du terme) ne sont pas forcément où l’on croit d’abord les trouver.

Le communisme et la multitude des individus

Paradoxe de l’interprétation politique tout d’abord, tout entière tendue vers l’émergence du politique et sa « constitution de l’être » : une émergence à venir, puisqu’elle s’identifie à la révolution, et une constitution en « projet » qui ne peut trouver sa pleine et véritable expression que dans le vide et l’inachèvement du TP [88]. Projetée sur l’avenir, il faut bien cependant que cette constitution ait un présent et un passé (ou des antécédents) qui justifient que l’on puisse, présentement, parler d’elle, qui puissent fonder matériellement l’existence future de la multitude. Ce présent et ce passé comme genèse de ce qui est en train de naître, comme tension vers l’avenir, Negri s’efforce de les saisir à travers ce qu’il appelle une généalogie : la « généalogie du collectif » [89].
Cette généalogie offre un double visage. Elle s’attache tout d’abord à la démarche de Spinoza, à la trajectoire d’une recherche difficile et discontinue, depuis l’« utopie positive », « mystique » et « panthéiste » du Court Traité, jusqu’à l’inachèvement du TP, en passant par une succession parfois récurrente de conceptions « métaphysiques », « physiques », « baroques » et « mystiques ». Forcément rétrospective, et bien qu’elle occupe l’essentiel de l’Anomalie sauvage, cette lecture chronologique du chemin ou, plutôt, des chemins suivis par Spinoza dans sa quête de l’être, n’est pourtant pas encore, à proprement parler, la « généalogie du collectif » que Negri prétend mettre au jour [90]. Pédagogique et interprétative, elle vise surtout à montrer comment Spinoza devient Spinoza [91]. Pré généalogie à la rigueur, ou généalogie négative [92] puisque, de crise en crise, elle s’attache au devenir spinoziste, cette lecture, parce qu’elle connaît la fin de l’histoire, peut bien épouser patiemment les errements et les aléas qu’implique tout devenir ; avec ses « impasses » et ses « blocages », ses « approximations » et ses « faiblesses », ses « ambiguïtés » et ses « confusions », ses « incertitudes » et autres « erreurs », « énigmes » et « hypostases » [93]. Elle ne peut en aucune façon être confondue avec la généalogie du collectif et de la révolution, que, à la façon de Jean-Baptiste pour le Christ, elle se contente, au mieux, de préparer.
Dans l’analyse de Negri, la véritable généalogie spinoziste du collectif et de la révolution est ailleurs. Elle commence là où s’achève la quête de Spinoza, en 1664 ou 1665 pour être précis, au moment de la seconde guerre anglo-hollandaise, lorsque, égaré dans les contradictions et le labyrinthe panthéiste de la fin du livre II de l’Éthique, il opère une véritable coupure épistémologique [94]. C’est alors que Spinoza découvre enfin ce qu’il pressentait depuis le début et qu’il avait si longtemps cherché : l’importance du politique ; et plus précisément encore du « sujet » de l’action politique.
En effet, avec la rédaction du TP et sa traduction philosophique supposée des livres III et IV de l’Éthique, ce ne sont pas seulement la politique et sa phénoménologie pleine de fureur et de superstitions qui font irruption dans le système de Spinoza. La nouveauté essentielle, le « renversement ontologique » qui, pour Negri, fondent enfin la possibilité d’une véritable généalogie du collectif, c’est la mise au jour du « sujet » de cette action politique [95] ; c’est l’invention de l’« individualité humaine » comme condition première, comme fondement de la multitude et donc de la constitution de l’être [96]. Pour Negri, avec le TP et les livres III et IV de l’Éthique, Spinoza sort enfin (non sans rechutes) des brumes panthéistes, naturalistes, physiques et métaphysiques de ses tentatives antérieures. Il peut enfin « passer de la physique à la physiologie, et de celle-ci à la psychologie » ; il peut enfin « parcourir la généalogie de la conscience », passer « du "conatus" au sujet » [97]. Abandonnant les vastes horizons panthéistes et métaphysiques du monde et de la nature, « la potentia, figure générale de l’être », peut enfin se concentrer dans la cupiditas, cette forme humaine du conatus, et « investir » « le monde des passions et des relations historiques » ; en attendant que le TP parachève cette première généalogie et montre, par son inachèvement même, comment, à partir de cette « constitution de l’individu », de ces « individus formés », de ces « puissances individuelles » (« premier niveau de socialisation »), « souveraineté et pouvoir » sont enfin « aplatis sur la multitude et sur les processus de constitution de l’État à partir des individus » [98].
Paradoxe de l’interprétation politique de Spinoza. En croyant s’ouvrir sur l’infini de la multitude, elle est conduite à s’enfermer derrière l’étroite et incertaine clôture de l’individu [99]. L’infini collectif se transforme en indéfini [100]. Et le défini se limite à la pauvreté conceptuelle d’un sujet réduit au mot à mot des traités de morale du XVIIe siècle [101].

