"Liberté et système (Fichte et Spinoza) ?", par Jean-Christophe Goddard (ERRAPHIS, Université de Toulouse Le Mirail).

Les [1] textes ne manquent pas, de 1794 à 1814, où Fichte traite de son opposition essentielle (wesentlich) à Spinoza. Aucun d’eux bien sûr n’appartient à ce que Fichte appelle « l’ordre de la série systématique » (WL-1801/02,146), c’est-à-dire à l’ordre de la saisie intérieure, qui est en propre celui de la Doctrine de la science. Toutefois - et en cela déjà Fichte est bien inspiré par sa lecture de l’Ethique - ces scolies polémiques ne sont pas sans intérêt : Fichte leur attribue en effet, dans certains cas, la valeur et le sens d’être d’authentiques introductions à la Doctrine de la science [2]. C’est notamment le cas des textes qui - d’ailleurs historiquement situés en des moments particulièrement sensibles de l’affrontement avec Schelling - ne s’en tiennent pas à l’exposé de la seule divergence, mais entreprennent de construire l’opposition en partant du « gemeinschaftlicher Standpunkt » (WL-1811,34), du point de vue commun à la Doctrine de la science et à l’Ethique - une « divergence essentielle » (ein wesentlicher Gegensatz) (Id.) n’étant en effet accessible que sur la base de ce qui unit.

1. La Doctrine de la science de 1801-1802

Nous commencerons par évoquer le « Parallèle avec le spinozisme » entamé au §1 de la seconde partie de l’exposé de la Doctrine de la science de 1801-1802 (WL-1801/02,113) et achevé au § 4 de cette même partie (WL-1801/02,145). C’est vraisemblablement à lui que renvoie Fichte dans la lettre à Schelling datée du 15 janvier 1802, où il exhorte son correspondant de ne pas donner de publicité au « différend scientifique » (GA,III,5,113) qui les oppose au sujet de Spinoza, mais d’attendre la publication de sa nouvelle Exposion de la Doctrine de la science, afin de ne « pas avoir complétement perdu une année de travail et de recherche ».
Ce qui ressort de ce « parallèle », c’est, tout d’abord, l’effort fait par Fichte pour rapprocher les thèses propres au spinozisme des thèses de la Doctrine de la science. Cet effort est caractéristique de ce que l’on pourrait appeler le « spinozisme introductif » à la Doctrine de la science, et s’intensifiera dans les exposés de la Doctrine de la science de 1811 et 1812 auxquels nous nous consacrerons dans la seconde partie de notre exposé.

Partons donc du gemeinschaftlicher Standpunkt : « [Spinoza] a comme moi une substance absolue ; celle-ci peut être décrite, comme la mienne, par un penser pur. [...] Pour lui, comme pour moi, le savoir fini, pour autant qu’il y a en lui vérité et réalité, est accident de cette substance, pour lui, comme pour moi, un accident absolu invariablement déterminé par l’Être même. Il admet donc comme moi la même synthèse suprême absolue, celle de l’absolue substantialité - détermine aussi substance et accident essentiellement, comme moi » (WL-1801/02,113-114).
Le spinozisme et la Doctrine de la science partagent ainsi une même compréhension de l’Être comme Être absolu - que Fichte appelle ou appellera Être pur, Être-Un, Dieu -, et de la pensée en laquelle et par laquelle on accède à cette compréhension, comme pensée pure, désobjectivée, a-subjective et génétique. De ce point de vue, comme le note avec justesse Gaetano Rametta [3], la Wahrheitslehre de la Doctrine de la science de 1804 (2ème version), en s’achévant, avec la 15ème conférence, dans une Einsicht pure de l’Être-Un comme « absolument de soi, en soi, par soi » (durchaus von sich, in sich, durch sich) (WL-1804/II,151), est bien commune au spinozisme et à la Doctrine de la science. La Doctrine de la science et l’Ethique partagent une même thèse ontologique, et la seule possible : la thèse selon laquelle seul l’Être absolu, « enclos en soi » (in sich geschlossen), proprement est.
Mais Spinoza et Fichte partagent également une thèse, pour ainsi dire, phénoménologique. Car hors de l’Être, ou de la substance, il y a encore ce que Fichte appelle l’être factuel, l’être hors de l’Être, l’existence, le Dasein, ou le savoir fini, qui, puisque seul l’Être pur est véritablement, n’est lui-même véritablement qu’in alio, n’a de réalité qu’à condition d’être un accident de la substance invariablement déterminé par elle - c’est-à-dire, dans les termes propres à la Doctrine de la science, seulement en tant qu’Erscheinung, Bild ou Begriff de l’Être. De la sorte la Doctrine de la science admet comme Spinoza la « synthèse absolue suprême », qui est synthèse de la substance et du savoir fini - de Dieu et de ce qui est hors de Dieu, c’est-à-dire hors de l’Être. Cette synthèse suprême est l’hen kai pan (WL-1801/02,115) spinoziste, son « unitisme », « l’Un est le Tout » auquel Fichte affirme donc souscrire sans réserve.

