Lettre 18 - G. de Blyenbergh à Spinoza (12 décembre 1664)
à Monsieur B. de Spinoza,
Guillaume de Blyenbergh.
Monsieur et ami inconnu,
J’ai lu attentivement plusieurs fois déjà votre Traité récemment publié avec son appendice. Dire quelle extrême solidité j’y ai trouvée et quel plaisir j’y ai pris, c’est à un autre plutôt qu’à vous que je croirais convenable de le faire ; du moins ne puis-je passer sous silence que, plus souvent mon attention se porte sur ce livre, plus il me plaît et que je ne cesse d’y découvrir quelque chose que je n’avais pas encore observé. Je ne veux pas toutefois avoir l’air d’un flatteur dans cette lettre ni trop admirer l’Auteur : je sais que des dieux tout s’obtient au prix d’un labeur. Vous vous demandez qui je suis et vous êtes surpris qu’un inconnu prenne la liberté de vous écrire, je vous dirai donc que je suis un homme qui, par amour de la vérité pure, s’efforce vers la science, dans cette vie brève et fragile, autant que la nature de l’esprit humain le permet. Il ne se propose, en recherchant la vérité, d’autre but que la vérité elle-même. Il veut, par la science, parvenir non aux honneurs et aux richesses, mais à la possession seule de la vérité qui en est en quelque sorte l’effet. Il ne trouve à aucune vérité, à aucune science un attrait comparable à celui de la métaphysique, au moins d’une de ses parties. Il met en elle tout le charme de sa vie et lui affecte ses heures de loisir. Nul, j’en suis convaincu, ne s’y est adonné avec autant de bonheur que vous et un zèle égal au vôtre, nul en conséquence n’est parvenu à ce degré de perfection que votre ouvrage me montre que vous avez atteint.
Sans tant de mots, l’homme que je suis, il vous sera loisible de le mieux connaître pour peu que vous consentiez à vous l’attacher de façon à ouvrir, à percer, si je puis dire, ses pensées.
Mais je reviens à votre Traité. Si j’y ai trouvé maintes choses délectables, il s’en est présenté quelques-unes aussi d’une digestion difficile et au sujet desquelles il y aurait quelque impertinence à un inconnu tel que moi à vous proposer des objections, d’autant plus que je ne sais si cela vous serait agréable. C’est pourquoi je commence par vous demander si je puis, en cas que, dans les soirées d’hiver, j’aie du temps de reste et que vous consentiez à répondre, vous soumettre quelques difficultés que je trouve encore dans votre livre. Sous cette condition toutefois que je ne vous empêche en rien de vous appliquer à une besogne plus nécessaire ou plus agréable, car, s’il y a une chose qui soit plus qu’aucune autre l’objet de mon désir, c’est que, suivant la promesse faite dans votre livre, vous donniez de vos opinions une exposition plus complète. J’aurais voulu vous dire cela de vive voix au lieu de vous l’écrire, mais j’ignore le lieu où vous demeurez et la maladie d’une part, mes occupations de l’autre, m’obligent à renvoyer cette visite à plus tard.