L’anarchie et l’individualité multiple

Si le paradoxe de la multitude du politique c’est d’être pensée à partir de l’individu, sur le registre quantitatif du même (communisme), on pourrait dire que le paradoxe de l’« individualité » du philosophe c’est d’être pensée à partir du multiple, sur le registre qualitatif du différent (anarchie).
Pour bien saisir le sens (physique et conceptuel) de ce double paradoxe, il faut franchir deux siècles, aller un instant en Ukraine, là où anarchie et communisme se sont directement affrontés. Dans le livre qu’il écrit, à chaud, en 1921, sur le mouvement libertaire makhnoviste, après quatre ans de luttes cruelles et multiformes dans les immenses plaines d’Ukraine, Archinoff conclut ainsi, solennellement, en contrepoint du vieux mot d’ordre de la Première Internationale :
« Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. » [102]
Par son étrangeté, cet appel exprime assez bien le mouvement d’une autre lecture de Spinoza, une lecture apparemment strictement philosophique et individuelle, qui semble vouloir se détourner de la politique proprement dite alors même qu’elle annonce un projet collectif d’une tout autre nature [103].
Fondement psychologique archaïque d’un avenir collectif hypothétique, l’individualité humaine du Spinoza politique est d’abord une fin, comme on vient de le voir, un but longtemps cherché, prometteur pour la suite, mais qui, une fois trouvé, efface les longues errances qui l’ont précédé. Philosophique et libertaire, l’autre interprétation est très exactement inverse. À une lecture politique qui part des vastes espaces de la pensée spinoziste, mais pour les transformer en simples horizons et aboutir à l’étroit jardin des passions humaines, elle oppose une lecture qui part de l’individualité humaine, de la simplicité et de la banalité apparentes de son fonctionnement psychologique, mais pour l’ouvrir sur l’immensité de la nature dont elle n’est qu’une partie, sur l’infini de ce qui est et de ce qu’elle peut [104]. Fortitudo (avec son double aspect d’Animositas et de Generositas), Titillatio, Presentia Animi, Humanitas, etc., la longue liste des définitions (plus de soixante-dix) dont se sert Spinoza pour saisir les nuances de l’expérience humaine peut bien être empruntée aux représentations les plus courantes du XVIIe siècle, aux traités de morale les plus éculés et à l’utilisation volontairement mécanique de la théorie des passions [105]. Comme les notions scolastiques ou tout simplement le latin très ordinaire qu’emploie Spinoza, elles servent à de tout autres fins, ouvrent à de tout autres réalités que ce que leur banalité psychologique peut laisser croire. C’est en ce sens (entre autres choses) que Spinoza peut être rapproché de Nietzsche :
« Le philosophe s’empare des vertus ascétiques - humilité, pauvreté, chasteté - pour les faire servir à des fins tout à fait particulières, inouïes, fort peu ascétiques en vérité. Il en fait l’expression de sa singularité. [...] Humilité, pauvreté, chasteté, c’est sa manière à lui (le philosophe) d’être un Grand Vivant, et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse, trop riche, trop sensuelle. » [106]
« Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs ! » Point d’arrivée dans l’interprétation marxiste, point de départ dans l’interprétation philosophique et libertaire, l’individualité humaine et ses passions n’occupent pas seulement une position opposée dans la façon de lire Spinoza [107]. À cette différence de place correspond d’autres oppositions qui portent en premier lieu sur la nature de cette individualité et sur l’orientation dans le temps du processus de transformation dans lequel elle est engagée.
L’orientation dans le temps tout d’abord. Si le Spinoza politique pro cède en deux temps nettement distincts, du panthéisme initial à l’individu, puis de l’individu à la multitude, ces deux mouvements opèrent dans une direction commune où le temps des choses vient coïncider avec le temps de la pensée, du passé vers l’avenir, du début à la fin, de l’origine naturaliste et métaphysique de l’être à sa constitution politique, « de la nature à la seconde nature », « de la physique à l’activité de l’homme », du fond infini des choses et des signes (cette « obscure complexion » de l’existence dont parle Negri) à l’étroit champ clos des désirs humains, au champ de bataille du politique, là où, cri du cœur, Negri rêve de voir un jour l’« infini » enfin « organisé » [108]
Le mouvement du Spinoza philosophe et libertaire est d’une nature radicalement différente. Étranger à une conception linéaire du temps où Macherey n’a aucun mal à reconnaître, malgré les dénégations de Negri, la vision profondément hégélienne du marxisme [109], il met en œuvre un temps tout autre, multiple et qualitatif, qui tient à la durée des choses, « à la réalité des choses qui durent » dont parle B. Rousset [110], et aux rapports de composition, de recomposition et de décomposition qui augmentent, diminuent ou détruisent la puissance d’agir de ces choses existantes [111]. S’il fallait à tout prix, pour pouvoir les comparer, convertir la durée du Spinoza libertaire sur le registre temporel du Spinoza politique, il faudrait parler d’aval et d’amont. Alors que le Spinoza politique procède d’amont en aval, du fond des choses aux individus, puis des individus à la multitude, on pourrait dire que l’autre Spinoza opère d’aval en amont, des individus tels qu’ils existent présentement vers ce qui les constitue comme individus, du champ clos des passions politiques vers le fond obscur et infini des réalités qu’elles masquent, du donné immédiat vers l’infini dont il est issu comme composition finie et donc comme expression singulière d’une altérité infinie.