On notera d’abord qu’en identifiant ainsi l’Être et la substance absolue, en déterminant la substance ou Dieu comme totalité inclusive et exclusive (c’est-à-dire tel que rien n’est hors de lui), en comprenant l’unité de Dieu comme unité d’un « singulum » (WL-1804/II,160), c’est-à-dire comme unité non numérique, en faisant de l’intelligibilité le critère de la substantialité, en récusant la transcendance et l’éminence de Dieu, en résorbant, enfin, le dualisme de l’Être et du savoir fini dans l’immanence de la substantialité suprême, Fichte assume les principales positions ontologiques et gnoséologiques par lesquelles, pour reprendre une expression de Jean-Marie Vaysse dans Totalité et finitude, Spinoza accomplit « la destruction de la métaphysique comme dispositif onto-théologique » [4].
Mais le plus remarquable est sans doute que cette totale adhésion aux positions fondamentales du spinozisme s’accompagne pourtant d’une sévére critique de Spinoza. Immédiatement à la suite du passage que nous venons de citer, Fichte ajoute en effet que Spinoza, bien qu’ayant affirmé la synthèse suprême, a « totalement négligé de considérer (übersehen) une chose », à savoir qu’il existait un « point de passage de la substance à l’accident » (WL-1801/02,114) et quel était ce point de passage.
Le grief fait à Spinoza d’avoir échoué dans sa tentative de construction du système pour avoir omis le point de passage entre la substance et l’accident sera constant. Il se rencontre, par exemple, de nouveau dans la quatrième confèrence de la Doctrine de la science de 1804 (2nde version) où il est question du système de Spinoza « qui veut aussi l’unité absolue, mais qui ne sait pas jeter à partir d’elle un pont vers le multiple ; et qui, à l’inverse, quand il a le multiple, ne sait pas en sortir pour venir à l’unité » (WL-1804/II,34). De là la nécessité de trouver un point de médiation permettant de réaliser ce que Fichte appelle en 1804 « la compréhension mutuelle du multiple par l’Un et de l’Un par le multiple » (WL-1804/II,7) - c’est-à-dire permettant de résoudre conjointement le problème phénoménologique de l’extériorisation de l’Être absolu, c’est-à-dire d’un « singulum achevé et clos en soi [...] impuissant à sortir de soi » (das nie aus sich heraus kann) (WL-1804/II,160), et le problème de la valeur d’être des phénomènes, de la vérité de l’apparaître en cette extériorisation.
Le panthéisme ou, si l’on préfère, la thèse de l’immanence en Dieu - que Fichte reprend par ailleurs à son compte en 1800 d’une manière expressement spinoziste en précisant le sens de l’ordre divin du monde comme « ordo ordinans » (SW,V,176) -, le panthéisme ne peut donc être défendu qu’à condition d’admettre un moyen terme, un point de passage de la substance vers l’accident. Cette exigence est au cœur de la dernière correspondance avec Schelling. Fichte y déclare ne se placer nullement du point de vue du savoir relatif de l’Être, qui est « membre latéral » (Nebenglied) de l’Être - et a lui-même l’Être comme Nebenglied -, mais du seul point de vue du « savoir absolu », c’est-à-dire non pas d’un savoir « de quelque chose », mais du Savoir en tant qu’il est l’unique « extériorisation » (Ausserung) (GA,III,5,112) absolue de l’absolu - une manifestation ou une extériorisation telle qu’en elle l’absolu, bien qu’entrant, pour ainsi dire, dans l’extériorité, demeure ce qu’il est, c’est-à-dire l’absolu, le non-relatif, le sans-rapport, l’au-delà de tout rapport, et que d’un autre côté, « en relation à la multiplicité », cette extériorisation - et donc cette existence hors de l’Être - est elle-même, comme l’absolu (qu’elle n’est pas), « absolument et seulement Une, simple, éternellement égale à soi » (Id.). Or, le principe d’une telle Ausserung de l’absolu en laquelle le savoir se comprend comme accident de la substance, est, là encore, « le point de passage, d’inflexion et d’identité réelle » (der Uebergangs-Wende-und reale IdentitätsPunkt) (Id.) entre l’Un et le Tout que Fichte reproche à Spinoza de n’avoir ni trouvé ni cherché (Cf.WL-1801/02,114) - et sans lequel l’Un ne saurait être le Tout et le Tout l’Un, c’est-à-dire la synthèse de la substantialité absolue (l’hen kai pan) être accomplie.

Précisons un peu l’exigence formelle d’un tel point de passage et d’inflexion : il doit être un point de « retournement » au sens où, par exemple, le mouvement d’ascension vers l’Être-Un doit se retourner en mouvement descendant de l’Un vers le multiple ; mais l’inflexion ne signifie pas ici que l’on abandonne une direction pour une autre : il s’agit dans ce retournement - en cette mesure singulièrement athlétique - bien plutôt de poursuivre un mouvement dans la même direction tout en le retournant dans la direction opposée. La première conférence de la Doctrine de la science de 1804 (2nde version) énonce très précisément cette exigence : la « reconduction à l’unité absolue » (Zurückführung auf absolute Einheit), c’est-à-dire à la synthèse suprême de l’Un et du Tout, doit composer deux mouvements inverses (umgekehrt) dans l’unité d’un même mouvement continu de compréhension (WL-1804/II,7). Le point exigé par Fichte pour accomplir le spinozisme présente cette même caractéristique qui est d’unir et de réaliser en soi deux mouvements inverses, un mouvement d’unification et un mouvement de dispersion.
On nous permettra d’ajouter ici que Spinoza n’a, contrairement à ce que prétend Fichte, sans doute pas ignoré une telle exigence, et qu’en la formulant Fichte est peut-être plus spinoziste qu’il ne le pense. Rappelons seulement pour mémoire la manière dont Bergson décrivait dans La pensée et le mouvant l’intuition qui se cache derrière la lourde masse des concepts spinozistes ; elle est, disait-il, « le sentiment d’une coïncidence entre l’acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l’opération par laquelle Dieu l’engendre, l’idée que la “conversion” des Alexandrins, quand elle devient complète, ne fait plus qu’un avec leur “procession”, et que lorsque l’homme, sorti de la divinité, arrive à rentrer en elle, il n’aperçoit plus qu’un mouvement unique là où il avait vu d’abord les deux mouvements inverses d’aller et de retour, - l’expérience morale se chargeant ici de résoudre une contradiction logique et de faire, par une brusque suppression du Temps, que le retour soit un aller » [5].

