Lettre 39 - Spinoza à Jarig Jelles (3 mars 1667)
Question d’optique
à Monsieur Jarig Jelles,
B. de Spinoza.
Monsieur,
Divers empêchements ont fait que je n’ai pu vous répondre plus tôt. J’ai vu et lu vos observations sur la Dioptrique de Descartes. Il ne considère aucune cause pouvant faire que les images qui se forment dans le fond de l’œil soient plus grandes ou plus petites sinon le croisement des rayons provenant de divers points de l’objet, lesquels peuvent se croiser tantôt plus près, tantôt plus loin de l’œil. Il ne tient donc pas compte de la grandeur de l’angle que forment les rayons quand ils se croisent à la surface de l’œil. Et bien que cette dernière cause soit la plus importante à noter dans les lunettes, il a voulu la passer sous silence. Il n’apercevait, suivant ma conjecture, aucun moyen de rassembler les rayons parallèles provenant des divers points en autant d’autres points et, pour cette raison, il n’a pu calculer mathématiquement cet angle. Peut-être a-t-il gardé le silence pour ne pas mettre le cercle au-dessus des autres figures introduites par lui. Il n’est pas douteux en effet que le cercle ne l’emporte sur toutes les autres qu’on peut trouver, car le cercle étant pareil à lui-même dans toutes ses parties, a partout les
mêmes propriétés. Si par exemple le cercle ABCD possède cette propriété que tous les rayons parallèles à l’axe AB venant du côté A se réfractent de telle façon qu’ils convergent ensuite au point B, tous les rayons parallèles à CD venant du côté C se réfracteront aussi à la surface de façon à converger en D. Et cette propriété n’appartient à aucune autre figure bien que les hyperboles et les ellipses aient une infinité de diamètres. Il en est donc bien comme vous l’écrivez. Si l’on a égard seulement à la longueur de l’œil et de la lunette, nous serons obligés de fabriquer des appareils d’optique extrêmement longs avant que nous puissions percevoir ce qui est dans la lune aussi distinctement que ce qui est sur terre. Mais, comme je l’ai dit, il faut tenir le plus grand compte de l’angle que forment les rayons issus de divers points quand ils se croisent à la surface de l’œil, et cet angle est plus grand ou plus petit suivant que la distance au foyer des verres contenus dans l’appareil diffère plus ou moins. Si vous désirez voir la démonstration de ce point, je suis prêt à vous la communiquer quand il vous plaira.
Voorburg, le 3 mars 1667.