Le Spinoza philosophe et libertaire, ne se réclame pas moins de la révolution que son frère ennemi politique, mais pour lui la révolution à venir n’est pas en aval, dans le vide et l’arbitraire d’une constitution politique dont la matérialité se réduirait aux seules passions de la nature humaine. Elle est en amont, dans l’infini des « possibles » dont les formes d’individuation présentes ne sont qu’une expression actuelle, celle dont on part [112]. Comme tend à le montrer B. Rousset et contrairement au vide et à la pauvreté matérielle de l’imagination du politique, ces possibles ou potentiels, en amont de l’individualité humaine, fondement de ce qu’elle peut, ne sont ni les produits irréels et erronés de l’imagination ni de simples virtualités (au sens scolastique du terme) [113]. « Possibles pratiques », « réellement possibles », ils sont « impliqués » dans l’« être infini » où se déploie l’expérimentation humaine [114]. Ils existent « par implication » dans une durée qui s’identifie au « mouvement » et à la « vie », ou, dans le vocabulaire de Deleuze, sur un « plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités » [115].
Que le possible spinoziste puisse être ainsi pensé en amont du moment actuel ou que l’avenir spinoziste puisse être pensé dans le passé, n’est absurde ou paradoxal que sur le registre du temps linéaire ou du temps dialectique (si étranger à Spinoza). Dans l’interprétation libertaire de la durée spinoziste, passé et avenir, amont et aval, se confondent dans un présent intempestif où tout est donné, où la durée dépend de la multiplicité des choses, virtuelles et formelles, où, contrairement à l’acception scolastique de ces termes, le virtuel n’est pas moins réel que le formel, la puissance moins réelle que l’acte [116]. C’est en ce sens que le « fond » spinoziste et les « profondeurs » libertaires dont parlent Archinoff et Proudhon, sont très précisément une surface, un déjà-là, un présent, patient et impatient, où tout est toujours là comme possible, un présent où « tout est possible ». C’est en ce sens également, en deçà ou parallèlement à la pensée libertaire proprement dite, que Spinoza peut être rapproché du très leibnizien G. Tarde pour qui il convenait de refuser de considérer les êtres ou les individus comme des « souches premières », comme des « données absolument premières », mais seulement comme des « émergences » présentement existantes d’une infinité d’autres émergences possibles, d’autres « possibles », en lutte les uns contre les autres pour exister [117]. C’est en ce sens enfin, au plus près de nous, que les conceptions de Spinoza peuvent être rapprochées de toute une dimension de la pensée de G. Simondon pour qui « l’individuation des êtres n’épuise pas complètement les potentiels d’individuation », pour qui « l’individu [...] existe comme supérieur à lui-même, car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que l’individuation n’a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée par des potentiels » ; une réalité que G. Simondon appelle « nature », c’est-à-dire la « réalité du possible, sous les espèces de cet apeirôn dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée » [118].
Nous ne savons même pas ce que peut un corps. Balibar a raison de souligner, contre Negri, en quoi l’individualité humaine spinoziste n’est en rien assimilable à un sujet, une conscience ou une personne. Il a raison d’expliquer que l’objet de l’Éthique n’est pas l’individu (au sens moderne du terme), mais « la forme de l’individualité » ; raison d’affirmer, après Proudhon, que « toute individualité humaine est prise [...] dans l’entre-deux des formes d’individualité inférieures qui se composent en elle, mais ne s’y dissolvent pas pour autant, et des formes d’individualité supérieures dans lesquelles elle peut entrer [...] » [119].
Mais Balibar a tort de réduire cet immense jeu de composition des individus possibles à l’étroit champ passionnel et affectif des relations inter humaines (théorie des passions), de lui confier, non sans une certaine approximation, le soin de constituer, de façon transversale, la subjectivité humaine et de penser ainsi assurer, mieux que Negri, la transition vers la multitude du politique [120].
Parce qu’elles sont prises non dans l’entre-deux mais dans l’entre-mille de tous les autres rapports et individus qui composent la nature, les passions humaines, pas plus que les individualités qu’elles affectent, ne sont « un empire dans un empire » [121]. Parce qu’ils sont pris entre des formes d’individualités inférieures qui se composent en eux et des formes d’individualités supérieures dans lesquelles ils peuvent entrer, les différents individus humains ne sont eux-mêmes qu’une modalité des formes infinies d’individus qui, à des degrés divers et par emboîtements successifs, composent le monde existant [122].
« Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez pas d’avance ce que peut un corps ou une âme, dans telle rencontre, dans tel agencement, dans telle combinaison. » [123]