Quel est pour Fichte ce point de torsion dynamique, en lequel l’aller est aussi un retour, en lequel sortir revient à entrer, la dispersion est une concentration ? La Doctrine de la science de 1801 l’identifie comme étant la « liberté formelle » (formale Freiheit) ou le « formellement libre » (formaliter frei) (WL-1801/02,114). Comme le fera Schelling en 1809 dans les Recherches sur la liberté humaine (W,VII,347), Fichte peut donc opposer le panthéisme spinoziste (l’hen kai pan) - auquel il adhère - et le fatalisme de Spinoza négateur de la liberté - qu’il rejette. Comme chez Schelling, et bien avant lui, la critique du fatalisme se justifie donc du seul point de vue du système ; car en niant la liberté, Spinoza ne fait en réalité qu’attester son ignorance du « point de passage » entre l’Un et le Tout pourtant requis par la synthèse suprême de la substantialité absolue - c’est-à-dire par le système.
La liberté est, écrit Fichte, « l’être et le non-être - de telle et telle façon, un et divisé » (das Sein u. Nichtsein - so nemlich, u. so. Eins, u. gespalten). En posant absolument ce qu’elle pose la liberté sépare l’accident de l’Être-Un, pose hors de l’Être un être non nécessaire ; en le posant par disjonction au sein d’une sphère totale de déterminations possibles, elle pose en même temps et du même coup un « système fermé de modifications » (WL-1801/02,114) que Fichte compare à un jeu d’échec (WL-1801/02,146) - c’est-à-dire à un système en lequel les modifications peuvent être d’une infinité de façons qu’on ne saurait certes déterminer, mais qui, si elles sont, le sont toujours d’une manière déterminée. L’idée fichtéenne d’un « système de la liberté » signifie très précisément ceci : seule la liberté en opérant le passage de l’indéterminé au déterminé à la fois fait exister quelque chose hors de Dieu et le comprend en Dieu comme système total des déterminations possibles.
Le point d’inflexion exigé au principe du savoir comme savoir un consiste donc dans un acte de position à la fois contingent et absolu. A tel point que Fichte peut écrire qu’il y a pour la Doctrine de la science en réalité « deux principes, la liberté absolue et l’Être absolu » (WL-1801/02,115). Un dualisme qui n’est cependant pas contraire à l’unitisme déclaré de Fichte. On sera attentif au fait que la Doctrine de la science est « unitisme (hen kai pan) » « d’un point de vue idéal » (in idealer Hinsicht) (Id.) et dualisme « d’un point de vue réel » (in realer Hinsicht). Ce qui veut dire qu’elle est unitisme en tant qu’elle pense « d’une manière pure » et « sait » par là (« weisst [rein denkend] ») que « l’Un éternel est, au-delà de tout savoir, au fondement de tout savoir » ; et n’est dualisme - c’est-à-dire n’admet comme principe la liberté à côté de l’Être - qu’à partir du moment où « le savoir est posé en tant qu’effectif » et où il faut rendre compte de son unité avec l’Un pour autant qu’il en est séparé. La liberté est donc essentiellement un principe phénoménologique. Elle ne renvoie pas à la possibilité d’un commencement absolu dans la série des phénomènes (Kant) ou d’une insurrection du non-étant hors de l’Être (Schelling), mais à l’acte nécessairement présupposé au principe de tout savoir, de tout phénomène, par quoi l’apparaître est originairement rendu possible, et peut apparaitre comme phénoméne de l’Être. De sorte que le savoir n’est proprement, pour Fichte, c’est-à-dire n’a en lui l’infinité « comme le voulait Spinoza », que dans la mesure où il « flotte » (schwebt) entre ces deux points de vue, se tient dans le « point de flottement (SchwebePunkt) » entre l’idéal et le réel : se pose librement et absolument et par cette position est renvoyé à sa détermination par l’Être, à sa nature d’accident de l’Être.