Pour que cette lettre cependant ne soit pas tout à fait vide et dans l’espoir que cette observation unique ne vous sera pas désagréable, je vous dirai que dans les Principes comme dans les Pensées métaphysiques, vous posez, soit en votre propre nom, soit au nom de Descartes dont vous exposez la doctrine, que c’est tout un de conserver et de créer (chose parfaitement claire de soi pour quiconque y réfléchit et qu’on peut tenir pour une notion première) et que Dieu n’a pas seulement créé les substances mais aussi le mouvement dans les substances, c’est-à-dire que Dieu ne maintient pas seulement par la création continue les substances dans leur état, mais aussi leur mouvement et leur tendance. Dieu n’est pas cause seulement en ce sens que l’âme prolonge son existence et persévère dans son état par une volonté et une opération immédiate de Dieu (peu importe le nom que vous choisissez) ; il l’est aussi en ce sens qu’il détermine les mouvements de l’âme. C’est-à-dire qu’à la cause qui fait que les choses prolongent leur existence, à savoir la création de Dieu, il faut aussi rapporter les tendances et les mouvements des choses puisque, en dehors de Dieu, il n’y a point de cause du mouvement. De là suit que Dieu n’est pas seulement cause de la substance de l’âme mais aussi, comme vous le posez en divers passages, de chaque tendance et de chaque mouvement de l’âme auquel nous donnons le nom de volonté. Et de cette proposition découle nécessairement ou bien qu’il ne peut y avoir rien de mauvais dans le mouvement ou la volonté de l’âme, ou bien que Dieu lui-même est cause immédiate de ce mal. Car toutes les actions que nous appelons mauvaises sont produites par le moyen de l’âme et conséquemment par l’influence immédiate de Dieu et avec son concours. Par exemple, l’âme d’Adam veut manger du fruit défendu ; ainsi qu’il apparaît par ce qui précède, ce n’est pas seulement à l’influence de Dieu qu’il faut attribuer l’existence d’une volonté dans Adam, il faut aussi lui attribuer que cette volonté se manifeste de telle façon déterminée ; si bien que Dieu n’étant pas seulement l’être à qui la volonté d’Adam doit d’exister, mais aussi celui à qui elle doit d’agir de telle façon déterminée, ou bien cet acte défendu d’Adam n’est pas mauvais en soi, ou bien il faut admettre que ce que nous appelons le mal est l’œuvre de Dieu lui-même. Ni vous, ni M. Descartes, ne me paraissez résoudre la difficulté en disant que le mal est un non-être auquel Dieu ne contribue en rien : d’où, en effet, la volonté de manger (du fruit défendu) ou celle des démons orgueilleux provient-elle ? Puisque la volonté (comme vous l’observez avec raison) ne diffère pas de l’âme elle-même, mais qu’elle est tel mouvement ou tel autre, c’est-à-dire la tendance de l’âme, le concours de Dieu lui sera nécessaire aussi bien pour tel mouvement que pour tel autre ; or le concours de Dieu ne consiste pas en autre chose, tel que vous le faites connaître dans vos écrits, qu’à déterminer une chose de telle façon ou de telle autre par sa volonté ; ainsi il y a concours de Dieu dans le cas d’une volonté mauvaise en tant qu’elle est mauvaise, comme dans le cas d’une volonté bonne en tant qu’elle est bonne. Car la volonté de Dieu qui est cause absolue de tout ce qui est, tant dans la substance que dans la tendance, semble être aussi la cause première de la volonté mauvaise en tant que mauvaise. De plus il n’y a point en nous de détermination de la volonté que Dieu n’ait connue de toute éternité : ce serait attribuer à Dieu une imperfection que d’admettre qu’il la puisse ignorer, mais comment la connaît-il sinon parce qu’elle fait partie de ses décrets ? Ce sont donc les décrets de Dieu qui sont cause de nos déterminations. Et de la sorte il suit ou bien qu’une volonté mauvaise n’est pas un mal, ou bien que Dieu est cause immédiate de ce mal et qu’il est son oeuvre. Et la distinction que font les théologiens entre l’acte et le mal qui s’y attache n’est pas de mise ici, car Dieu a décrété aussi bien le caractère de l’acte que l’acte lui-même ; c’est-à-dire Dieu n’a pas seulement décrété qu’Adam mangerait, mais que nécessairement il mangerait contre l’ordre reçu. D’où il suit, une fois encore, que l’acte de manger d’Adam malgré l’ordre reçu, n’est pas un mal ou que ce mal est l’œuvre de Dieu.
Tels sont, Monsieur, pour le moment les points que je ne puis bien entendre dans votre Traité, car l’une et l’autre de ces hypothèses me paraissent également difficiles à accepter. J’attends de votre jugement perspicace et de votre habileté une réponse qui me donne satisfaction et j’espère vous montrer, par la suite, combien je vous en saurai gré. Veuillez croire Monsieur, que seul m’incite à demander cette réponse mon zèle pour la vérité ; je suis libre, je n’ai de lien avec aucune profession, je vis d’un commerce honorable, et j’emploie à ces recherches les loisirs qu’il me laisse. Je vous prie de ne pas prendre mon objection en mauvais gré et, si vous consentez à me répondre comme je le désire vivement, veuillez écrire à
GUILLAUME DE BLYENBERGH.
Dordrecht, le 12 décembre 1664.