***

Dans la préface qu’il a donnée à la traduction française du livre de Negri, Deleuze résume ainsi sa propre manière de lire et de comprendre Spinoza et, d’une certaine façon, compte tenu des circonstances, sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :
« Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils ne se définissent pas seulement par leurs rencontres et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports entre une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent déjà comme une "multitude". Il y a donc des processus de composition et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs corps formeront un tout, c’est-à-dire un troisième corps, s’ils composent leurs rapports respectifs dans des circonstances concrètes. Et c’est le plus haut exercice de l’imagination, le point où elle inspire l’entendement, de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant des rapports composables. » [124]
C’est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait et pourtant si proudhonien par sa forme et son contenu, que la rencontre entre une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la pensée anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement ; de trois grandes façons :
1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute les guillemets qu’emploie Deleuze servent-ils à marquer une certaine distance, à signifier qu’il s’agit d’une notion propre à l’auteur qu’il préface et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza [125]. Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant le mot multitude et en le réintroduisant au cœur de la philosophie de Spinoza, Deleuze transforme complètement sa signification politique initiale. Si, pour Proudhon, l’individu est un groupe, un composé de forces ou de puissances qui ne diffère que de degré de tous les autres composés (minéraux, végétaux et animaux) [126], le Spinoza de Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et contre Negri, la multitude cesse d’être l’horizon hypothétique et insaisissable d’une révolution à venir ; elle est déjà-là, à portée de la main, en nous et autour de nous. La multitude n’est plus la synthèse finale et unifiante de toutes les individualités humaines conduites par une seule âme, du côté de l’infiniment grand (la « constitution de l’être ») ; elle se démultiplie en une infinité de multitudes, à l’intérieur d’une infinité de corps et d’âmes, du côté d’une infinité d’infiniment petits [127]. Mieux encore, parce qu’elle est intérieure à chaque corps et à chaque âme, donc à tous les corps et à toutes les âmes, la multitude cesse d’être attachée aux seules réalités humaines, à l’individualité humaine et à l’étroitesse de ses passions. De l’intérieur de toute chose, elle embrasse la totalité des corps et des âmes, la totalité des individualités qu’elles soient humaines ou non humaines.
2) La force en second lieu. « Les corps (et les âmes) sont des forces », nous dit Deleuze et c’est « en tant que tels » 1) que par des rapports entre une infinité de parties ils se définissent comme multitude ; 2) qu’ils sont pris (âmes et corps) dans des « processus de composition et de décomposition [...] suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent ». En quelques mots, cette force que Proudhon exigeait de Spinoza, qu’il identifiait lui-même à la résultante de tout composé, et qui, chez Negri, s’était transformée en entité abstraite et générale (la « puissance de l’être »), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de Spinoza, dans chaque corps (et dans chaque âme) et dans son acception la plus matérielle qui soit (physique, chimique, biologique).
Grâce à la force et à la multitude, ce que l’interprétation politique de Spinoza s’était efforcée de séparer, la nature et la seconde nature (Negri), l’humain et le non-humain (Matheron) [128], le Spinoza de Deleuze les réunit de nouveau :
« Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d’une infinité de façons. » [129]
Comme le dit encore Deleuze, le « plan de la nature » « ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles » [130]. Plan d’immanence et unité de composition [131], ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois, « combinaison universelle [...] d’une infinité d’actions et de réactions particulières que toutes ces choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres » [132], les processus de composition et de décomposition des corps et des âmes obéissent tous, humains ou non-humains, à un modèle physico-chimique [133]. Même les notions communes qui, à partir des plus universelles, commandent l’architecture et le développement rationnels et géométriques de l’Éthique, sont aussi, dans leur construction, non seulement une « mathématique du réel ou du concret », mais surtout « des Idées physico-chimiques, ou biologiques, plutôt que géométriques » [134]. Et l’éthique elle-même, cette spécificité de la puissance humaine, est également, dans ce qui la fonde comme dans sa mise en œuvre, une « épreuve » d’ordre physico-chimique [135].
3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l’amont des possibles, les différentes formes d’individualités que peut revêtir l’existence humaine peuvent bien embrasser la totalité infinie des déterminations matérielles, être de part en part matérielles. Contrairement aux apparences et aux a priori idéalistes d’une pensée dualiste, elles ne sont en rien réduites aux forces naturelles, au non-humain (voire à l’inhumain). Bien au contraire ; c’est grâce à ce retour entêté sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l’infini matériel des possibles, que l’homme peut prétendre accéder à un monde de liberté, à un monde humain, un monde à soi, un monde où, cessant d’être séparé de sa force, il devient enfin maître de sa puissance d’agir. Comme l’écrit Deleuze :
« Ce qui définit la liberté, c’est un "intérieur" et un "soi" de la nécessité [...]. L’homme, le plus puissant des modes finis, est libre quand il entre en possession de sa puissance d’agir [...]. » [136]
Puissance, liberté, puissance d’agir, intérieur, « soi », même si les références théoriques sont différentes, nous retrouvons ainsi le vocabulaire et les perspectives de Proudhon :
« Si l’homme pense par lui-même, s’il produit ses idées comme son droit, il est libre. » [137]
Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze, le Spinoza de la connaissance par notions communes [138]. Et la question qu’implique ce but commun est également la même : comment penser par soi-même ? Comment produire ses idées et son droit ? [139] Pour le Spinoza de Deleuze il y faut les signes et l’expérience : les signes ou les idées comme « sombres précurseurs » des notions communes [140] ; l’expérience ou l’expérimentation comme préalable à toute pensée, à toute réappropriation de la puissance et donc à toute liberté [141]. Pour Proudhon il y faut les signes et l’action : les signes ou les idées comme a priori certes mensonger et source d’esclavage mais dont on peut retrouver les origines et qui, rapportés à ce qui les produit (les actes, les faits, la pensée instinctive), peuvent permettre à l’homme de se libérer et de penser par lui-même [142] ; l’action comme condition des signes et de la pensée, comme fondement de la puissance et de la liberté [143]. Dans les deux cas la démarche est la même : partir des signes comme condition immédiate et à venir d’une pensée libre et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais pour remonter aussitôt à la source de toute pensée et de toute liberté : l’expérimentation pour Spinoza, l’action pour Proudhon et, après lui, pour les principaux courants du mouvement libertaire.
Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend à lier cette action au seul travail, « un et identique dans son plan (et) infini dans ses applications, comme la création elle-même » [144], alors que pour le Spinoza de Deleuze le « plan » de l’expérience humaine, « plan d’immanence ou de consistance, toujours variable », c’est la « Nature » tout entière. Mais, dans les deux approches, aussi différentes qu’elles puissent être par ailleurs, il s’agit bien : 1) de situer cette expérience ou cette action humaine sur un plan de composition infini, à travers des rapports que Spinoza appelle notions communes (pensées sur un modèle physico-chimique et biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments du travail (plutôt pensés sur un modèle physico-mathématique) [145] ; 2) de rapporter ces expériences ou ces actions de composition aux formes d’intériorité toujours plus complexes et étendues que constituent les composés humains ; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection des « corps qui conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la joie, c’est-à-dire augmentent notre puissance » [146] ; par intériorisation des rapports de travail chez Proudhon, une intériorisation immémoriale (à l’origine de l’humanité comme de chaque individu) mais sans cesse répétée et élargie au plan de composition infinie de l’industrie humaine [147].
Corps et âme parmi d’autres corps et d’autres âmes, mais « le plus puissant des modes finis », et « libre quand il entre en possession de sa puissance d’agir », l’homme a ainsi le pouvoir d’expérimenter, d’apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais pour sa puissance d’agir, pour sa liberté [148]. Et c’est à travers cette expérimentation des rapports qui lui conviennent, à l’intérieur et à l’extérieur de ce qui le constitue, des refus et des accords, des oui et des non, des associations toujours révocables, qu’il peut étendre ces rapports à des formes d’associations toujours plus larges, disposer d’une puissance toujours plus « intense », là où il ne s’agit plus d’utilisations ou de captures, mais de sociabilités et de communautés [149].
Contrairement à la cité politique dont rêve Negri, l’émancipation philosophique et libertaire que l’on peut lire chez Spinoza cesse alors d’être fondée sur la crainte ou l’angoisse, la récompense et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle cesse de s’en remettre à l’État et de lui confier le soin de tenir lieu de raison à ceux qui n’en ont pas, au plus grand nombre, aux esclaves [150]. Renonçant à toute coercition extérieure, même lorsque celle-ci se dit éclairée, l’émancipation peut naître « des rapports qui se composent directement et naturellement », « des puissances ou des droits qui s’additionnent naturellement » [151]. Elle peut prétendre naître directement des individus et des collectivités (qui sont elles-mêmes des individus), de leur capacité à transformer, composer et recomposer à l’infini le « plan d’immanence ou de consistance toujours variable » de ce qui est [152].