En introduisant la liberté, ou plutôt « le libre », au principe du système, Fichte ne réintroduit nullement le concept de la liberté comme causalité que récuse l’immanentisme spinoziste. Le « libre » est d’abord position de soi, auto-position. Le savoir absolu, c’est-à-dire le savoir en tant qu’extériorisation de l’absolu par la liberté, est « en tant que savoir absolument ce qu’il est et parce qu’il est » (WL-1801/02, 27), écrit Fichte, lui conférant ainsi le caractère même du moi pur, qui, au § 1 de l’Assise fondamentale de 1794, était aussi d’être absolument ce qu’il est parce qu’il est. C’est par une telle auto-position que s’exprime la liberté absolue du savoir. Le libre ne renvoie donc nullement à la faculté de vouloir d’un sujet substantiel, mais à la forme d’être même du savoir : son « être-pour-soi » (Fürsichsein) (WL-1801/02,25), son « se pénétrer » (sich Durchdringen) - c’est-à-dire, en un mot sa réflexivité immanente ou sa « subject-objectivité ». Le reproche adressé par Fichte à Spinoza est donc de ne pas avoir pris en considération la réflexivité immanente au savoir, et d’avoir ce faisant manqué le point de passage de l’Un vers le Tout et du Tout vers l’Un qui a lieu dans le savoir même par la liberté de sa propre réflexion.
A Spinoza Fichte reproche, on le sait, le manque de réflexion. Ce qui ne signifie nullement qu’il lui reproche d’avoir manqué de réfléchir le procédé subjectif sous-jacent à la pensée génétique de l’absolu, et donc de ne pas avoir rapporté cette pensée à sa constitution par un sujet fini. Faire un tel reproche reviendrait, en effet, à introduire au principe même de la pensée de l’Être l’absolu d’une subjectivité constituante séparée de l’Être. Ce que Fichte, en philosophe rigoureusement spinoziste, s’est, contrairement à une idée reçue, toujours refusé de faire. Comme l’établit très nettement la lettre à Schelling de janvier 1802, ce n’est pas ce manque de réflexion que Fichte reproche à Spinoza, comme d’ailleurs à Schelling. A Schelling, qui du haut de sa chaire d’Iéna ironise sur le « point de réflexion » (Reflektirtpunkt) auquel en serait resté Fichte (GA,III,5,108), Fichte rétorque que si celui-ci peut encore lui faire une telle critique - c’est-à-dire ne comprend pas la réflexion autrement que comme une subjectivisation de l’absolu - c’est précisément parce qu’il ne s’est pas lui-même élevé au « réflexe fondamental » (GrundReflexe) (GA,III,5,111).
L’expression est surprenante. Elle annonce d’une manière significative les dernières Doctrine de la science (et notamment les exposés de 1811 et 1812) où le Reflex prend toute son importance. Mais elle renvoie aussi aux toutes premières pages de l’Assise fondamentale de 1794. On se souvient en effet que Fichte présentait la partie théorique de l’Assise, son § 4, comme étant le « spinozisme systématique » (GA,I,2,282). Or, précisait-il, tandis que Spinoza n’a pas su s’élever jusqu’au « Je suis » (Id.) comme premier principe de la Doctrine de la science, le spinozisme systématique exposé au § 4 de l’Assise n’est lui possible qu’à condition d’accorder au « Je suis » au moins une « validité régulative » (regulative Gültigkeit). Le spinozisme comme système dépendait ainsi déjà, à travers la reconnaissance du « Je suis », de l’admission d’une réflexivité fondamentale, celle du moi auto-posé, non pas comme moi subjectif fini et constituant, mais comme identité du sujet et de l’objet, ou comme « sujet-objet » (GA,I,2,261). C’est la reconnaissance d’une telle réflexivité, on pourrait dire a-subjective, celle du moi comme subject-objectivité, qui aura ainsi, aux yeux de Fichte, manqué à Spinoza pour être parfaitement spinoziste.

Le point d’inflexion et d’unité de l’Un et du Tout, le « Je suis », c’est-à-dire la réflexion auto-posante, définit un mode d’être irréductible aussi bien à l’Être substantiel, qui est essentiellement, qu’à l’être factuel pour autant qu’il est non seulement dans mais aussi par autre chose que soi (in alio et ab alio). N’étant pas l’Être, le « Je suis », certes, n’est pas, ou plutôt n’est qu’à condition d’être replacé en Dieu, c’est-à-dire seulement in alio ; mais, hors de l’Être, il est l’étant qui, bien qu’étant in alio, n’est pas ab alio - l’étant qui est seulement dans la mesure où il se pose, et qui se pose dans la mesure où il est, c’est-à-dire l’être factuel en tant qu’il se réfléchit, se sait lui-même et qui est dans la mesure où il se sait.
Il y a ainsi entre l’Être et la liberté du Savoir absolu, pour reprendre les termes de la dix-septième conférence de la Doctrine de la science de 1804 (2nde version) « une différence très précise » (eine sehr scharfe Unterscheidung) (WL-1804/II,179) : si la seconde est, comme le premier, un absolu, c’est-à-dire un « à partir de soi, de soi, par soi » (aus sich, von sich, durch sich), elle l’est cependant « en tant que (als) tel » (WL-1804/II,178) ; tandis que l’absoluité du premier non seulement ne gagne rien à se répéter dans un double, mais exclut même tout redoublement, le « libre » n’est lui-même que par sa propre présupposition et exige donc la « Verdoppelung » du « als » - de l’« en tant que ». Le « libre » consiste dans cette réflexion, cette création et tenue de soi en tant que se créant et se tenant soi-même - il est cette stance réflexive qui est absente de la vraie et simple substantialité et qui caractérise en propre tout phénomène. Il est, dit Fichte en 1801, « l’œil » (WL-1801/02,26) de l’absolu, « l’auto-pénétration vivante de l’absoluité même ». Le fatalisme que Fichte reproche à Spinoza consiste donc non pas dans le refus de la liberté comme causalité, mais dans l’ignorance de la réflexivité inhérente au savoir en laquelle, trouvant son propre œil intérieur, l’absolu unit en lui-même le Tout.
C’est cette différence ontologique du libre ou du réflexif que les Doctrines de la science de 1811 et 1812 vont mettre en avant dans la critique de Spinoza - comme d’ailleurs dans l’exposition de la Doctrine de la science elle-même.

