Lettre 48 - Spinoza à Fabritius (30 mars 1673)



Au très haut Dr Louis Fabritius,
Professeur à l’Académie de Heidelberg,
et conseiller de l’Électeur Palatin
B. De Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE.

Monsieur,

Si j’avais jamais eu le désir d’occuper une chaire professorale, je n’aurais pu en souhaiter une autre que celle que le Sérénissime Électeur m’offre par votre entremise, et cela surtout parce que le très gracieux Prince veut bien m’accorder la liberté de philosopher, pour ne rien dire du désir que j’ai depuis longtemps de vivre dans un pays où règne un Prince dont tous admirent la sagesse. Mais n’ayant jamais été tenté par l’enseignement public, je n’ai pu me déterminer, bien que j’y aie longuement réfléchi, à saisir cette magnifique occasion. Je pense en premier lieu que je devrais renoncer à poursuivre mes travaux philosophiques si je m’adonnais à l’enseignement de la jeunesse. D’autre part, j’ignore dans quelles limites ma liberté philosophique devrait être contenue pour que je ne parusse pas vouloir troubler la religion officiellement établie : le schisme en effet provient moins d’un zèle religieux ardent que des passions diverses ou de l’amour de la contradiction qui détourne de leur sens et condamne toutes les paroles, même quand elles sont l’expression d’une pensée droite. Je l’ai déjà éprouvé dans ma vie solitaire de simple particulier, et cela serait bien plus à craindre si je m’élevais à ce degré de dignité. Vous voyez donc, Monsieur, que ce qui m’arrête, ce n’est pas du tout l’espoir d’une fortune plus haute, mais l’amour de ma tranquillité que je crois pouvoir préserver, en quelque manière, en m’abstenant de leçons publiques. Je vous demande donc de prier l’Électeur Sérénissime de me laisser délibérer encore et de conserver sa bienveillance à son très dévoué serviteur. Vous obligerez d’autant plus, Monsieur, votre tout dévoué

B. DE SPINOZA.
La Haye, le 30 mars 1673.