[1Habermas étant sans doute l’exemple le plus spectaculaire de ce retour à Kant.

[2Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à penser" pour l’anarchisme ", dans le Monde libertaire, n° 915, 1993 et, du côté spinoziste, A. Negri, l’Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS), PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333. Mais aussi les matérialistes français, en particulier Diderot.

[3Mais aussi les matérialistes français, en particulier Diderot.

[4« En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant il obéit à lui-même. » Œuvres complètes, Champ libre, VIII, p. 201.

[5Ibid., p. 192.

[6Ibid., I, p. 137.

[7Ibid., VIII, p. 91

[8Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza peut faire l’objet, " l’une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses, l’autre verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza philosophie pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79, et Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil, 1991, pp. 208 et sq

[9G. Deleuze, SPP, p. 78

[10"Je suis un amant fanatique de la liberté [...] j’entends la seule liberté qui soit digne de ce nom, [...] la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y a pa de restrictions, puisque ces lois [...] nous sont immanentes, inhérentes, constituent la base même de tout notre être, tant matériel qu’intellectuel et moral." (Op. cit., VIII, pp. 291-292)

[11De la Justice, Rivière, t. II, p. 184

[12Ibid., t. III, p. 220.

[13Ibid., t. II, pp.182 et 180.

[14t.III, p. 22.

[15Ibid., Proudhon reprend ici presque mot pour mot le Traité théologico-politique (TTP), ch. XX.

[16Ibid. pp. 183-184. (Proudhon fait allusion à TTP XVI). Proudhon ignore le Traité de l’autorité politique (TP), que Saisset n’avait pas encore traduit.

[17Ibid., t. III, p. 173.

[18Ibid., pp. 185 et 175.

[19Ibid., p. 177.

[20Ibid., pp. 177-178.

[21Ibid., p. 178.

[22Ibid., p. 376

[23Ibid., p. 371

[24Ibid., pp. 371 et 375.

[25Ibid., p. 373.

[26Ibid., p. 376.

[27Ibid., p. 372.

[28La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf. ibid., p. 374.

[29Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste de Spinoza, cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10 et P.-F. Moreau, Spinoza et l’expérience, PUF, 1994, pp. 227 et sq.

[30De la Justice, III, p. 373.

[31Ibid., p. 375.

[32Ibid.

[33Sur cette critique de l’idéalisme de Proudhon, cf. Oeuvres complètes, IV pp. 317 et 437. Sur cette affirmation a priori de la conscience humaine chez Proudhon, cf. De la Justice, t. III, pp. 339-340. Sur la fascination de Proudhon pour cette dimension "absolutiste" de la conscience humaine, alors même qu’il s’en fait pourtant le critique impitoyable, ibid., p. 173.

[34Ibid., p. 376.

[35Sur ce point, cf. J. Préposiet, Spinoza et la liberté des hommes, Gallimard, 1967, p. 297.

[36"Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est la condition préalable et productrice de la connaissance ; elle n’en est pas l’effet [...], elle est la condition de l’exequatur donné à l’idée, qui par elle-même est inerte, indifférente à sa propre réalisation", Justice, t. III, p. 375.

[37Ibid.

[38" L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ", ibid., p. 409.

[39" L’homme [...] est un composé de puissances ", la Guerre et la Paix, Rivière, p. 128.

[40" L’homme vivant est un groupe ", Philosophie du progrès, Rivière, p. 128

[41Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.

[42Ibid., pp. 408-410.

[43Ibid., p. 409.

[44Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer ; sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. "

[45Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective " ou encore cette " phénoménalité du moi ", ibid., pp. 335, 337, 347. Sur un " libre arbitre " non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus loin.

[46Ibid., p. 256 : "[...] vous ne sentez votre moi que par le jeu des puissances qui vous constituent" ; pp. 172-173 : "Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne ? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : Moi ?", etc. ; et p. 407 : "L’homme, parce qu’il n’est pas une spontanéité simple, mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances de la nature, jouit du libre arbitre."

[47Sur l’ "absolu", "comme principe d’illusion et de charlatanisme", cf. ibid., p. 185 et, surtout, p. 409 où Proudhon montre bien l’opposition entre l’immanence et les illusions de la transcendance, entre sa propre conception du "libre arbitre" et la liberté abstraite et illusoire des sectaires de l’absolu. Après avoir montré comment la "force de collectivité" trouvait une "puissance supérieure" dans la société, là où l’on peut parler de "liberté de l’être social", Proudhon poursuit : "C’est cette force de collectivité que l’homme désigne quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique, quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le Dieu, puisque l’absolu divin, un, c’est-à-dire simple, identique, immuable, enveloppe le monde qu’il produit, et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que l’homme multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre."

[48Ibid., pp. 425 et 407 : "Il ne s’agit plus que de savoir comment [...] l’homme s’affranchit, non seulement de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature, pour s’affirmer décidément comme absolu."

[49Ibid., p. 409.

[50Philosophie du progrès, op. cit., p. 64.

[51Justice, t. III, p. 403.

[52Ibid., p. 433 et p. 409 : " C’est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l’être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l’être social. "

[53Ibid., p. 175.

[54Ibid., p. 409.

[55"La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce qu’on en cherchait la clef dans les mots au lieu de la chercher dans les choses.", Ibid., p. 433.

[56É. Reclus, L’Homme et la Terre, t. I, Paris 1905, pp. I, II, IV. Sur É. Reclus, cf. J. Clark, la Pensée sociale d’Elisée Reclus, géographe anarchiste, ACL, 1996.

[57E. Balibar, La Crainte des masses, politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, 1977.

[58A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Éditions de Minuit, 1969, p. 288.

[59A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.

[60AS, pp. 101-102 et 320

[61Ibid., et SS, p. 49.