2. Les Doctrines de la science de 1811 et 1812

La structure générale dans laquelle la Doctrine de la science se rapportait au spinozisme en 1801/02 est à peu de choses près la même, dix ans plus tard, dans les exposés de la Doctrine de la science de 1811 et 1812. Considérant qu’il n’y a pas de « meilleure » introduction à la Doctrine de la science que la confrontation avec Spinoza (WL-1811,34), Fichte y aborde la question du spinozisme au moment précis où il se propose d’en venir à la Doctrine de la science « même » ( selbst) (WL-1811,34).

Comme en 1801, Fichte commence par énoncer la proposition en laquelle Spinoza et la Doctrine de la science s’accordent (übereinstimmen) : « l’Être est absolument Un, de soi, par soi, à partir de soi. Ce qu’il est, il l’est comme il l’est, par soi-même. [...] Il est seulement et ne peut absolument pas devenir. - En lui est l’être de tout (alles), et hors de lui il n’y a pas d’être » (WL-1811,35). « Il en va ainsi pour Spinoza, de même pour nous » (So er, so wir), conclut Fichte.
Comme en 1801/02, l’accord est assorti d’une réserve. A la différence de Spinoza qui s’en tient à l’évidence immédiate de cette proposition, Fichte, pour autant qu’il est « habitué à réfléchir sur ce qu’il pratique » (WL-1811,35), réfléchit, en effet, cette évidence comme étant elle-même un « concept » (Begriff) de l’Être ; de sorte que, en contradiction avec l’évidence même de la proposition fondamentale, il se trouve pourtant manifestement quelque chose « hors » (ausser) de l’Être, à savoir le concept de l’Être, c’est-à-dire « sa forme vide, son image et son schème » (seine leere Form, sein Bild u. Shema) (WL-1811,37). Cela Spinoza ne l’avait pas remarqué, faute d’avoir réfléchi la proposition initiale.

Mais il y a un point « plus profond », dit Fichte, sur lequel il s’accorde avec Spinoza. Ce second point d’accord, notons-le, n’était pas isolé comme tel en 1801/02. Il consiste dans la distinction entre d’une part l’Être nécessaire de la première proposition et d’autre part l’être factuel (faktisch), que Spinoza trouve dans « la perception la plus commune » (allergewöhnlichsten Wahrnehmung) et détermine comme « monde donné » (vorhandenen Welt) (WL-1811,38), et que la Doctrine de la science trouve grâce à la réflexion sur la proposition ontologique et détermine comme Begriff, Bild, Shema. Mais peu importe pour l’instant la qualité de cet être hors de l’Être (monde ou image) ; seul compte la reconnaissance qu’il y a un tel être hors de l’Être - c’est-à-dire deux êtres. La différence entre les deux êtres est la suivante : « l’un est seulement factuel, garantissant son être par son simple être (durch sein blosses Sein verbürgend sein Sein) ; l’autre est nécessaire, garantissant son être par son essence intérieure (durch sein inneres Wesen verbürgend sein Sein). Le premier peut, à l’évidence (wie es scheint), aussi ne pas être ; le second ne peut absolument pas ne pas être » (WL-1811,37). Par là est atteinte la « proposition principale » (Hauptsatz) en laquelle s’exprime l’accord « profond » de la Doctrine de la science et de Spinoza : « hors de l’Être, qui s’annonce de part en part en tant qu’unique Être, hors duquel aucun autre être n’est possible, il se trouve pourtant de fait un second être » (WL-1811,38).
Or, cette seconde proposition entre en contradiction avec la première. La Doctrine de la science et Spinoza s’accordent ainsi sur deux propositions contradictoires et ont donc en commun de devoir résoudre une même contradiction. La Doctrine de la science et le spinozisme sont bien alors les deux seules philosophies existantes, la tâche qui revient en propre à la vraie philosophie étant en effet, pour Fichte, de résoudre cette contradiction à laquelle on ne saurait parvenir sans posséder le concept de l’Être qui exclut tout être hormis l’Être absolu ; or, « que je sache  », écrit Fichte, « personne en dehors de Spinoza et de la Doctrine de la science n’a possédé ce concept ». La Doctrine de la science et Spinoza se séparent donc seulement sur la manière de résoudre cette contradiction : « là », écrit Fichte, « est le point où toutes deux divergent » (hier ist der Punkt wo beide abgehen) (WL-1811,40).
Le point de divergence est le statut ontologique accordé par chacun à l’être factuel, au second être, à l’être-hors-de-l’Être. La solution de Spinoza est, d’après Fichte, d’accorder à l’être factuel individuel la forme d’être (Seinsform) de l’Être absolu - c’est-à-dire de le comprendre immédiatement comme identique à la substance considérée selon l’un de ses modes. Celle de la Doctrine de la science, de lui contester cette forme et de lui « substituer une autre forme d’être » (eine andere Seinsform substituiren) (WL-1811,39,41). Cette autre forme est l’Erscheinung (que nous traduirons par « apparition »). Une forme d’être dont l’accès a été facilité par Kant auquel Fichte reconnaît le mérite d’avoir apporter, non pas le principe fondamental, ni le problème de la Doctrine de la science, qui tous deux sont hérités de Spinoza, mais seulement « den Lichtgedanken » (WL-1811,40) qui ont permis à la Doctrine de la science de résoudre le problème du spinozisme autrement que Spinoza. Par le concept d’Erscheinung la contradiction entre les deux propositions (celle qui affirme l’être exclusif de l’absolu et celle qui affirme un second être hors de l’absolu) est levée : l’Erscheinung, en tant qu’elle est « un être de l’Être en dehors de l’être de l’Être » (ein Sein des Seins ausserhalb dem Sein desselben) (WL-1811,42), proprement n’est pas l’Être absolu selon sa forme d’être, et la première proposition selon laquelle il n’y a pas d’être hors de l’Être demeure donc vraie ; mais la seconde n’en est pas fausse pour autant, puisque s’il n’y a pas hors de l’Être d’être selon la forme d’être de l’Être, il existe néanmoins hors de l’Être un être selon une autre forme d’être : celle de l’apparition.
La critique de Spinoza est la même qu’en 1801/02 : à Spinoza qui affirme sans médiation l’unité de la substance et de l’accident, Fichte oppose la nécessité d’une médiation, dont il souligne seulement, à présent, la spécificité ontologique.

