Lettre 34 - Spinoza à Hudde (7 janvier 1666)

Démonstration de l’unité de Dieu.



à Monsieur Hudde,
B. de Spinoza.

Monsieur,

Vous me demandiez comment je fondais la démonstration de l’unité de Dieu [1] sur ce que sa nature enveloppe l’existence nécessaire certaines occupations m’ont empêché précédemment de vous envoyer cette démonstration. Pour la déduire je commence par poser les principes suivants :

1° La définition vraie d’une chose quelconque n’enveloppe rien que la nature simple de la chose définie. D’où suit :

2° Qu’aucune définition n’enveloppe ou n’exprime une multitude ou un nombre déterminé d’individus puisqu’elle n’enveloppe et n’exprime que la nature de la chose telle qu’elle est en elle-même. Par exemple la définition du triangle ne comprend rien d’autre que la simple nature du triangle et non un nombre déterminé de triangles. De même la définition de l’âme, à savoir qu’elle est une chose pensante, celle de Dieu, à savoir qu’il est un Être parfait, ne comprennent rien que la nature de l’âme et celle de Dieu, mais non un nombre déterminé d’âmes ou de Dieux.

3° Il doit y avoir nécessairement une cause positive par laquelle existe toute chose existante.

4° Cette cause réside ou bien dans la nature et la définition de la chose (parce que l’existence appartient à cette nature ou y est nécessairement enveloppée) ou bien elle lui est extérieure.

De ces principes il suit que si dans la nature il existe un certain nombre d’individus, il doit y avoir une ou plusieurs causes ayant pu produire précisément ce nombre d’individus et non un nombre moindre ou plus grand. Si par exemple vingt hommes existent dans la nature (je supposerai pour éviter toute confusion qu’ils existent simultanément et primitivement), il ne suffit pas d’une recherche sur la nature humaine en général pour rendre compte de l’existence de ces vingt hommes, il faudra encore rechercher la raison pour laquelle il en existe vingt, ni plus ni moins (il y a une cause qui fait que chacun d’eux existe et il faut la connaître pour rendre compte de cette existence). Mais (suivant la deuxième hypothèse et la troisième) cette cause ne peut être contenue dans la nature de l’homme, car la définition vraie de l’homme n’enveloppe pas un nombre de vingt hommes. En conséquence (suivant la quatrième hypothèse) la cause de l’existence de ces vingt hommes et par suite de chacun d’eux doit être extérieure à eux. D’où la nécessité de conclure que toutes les choses que l’on peut concevoir comme existant à plusieurs exemplaires sont produites par des causes extérieures et non par la vertu de leur propre nature. Mais comme (suivant l’hypothèse) l’existence nécessaire appartient à la nature de Dieu, il est nécessaire que sa définition enveloppe l’existence nécessaire et que, pour cette raison, l’on doive conclure de sa définition vraie l’existence nécessaire. Mais de sa définition vraie (ainsi que je l’ai démontré précédemment par la deuxième hypothèse et la troisième) on ne peut conclure l’existence nécessaire d’une pluralité de Dieux. C’est donc d’un Dieu unique certainement que l’existence doit être affirmée. Q. E. D.

Voilà, Monsieur, pour le moment, la méthode qui m’a paru être la meilleure pour démontrer cette proposition. Je l’ai antérieurement démontrée autrement en m’appuyant sur la distinction de l’essence et de l’existence. Ayant égard toutefois à l’objet précis de votre demande, j’ai préféré vous envoyer la démonstration qui précède. J’espère qu’elle vous satisfera ; j’attends le jugement que vous porterez et demeure votre, etc.

Voorburg, le 7 janvier 1666.


[1Sur cette question, voyez : Lettre 50 - Spinoza à Jarig Jelles (2 juin 1674).