[62AS, p. 49.

[63Ibid., p. 195 et SS, p. 28.

[64Ibid., p. 22.

[65Sur ce point, AS, pp. 225-226.

[66Ibid., p. 102.

[67Ibid., p. 227.

[68Ibid., pp. 176 et 158.

[69Ibid., p. 209 ; SS. p. 16 ; AS p. 333 ; SS. p. 16 ; AS pp. 107 et 211 ; SS. p. 49 ; AS, p. 209.

[70Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie et éternité " [DE) dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.

[71Nous éprouvons ici la seconde raison de l’actualité de Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme présence de la nécessité. Mais c’est justement cette présence qui est contradictoire. Elle nous restitue immédiatement la nécessité comme contingence, la nécessité absolue comme contingence absolue. " SS, p. 12.

[72Au sens où " aucun " " devenir " ne peut y prétendre, comme le montre la suite de la citation.

[73SS, p. 9.

[74Ibid., p. 10.

[75SS, p. 14 ; AS p. 155 et passim.

[76SS p. 47

[77Ibid., p. 46.

[78Ibid., p. 51.

[79L’indignation et le conatus de l’État spinoziste, dans (sous la direction de M. Revault d’Allonnes et de H. Rizk) Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.

[80Ibid., pp. 163-164.

[81Ibid., p. 159.

[82Ibid., p. 164.

[83Pour une tentative d’explication, cf. l’hypothèse du " double langage " développée par Y. Yovel, op. cit., pp. 170 et sq.

[84SPP, pp. 146 et 10.

[85Ibid., pp. 10-11. Pour une approche plus développée de qui sépare et rapproche "cité" et "philosophe", cf. Spinoza et le problème de l’expression, Editions de Minuit, 1968 (SPE), pp. 244 etsuiv.

[86Sur cette interprétation traditionnelle, cf. Y. Yovel, op. cit., pp. 172-173.

[87Voir plus haut, première partie.

[88Comme l’écrit Negri : " La philosophie de Spinoza est une philosophie sans temps : son temps, c’est le futur ! " AS, p. 64.

[89AS, pp. 33, 64, 234, 239.

[90Dans sa préface, Negri qualifie cette " lecture de Spinoza " de " lecture du passé ", ibid., pp. 32-34.

[91Sur les ambiguïtés de cette première généalogie, cf. P. Macherey, Avec Spinoza, études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, PUF, 1992, pp. 246 et sq.

[92Au sens où l’on peut parler de théologie négative.

[93Voir plus haut et (pour les énigmes et les hypostases) AS, pp. 118, 119, 145, 149.

[94Negri n’emploie pas le mot, mais l’essentiel de son analyse est construite à partir 1) des notions de " césure " (AS, pp. 155, 159, 171, 175 ; SS, p. 14), de " rupture " (pp. 236, 252), de " renversement " (pp. 170, 176, 212, 234), de " discontinuité " (p. 244), de " renversement ontologique " (p.154), etc. 2) de l’opposition, entre le " premier " et le " second " Spinoza (pp. 39, 60, 67, 320), la " première " et la " seconde fondation " (pp. 99, 213, 214, 264, 266, 291), la " première " et la " seconde couche " (de l’Éthique) (pp. 103, 131, 139, 153, 162, 176, 198, 212, 213), la " première " et la " seconde rédaction " (toujours de l’Éthique) (pp. 90, 212, 265, 294) et, surtout, la " première " et la " seconde nature " (pp. 170, 187, 213, 321, 325, 339).

[95" Le schéma général du projet étant ainsi posé, Spinoza en vient à traiter spécifiquement de la généalogie de la conscience, du passage du "conatus" au sujet, en termes analytiques. " AS, p. 239.

[96Ibid., pp. 187, 192 et 254 et sq. Pour plus de commodités nous continuons de suivre ici Negri, mais cette analyse pourrait aussi bien, sans grandes modifications, être appliquée à l’ouvrage majeur de A. Matheron (Individu et communauté) où, plus restrictif encore, celui-ci explique comment c’est seulement avec la proposition 29 du livre III que Spinoza se décide enfin à " trancher le nœud gordien " en posant " sans le démontrer " qu’il s’agit maintenant de la seule " nature humaine ". " Par la suite, c’est seulement des hommes qu’il parlera. ", op. cit., p. 155.

[97SS, p. 23 ; AS, pp. 234 et 239. Un schéma que, sous une forme différente, on retrouve chez Matheron qui, dans la préface qu’il a donnée au livre de Negri, explique " comment, chez cet être naturel très composé qu’est l’homme, se constitue progressivement la subjectivité ; comment le conatus humain, devenu désir, déploie autour de lui [...] un monde humain qui est véritablement une "seconde nature" ", ibid., p. 21

[98SS, p. 23 ; SA, p. 244 ; SS, p. 25 ; SA, p. 243 ; SS, p. 29. Sur la réduction des essences individuelles humaines, toujours singulières, par définition (éth., II, déf. II ; éth., II, prop. 13, lem. 3 ; éth., III, prop. 57), à une " nature " " spécifiquement humaine " qui coupe radicalement l’homme de ce " qui n’est pas spécifiquement humain ", cf. A. Matheron, op. cit., pp. 146 et sq. Sur la difficulté que rencontre Matheron à penser cette notion de " nature humaine ", déterminante pour la suite de son analyse (comme pour Negri), et qu’il définit comme " quelque chose d’intermédiaire ", cf. ibid., p. 38.

[99Une conséquence que Negri observe lui-même lorsqu’il remarque comment la difficulté à donner une " unité intérieure " à l’individu (lorsqu’on passe du conatus à la cupiditas) rend difficile toute définition de la multitudo comme sujet politique, " de sorte qu’il semble que la multitudo puisse être un sujet politique seulement comme idée de raison ou comme produit de l’imagination ", SS, p. 59.

[100Un double indéfini en l’occurrence, comme le remarque Negri, puisque la " multitude " est à la fois " insaisissable " dans son " concept " et dans sa " matérialité ", SS, p. 55.