La tâche de la Doctrine de la science se précise alors. Elle est de montrer que cette extériorité à l’Être absolu ou à Dieu, ce « dehors » absolu qu’est l’Erscheinung, est bien son apparition - ce qui exige « que l’on saisisse un point médian (Mittelpunkt) à partir duquel on puisse appréhender l’apparition infinie en tant que Tout (ein Alles), en tant que totalité (eine Totalität) » (WL-1811,43). Ce « Mittelpunkt », Fichte le met à jour en approfondissant la nature même de l’Erscheinung, la « duplicité » (WL-1811,41) qui est en elle et qui est absente de l’Être en soi. Car le Mittelpunkt ici comme précédemment consiste dans une réflexivité. A la question de savoir sur quoi se fonde le « est » (ist) de l’apparition dans la proposition « l’apparition est » (die Erscheinung ist) - et donc pour éclairer la forme d’être spécifique que la Doctrine de la science substitue à celle de l’Être absolu dans l’opposition de l’Être nécessaire et de l’être factuel -, il faut, en effet, répondre que l’apparition n’est (ist) que dans la mesure où elle s’apparaît immédiatement. Cette réponse constitue même « la proposition la plus importante (der höchstwichtige Satz) sur laquelle repose toute compréhension (Einsicht) transcendantale » (WL-1811,44) : l’apparition est auto-apparition. Cette « SichselbstErscheinung » de l’Erscheinung est le Faktum dont part la Doctrine de la science et qu’elle éléve à la conscience en s’élevant elle-même, par la liberté, à la saisie de l’Erscheinung en tant qu’(als) Erscheinung. Car, c’est en tant que la réflexivité immédiate de l’apparition est elle-même réfléchie dans une libre réflexion par laquelle l’apparition s’apparaît en tant que telle, c’est-à-dire comme apparition, ou, pour être plus précis, comme s’apparaissant - c’est dans cette mesure que l’apparition se sait distincte de l’Être et image de l’Être, et unifie le multiple infini apparaissant en elle sous ce savoir de soi comme image unique et une de l’Être.

Dans la Doctrine de la science de 1812, après avoir accompli à peu de choses près le même parcours que dans celle de 1811, Fichte conclut : « en ce sens, les propositions suivantes du système spinoziste sont également vraies dans la Doctrine de la science et lui conviennent : hen kai pan ; Un et Tout sont une seule et même chose. Tout dans l’Un, tout [est] un. A savoir, bien sûr, dans l’apparition Une. - En Lui nous vivons, nous nous mouvons (weben) et nous sommes : mais dans son apparition, toujours dans son être absolu » (SW,X,336-337).
C’est donc seulement dans l’apparition que s’accomplit l’unité de l’Un et du Tout ; précisons : c’est dans l’apparition, pour autant qu’elle est auto-position, réflexion, apparition à soi - c’est-à-dire subject-objectivité - que nous sommes en Dieu. La Doctrine de la science consistera donc toute entière dans une description et une analyse du processus complet de cette apparition à soi ou Abspiegelung de l’être-au-dehors-de-l’Être par quoi ce dehors est replacé en Dieu. En cette mesure, pour pouvoir dire ce « s’apparaître » (Sicherscheinen) de l’apparition, il lui faudra, dit Fichte, pouvoir se tenir « au-dessus » (über) de lui, « à la seconde puissance » (in zweiter Potenz) (SW,X,355). Cette position de surplomb sera celle de la réflexion, que Fichte définit très précisément comme « l’acte par lequel ce qui est déjà soi-même une vision (Gesicht) [c’est-à-dire ce qui déjà s’apparaît] se rend encore une fois (nochmals) visible dans une image » (SW,X,376). Mais cette réflexion à la seconde puissance n’est pas neutre ; comme nous allons le voir pour finir, elle est même accomplissante. C’est par la réflexion sur la réflexivité immanente à l’apparition que cette réflexivité pour ainsi dire atteint son telos, que l’apparition apparaît en tant que telle, c’est-à-dire comme apparition de l’Être - en 1801/02, Fichte disait « comme accident de la substance » -, et que les propositions fondamentales du spinozisme (l’hen kai pan...) peuvent être dites vraies.