[101Sur le resserrement des vastes perspectives politiques et révolutionnaires censées être ouvertes par Spinoza, autour de quelques traits psychologiques transformés en concepts majeurs (animositas, pietas, prudentia...), cf. SS, et plus particulièrement p. 60 où l’impuissance à donner un contenu conceptuel et matériel à la " multitude " et la contradiction entre " l’absoluité de la prétention démocratique " et la " liberté " finissent par se résoudre dans la banale notion de " tolérance ". D’une certaine façon, la démarche de Negri est comparable (à l’exception des effets) à celle de Lénine, parti des vastes considérations sur le développement du capitalisme, et qui, dans son testament politique, finit par confier l’avenir de la révolution aux traits psychologiques de Staline, Trotsky et Boukharine.

[102Archinoff, Le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.

[103L’appel d’Archinoff s’inscrit dans une perception libertaire que Proudhon, soixante-dix ans avant la révolution russe, formule en ces termes : " Toute théodicée, je l’ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée a priori dans le fait même de notre existence [...]. ", Justice, t. III, p. 347.

[104éth, III, préface ; éth., IV, prop. 4 ; éth., IV, chap. XXXII ; et éth., III, prop. 2, scol. : " Personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps. " " On ne sait pas quel est le pouvoir du Corps.

[105Sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza l’expérience et l’éternité, PUF, 1994, pp. 379 et sq ; A. Matheron, op. cit., pp. 83-85 ; E. Balibar, op. cit., pp. 87 et sq ; et A. Negri lui-même lorsque, un peu découragé, il observe, à propos du livre IV, comment " le poids des recueils de morale du XVIIe siècle se fait ici sentir ". SA, p. 262.

[106G. Deleuze, SPP, pp. 10-11.

[107Sans entrer dans une analyse détaillée, indiquons seulement qu’à la lecture quasi chronologique de Negri, transformant, comme on l’a vu, la pensée de Spinoza en une sorte de longue gestation de l’être, s’oppose, doublement, la lecture de Deleuze qui, tout en tenant compte des ruptures et des événements dans la vie et la pensée de Spinoza, montre comment l’Éthique doit d’abord être lue de façon verticale (sous forme de plateaux, les propositions, les scolies, le livre V " coextensif " à tous les autres) et, surtout, comment l’importance des notions communes commande une lecture à rebours de l’Éthique, à partir d’une " expérimentation " immédiate, un " art " d’" organiser les bonnes rencontres " (Cf. SPP, chap V ; SPE, chap XVII et " Spinoza et les trois "éthiques" ", dans Critique et Clinique (CC), Éditions de Minuit, 1993). Dans l’analyse de Negri, les " notions communes " ne jouent qu’un rôle extrêmement marginal, simple " possibilité logique ", instrument de " communication logique ", " solution purement formelle ". AS, pp. 183-184 et 258.

[108AS, pp. 339, 156 et 335 : " Émancipation veut donc dire organisation de l’infini [...]. La désutopie est la forme spécifique de l’organisation de l’infini.

[109Op. cit., p. 246.

[110B. Rousset, " Le réalisme spinoziste de la durée ", dans L’Espace et le Temps, Vrin, 1991, pp. 176 et sq. ; et, du même, " Les implications de l’identité spinoziste ", dans pinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.

[111" Spinoza définit par la durée les variations continues de l’existence. " " La durée se dit donc, non pas des rapports eux-mêmes, mais de l’appartenance de parties actuelles sous tel ou tel rapport. " G. Deleuze, SPP, pp. 57 et 110. La durée spinoziste est multiple car elle s’attache aux variations de la puissance d’agir et de pâtir propre à chaque corps existant qui est toujours lui-même l’" expression " d’une " essence singulière ". Cf. G. Deleuze, SPE, p. 209.

[112Sur la notion de " possible " chez Spinoza, cf. B. Rousset, " Les implications... ", op. cit., pp. 12 et sq.

[113Sur la critique spinoziste du " possible " de la scolastique, cf. G. Deleuze, SPP, p. 89 et SPE, p. 194.

[114SPP., pp. 19 et 14.

[115B. Rousset, " Le réalisme... ", p. 177 et G. Deleuze, SPP, p. 171.

[116B. Rousset, " Les implications... ", p. 14 : " être réellement possible, c’est être, non pas presque réel, mais être effectivement réel : être en puissance, c’est être en acte.

[117Sur ce point, cf. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, Vrin, 1970, p. 154 ; et, sur sa rencontre avec une lecture " libertaire " de Spinoza, G. Deleuze, SPP, pp. 124 et 110.

[118G. Simondon, l’Individuation psychique et collective, Aubier, 1989, pp. 215, 194 et 196.

[119Op. cit., pp. 87 et sq ; et G. Deleuze, SPP, p. 166 : " Chaque lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne sont pas pour Spinoza des substances ni des sujets mais des modes. "

[120Balibar a l’art de résoudre les difficultés en affirmant sereinement, y compris dans le même concept et à la façon de son maître Lénine, deux choses contradictoires. Il parle, par exemple, sans sourciller, d’" obéissance-non obéissance " ou d’" état-non état ", ibid., p. 63 ; il est vrai qu’en son temps une célèbre revue anarchiste, Noir et Rouge, avait fini, de façon très proche mais avec l’excuse d’un authentique désespoir théorique, par parler de " groupe-non groupe ". Dans ce qui nous occupe ici, Balibar se contente d’observer comment " en réalité, sans que disparaisse l’idée d’individualité (c’est-à-dire de stabilité d’un composé), sans laquelle il n’y aurait pas de désir ni de force (conatus), c’est le processus même, le réseau affectif traversant chaque individu [...] qui devient bientôt le véritable objet (ou le véritable sujet) ", p. 89. L’incapacité de Balibar à faire disparaître l’" individualité " (mais sans expliquer pourquoi) suffit à montrer en quoi l’étroit champ clos du réseau affectif est incapable de rendre compte de la réalité (" en réalité ") et de la façon dont l’existence humaine se situe dans cette réalité et peut la transformer.

[121Cf. éth. III, préface ; et éth., IV, prop. 4. " Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et qu’il ne puisse pas subir d’autres changements que ceux qui dépendent de sa seule nature et dont il est la cause adéquate. "

[122éth., II, prop. 13, scol. Sur l’idée d’emboîtement, cf. G. Deleuze, SPP, p. 47.

[123G. Deleuze, SPP, p. 168. Sur les implications concrètes d’une telle conception des choses, cf. le slogan de mai 68, " La police avec nous ! " ou l’expérience, que chacun a pu faire, de ce que " devient " un anarchiste lorsqu’on lui donne ou qu’il accepte un brassard de membre d’un service d’ordre quelconque (sans parler d’une kalachnikov).

[124AS, p. 11.

[125Comme le remarque Balibar, la notion de multitude est totalement absente de l’Éthique, présente dans le TTP mais le plus souvent de façon péjorative ; et c’est seulement avec le TP qu’elle acquiert une signification politique nettement affirmée, op. cit., pp. 67 et sq.

[126Voir plus haut.

[127Sur le caractère quantitatif (et non numérique) de la composition d’un mode, sur l’idée d’une infinité d’ensembles infinis et, pis (Deleuze, après Spinoza, étant toujours prêt à aggraver son cas sur le champ de tir des mathématiques appliqués), l’idée d’" infinités plus ou moins grandes " (selon la puissance des modes), cf. SPE, pp. 183 et sq. La remarque de Deleuze peut laisser penser que la " multitude " ne caractérise que le " corps " et non l’âme que Deleuze n’introduit (par deux fois) qu’entre parenthèses. Mais, pour Deleuze, même la multiplicité ou la multitude des " corps simples ", extérieurs les uns aux autres, a son répondant dans l’âme, dans la mesure où l’" extension " n’est pas un privilège de l’étendue et que la pensée a elle-même " des parties modales extensives, des idées qui correspondent aux corps les plus simples ", SPE, p. 174 ; sur ce point, cf. également R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz, l’idée d’animisme universel, Vrin, 1992, pp. 67 et sq. Ce problème du rapport entre le corps et l’âme (problématique du XVIIe siècle) me permet d’indiquer que c’est très volontairement que je m’expose dans l’ensemble de ce texte au reproche de " naturaliser " Spinoza et donc de naturaliser la lecture libertaire de ce philosophe. Sans doute le matérialisme radical de l’anarchisme (en particulier chez Bakounine) m’y autorise-t-il, et le contexte actuel rend-il nécessaire cette insistance. Mais, sans le montrer ici, je voudrais indiquer que cette " naturalisation " (peut-être outrancière et inquiétante pour certains), contrairement aux apparences, laisse toute sa place à la " conscience ", à la " pensée " et bien sûr à la " raison ".

[128Op. cit., p. 147 : " Il y a donc des communautés biologiques élémentaires qui, parce qu’elles se fondent sur ce qui, en l’homme, n’est pas spécifiquement humain, peuvent englober aussi des animaux et des choses : communauté, par exemple, entre le paysan, sa famille, ses bêtes, son champ et ses idoles. Mais ce n’est pas d’elles que pourra jamais naître la sociabilité authentique, qui a une tout autre origine. "

[129SPP, p. 164.

[130Ibid., pp. 167.

[131Ibid., et p. 155.

[132Oeuvres C., VIII, p. 201.

[133SPP, p. 58. Sur cette idée non métaphorique de " modèle ", pensée au plus près du mode ou de la modalité, cf. SPE, p. 236

[134SPP., pp. 129 et 156

[135Ibid., p. 58.

[136Ibid., p. 114.

[137De la Justice, t. III, p. 71.

[138Sur ce point, cf. CC, pp. 180 et sq.

[139Sur le lien, chez Spinoza, entre " droit ", " éthique " et le modèle physique et " biologique " qui sert à les penser, cf. SPE, p. 236.

[140Au plus profond du mélange obscur des corps ", là où se poursuit " le combat entre les servitudes et les libérations ", CC, p. 182.

[141Cf. SPP, pp. 169 et 161 : " Les notions communes sont un Art, l’art de l’Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer des rapports vécus, former les puissances, expérimenter. "

[142De la Justice, tome III, pp. 69, 71-73.

[143" Que pouvons-nous attendre de l’homme [...] ? - Une seule chose, des actes " " La réflexion, et par conséquent l’idée, naît en l’homme de l’action, non l’action de la réflexion ", ibid., pp. 72 et 71.

[144Ibid., p. 89.

[145Ibid., pp. 79, 73. De la Justice est construite autour de la notion d’" équilibre " et, de ce point de vue, les " rapports " et " convenances " propres au travail et à l’industrie sont pensés en termes d’" équation ", d’" égalité ", d’" accord ", etc. Mais la notion proudhonienne de " composition ", si importante par ailleurs pour penser les différentes formes d’individualités, relève, comme chez le Spinoza de Deleuze, d’un modèle " chimique " qui permet d’ailleurs à Proudhon, entre autres modèles de pensée, de sortir du seul " plan " du travail, comme l’indique le paragraphe de De la création de l’ordre consacré à la notion de " composition " : " Ainsi le travail, manifestation de l’intelligence et de l’activité humaine, suit les lois de la nature et de la pensée ; il ne se divise pas, si j’ose employer ce langage chimique, en ses parcelles intégrantes, il se dédouble en ses espèces constituantes. " De la création de l’ordre, Rivière, p. 329.

[146CC, p. 179.

[147Cf. Justice, t. II, pp. 15, 79 et 127.

[148SPP, p. 144.

[149Ibid., p. 169.

[150SPE, pp. 245-247.

[151Ibid., p. 244.

[152SPP, p. 171.