La réflexion propre à la Doctrine de la science doit donc préalablement être distinguée du « réfléchir » (reflektiren) immanent propre à l’apparition prise en elle-même - du « se faire sujet-objet de l’apparition » (sich Subjekt-Objekt der Erscheinung Machen) (SW,X,356). Ce « reflektiren » n’est pas lui-même à proprement parler une « réflexion ». Il définit plutôt une propriété nécessaire, pour ainsi dire « mécanique », de l’apparition. À maintes reprises Fichte l’affirme : « l’apparition porte avec elle, dans son être, sa propre image » (SW,X,361), ou encore, « dès lors que l’apparition est, alors son auto-apparaître, son image, est ». L’apparition ne saurait donc être dite « principe » de son image ou auto-apparaître, « de telle sorte qu’au milieu entre son être sans image (bildloses Sein) et son être en image quelque chose comme une activité de sa part puisse s’introduire » (SW,X,363). L’image de l’image, par quoi toute conscience accède immédiatement à elle-même, est « le résultat » d’une vie « apparaissante, imageante, schématisante » (SW,X,347), nullement d’un acte de l’Erscheinung même, qui en cette activité d’imager est, pour ainsi dire, totalement passive. En d’autres termes : l’apparaître à soi de l’apparition, le redoublement de l’image dans une image de soi définit la structure intime et nécessaire de tout apparaître. De sorte que le « Sich », le « soi », qui résulte de cet apparaître à soi, ou plutôt en quoi consiste cette auto-apparition de l’apparaître, est comme soi « originaire » lui-même un « fait » (Faktum) (SW,X,351).

Or, cette factualité et cette nécessité de l’apparition à soi dans une image l’apparition, tout en s’apparaissant nécessairement, l’ignore. Et, si elle l’ignore, c’est parce qu’elle lui est occultée par ce que Fichte considère comme « la forme absolue » de la Sicherscheinung, qui est que « l’apparition s’apparaît immédiatement comme principe » (SW,X,359), c’est-à-dire comme principe de son apparition - ce que, nous l’avons vu, elle n’est pas.
C’est nécessairement dans cette « forme absolue » ou sous cet « aspect » (Gestalt) que l’apparition devient « subjective-objective » : « il appartient » en effet, écrit Fichte, « à la simple loi du Soi, que l’apparition s’apparaisse, et s’apparaisse seulement dans la forme de la principauté (Principheit) » (SW,X,374). Or, en s’apparaissant comme principe, elle s’apparaît comme « chose et essence » (Sache und Wesen) (SW,X,372) et « anéantit [...] son caractère d’image ». Il y a là une contradiction flagrante et nécessaire - on pourrait même dire « structurelle » - entre le « dass », à savoir que l’apparition doive s’apparaître en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’apparition ou image, et le « was », à savoir ce que l’apparition paraît à elle-même dans cette auto-apparition, c’est-à-dire un principe.
La réflexivité immanente à l’apparition présente donc une certaine asymétrie. D’un côté, l’apparition s’apparaît comme principe, et « se fait subjective-objective en tant que quelque chose d’absolument premier, de réel, derrière quoi il n’y a absolument aucun autre principe, et donc [elle ne se fait] absolument pas [subjective-objective] en tant qu’image » (SW,X,373). D’un autre côté, elle s’apparaît en tant qu’image, elle se fait subjective-objective « en tant que quelque chose de second, de dépendant, et absolument pas comme principe ». Cette structure asymétrique définit en propre la relation spéculaire de l’image avec elle-même. L’apparition s’y apparaît bien à elle-même en tant que s’apparaissant, mais son reflet est pour ainsi dire rejeté et objectivé hors d’elle, comme elle-même, sous la forme d’une chose, d’un être substantiel autonome.
En cette mesure - pour autant qu’elle est prisonnière de cette « erreur » (SW,X,374) - l’apparition n’est donc pas proprement ce qu’elle devrait être conformément à la loi phénoménologique qui lui commande de s’apparaître à soi en tant qu’apparition. Le telos même de la réflexivité immanente, prédifférentielle, semble donc ne pas pouvoir être atteint du fait même de la structure réflexive de l’apparition. Un tel égarement spéculaire est pourtant indissolublement lié au processus nécessaire du devenir subjectif-objectif de l’apparition - c’est-à-dire du savoir - qui ne peut manquer de s’approprier soi-même dans une telle désappropriation. Chez Fichte, comme d’ailleurs chez Spinoza (ou chez Lacan, qui, tout en proposant une théorie de l’image de soi aliénante assez proche de celle de Fichte, hérite de Spinoza sur ce point), l’aliénation est essentielle et constitutive. Comme tel, c’est-à-dire comme erreur sur soi, ce rapport duplice à soi comme réalité et comme image, en lequel la réalité s’annule dans l’image et l’image dans la réalité, est même la condition d’une appropriation véritable dans une réflexion achevée. Car, il ne s’agit en aucun cas, pour surmonter l’erreur et accomplir le processus réflexif, de renier la nécessité de l’apparaître à soi de l’apparition comme principe - celle-ci, ou, si l’on veut, la primo-secondarité de l’image, par rapport à ce dont elle est l’image (l’Être, Dieu), est une structure indépassable de l’apparaître.

L’achèvement de la réflexivité aura donc lieu, non par une suppression du rapport duplice à soi, mais par l’appropriation de cette duplicité dans une image nouvelle de soi qui unit en elle le substantiel et l’imaginal, le principe et l’image. Le point de cette réunion et de la formation de cette image unique et simple en laquelle la primo-secondarité, la duplicité de l’auto-apparition, sans être supprimée, se trouve annulée comme erreur et comme problème est, dit Fichte, le « En-tant-que » (Als) (SW,X,357). « La solution », écrit Fichte, « ne présente pas de difficulté » : « l’apparition doit apparaître en tant que principe : c’est acquis. La totalité de ce rapport doit seulement aussi de nouveau apparaître, non pas comme véridique, mais en tant qu’image. [...] L’apparition doit (soll) apparaître et il faut (muss) qu’elle apparaisse comme principe absolu, de soi, en soi, par soi, donc en tant qu’être (Wesen) et réalité. Il faut simplement en outre qu’apparaisse aussi que la totalité de ce rapport n’est pas vrai et réel, en soi, mais qu’il est seulement image, et même image de l’image, car une image de l’image, un s’apparaître de l’image n’est possible que de cette manière » (SW,X,372).
La solution est donc que se forme une image du rapport à soi de l’image. Seule une telle image de l’image de l’image accomplit pleinement l’auto-apparition de l’apparition en tant que s’apparaissant, et émancipe le non étant de l’illusion d’être en restituant à cette illusion même son statut d’image ou d’apparition de l’Être. C’est seulement par cet acte libératoire de réflexion sur la réflexivité immanente de l’apparition que s’achève le Sichbilden de l’Erscheinung. Il en est même l’authentique Sichbilden. Or, il importe de souligner qu’un tel acte - sans lequel le « mécanisme » de l’auto-apparition de l’image n’irait pas à son terme - est libre, c’est-à-dire problématique. Il faut alors donner tout son sens à la formule selon laquelle « l’apparition doit s’apparaître » (die Erscheinung soll sich erscheinen) (SW,X,352) : ce « doit » (soll) désigne ici, comme en 1804, la forme problématique du catégorique ; il signifie que la libre réflexion, en tant que Verwirklichung du processus phénoménologique nécessaire qui conduit l’apparition de l’Être dans le savoir à s’apparaître pour ce qu’elle est, ne fait que répondre à un impératif, à l’impératif d’être moi (sujet-objet), déjà inscrit dans la structure même de l’apparition - qui en est peut-être même la structure fondamentale, l’apparition étant en elle-même un devoir s’apparaître en tant qu’apparition.
Comme le montre l’analyse de l’aperception transcendantale (SW,X,392sq) - qui, en 1812 comme en 1794-95, doit donc être rapprochée de la conscience de l’impératif -, la possibilité d’une telle réflexion du réflexif - ce que Fichte désigne sous le terme de « réflexibilité » - accompagne en effet toute apparition, toute vision, en tant qu’elle doit unir en soi son être-là formel (le concept) et son contenu qualitatif (l’intuition). L’Erscheinungslehre de la Doctrine de la science de 1812 affirmant ainsi encore en son centre le primat de la liberté.

Ce que la réflexion accomplit en prenant librement en vue dans une nouvelle image la relation spéculaire de l’image avec elle-même, n’est donc que le devenir phénoménologiquement lucide de cette image même. Elle accomplit un mouvement dont la possibilité est présupposée dans l’apparition, - un mouvement qui en un sens a même déjà lieu dans l’apparition du fait même de son apparaître, un mouvement sans quoi l’apparition ne saurait proprement être elle-même, mais qu’elle ne sait pas parce qu’elle ne se sait pas elle-même. Ce qu’atteste ainsi, en 1812, l’analyse de la réflexivité immanente à l’apparition, n’est autre que la nécessité de la liberté comme acte absolu et problématique - que la liberté est le principe de la réflexion accomplie de l’être-hors-de-l’Être en laquelle, se sachant comme image de l’Être, celui-ci sépare et unit en soi l’Être et l’image, la substance et l’accident. La position de Fichte à l’égard de Spinoza est donc, en son fond, restée inchangée entre 1801/02 et 1811/1812 : l’admission de l’hen kai pan a pour condition la reconnaissance de la liberté.

Ce texte est publié ici avec l’aimable autorisation de Jean-Christophe Goddard, que nous remercions pour sa confiance.

AVERTISSEMENT :
Le texte que vous venez de télécharger doit être cité comme suit : Jean-Christophe Goddard, « Liberté et système (Fichte et Spinoza) », Documents de travail du département de philosophie de l’université de Poitiers, disponible sur le site : http://www.sha.univ-poitiers.fr/philosophie/ . Aucune autre publication de ce texte ne peut avoir lieu sans l’autorisation de l’auteur.
SOURCE : http://spip.univ-poitiers.fr/philos...

[1Pour faciliter la lecture, nous introduisons les références de nos citations dans le corps du texte, entre parenthèses, selon les conventions suivantes :
 WL-1801/02 : Darstellung der Wissenschaftslehre. Aus den Jahren 1801/02, ed. R. Lauth, Meiner, 1977.
 WL-1804/II : Die Wissenschaftslehre. Zweiter Vortrag im Jahre 1804, ed. R. Lauth et J. Widmann, Meiner, 1986.
 WL-1811 : Wissenschaftslehre 1811, ed. H. G. von Manz, E. Fuchs, R. Lauth, I. Radrizzani, frommann-holzboog, 2003.
 SW : Fichtes Werke, ed. I. H. Fichte, Walter de Gruyter, 1971.
 GA : J.G. Fichte-Gesamtausgabe, ed. R. Lauth, Frommann Verlag, 1964.
 W : Schellings Werke, ed. Schröter, Munich, 1917.

[2. Cf. WL-1811, p. 34 : Wir geben eine Charakteristik, durch Abschnitt und Gegensatz, und so Einführung.

[3. Cf. Fichte, Dottrina della scienza. Esposizione del 1811, a cura di G. Rametta, Guerini, 1999, p. 58 sq.

[4. Jean-Marie Vaysse, Totalité et finitude. Spinoza et Heidegger, Vrin, 2004, p. 49.

[5. Bergson, L’intuition philosophique, in La pensée et le mouvant, Oeuvres, P.U.F., p. 1351.