Proposition 15 - Scolie



Puisque l’erreur n’est pas quelque chose de positif elle ne pourra être autre chose que la privation du bon usage de la liberté (par le Scolie de la Proposition 14) ; et ainsi Dieu ne devra pas être dit cause de l’erreur ; sinon en ce sens où nous disons que l’absence du soleil est la cause des ténèbres, ou encore au sens où l’on dit que Dieu est cause de la cécité parce qu’il a créé un enfant semblable aux autres, à la vision près ; c’est-à-dire parce qu’il nous a donné un entendement s’étendant seulement à un petit nombre de choses. Pour connaître cela clairement, et, du même coup, comment l’erreur vient du seul abus de notre volonté, et enfin comment nous pouvons nous préserver de l’erreur, rappelons à notre mémoire tous les modes de penser que nous avons, c’est-à-dire toutes les manières de percevoir (telles que sentir, imaginer et, purement, connaître) et de vouloir (telles que désirer, avoir de l’aversion, affirmer, nier et douter) ; car tous peuvent se ramener à ces deux.

Il faut noter à leur sujet : 1° que l’esprit, en tant qu’il connaît les choses clairement et distinctement, et donne à celles qui sont ainsi connues son assentiment, ne peut être trompé (par la Proposition 14) ; pas davantage en tant qu’il perçoit seulement les choses sans leur donner son assentiment. Quand bien même, en effet, je percevrais un cheval ailé, il est certain que cette perception ne contient aucune fausseté aussi longtemps que je n’affirme pas qu’il est vrai qu’il existe un cheval ailé, et même aussi longtemps que je doute s’il existe un cheval ailé. Et comme affirmer ou donner son assentiment n’est autre chose que déterminer sa volonté, il suit de là que l’erreur dépend du seul usage de la volonté.

Pour que cela soit encore plus clair il faut noter 2° que nous n’avons pas seulement le pouvoir de donner notre assentiment à ce que nous percevons clairement et distinctement, mais aussi à ce que nous percevons d’une autre manière.

Car notre volonté n’est déterminée par aucunes limites. Ce que chacun peut voir clairement, pourvu qu’il prenne garde à ceci que Dieu, s’il voulait rendre infinie notre faculté de connaître, n’aurait pas besoin de nous donner une faculté d’affirmer plus ample que celle que nous avons déjà, pour que nous pussions donner notre assentiment à tout ce qui serait perçu par notre entendement ; cette même faculté que nous avons déjà suffirait pour affirmer une infinité de choses. Et nous éprouvons aussi, réellement, que nous affirmons beaucoup de choses que nous n’avons pas déduites de principes certains. On peut voir, en outre, par là que, si l’entendement s’étendait aussi loin que la faculté de vouloir, ou si la faculté de vouloir ne s’étendait pas plus loin que l’entendement, ou si, enfin, nous pouvions contenir la faculté de vouloir dans les limites de l’entendement, nous ne tomberions jamais dans l’erreur (par la Proposition 14).

Mais nous n’avons aucun pouvoir de faire que l’entendement s’étende aussi loin que la volonté, ou que la volonté ne s’étende pas plus loin que l’entendement, car un tel pouvoir implique que la volonté ne soit pas infinie et que l’entendement n’ait pas été créé fini. Reste à considérer si nous avons le pouvoir de contenir notre faculté de vouloir dans les limites de l’entendement. Or, comme la volonté est libre de se déterminer, il s’ensuit que nous avons le pouvoir de contenir notre faculté d’affirmer dans les limites de l’entendement et par suite de faire que nous ne tombions pas dans l’erreur ; d’où il suit très évidemment qu’il dépend du seul usage de la liberté de la volonté que nous ne soyons jamais trompés. Que d’ailleurs notre volonté soit libre, cela est démontré dans les Principes, partie I, article 39, et dans la Quatrième Méditation, et, par nous, encore plus amplement, dans notre Appendice, chapitre dernier. Et si, quand nous percevons une chose clairement et distinctement, nous ne pouvons pas lui refuser notre assentiment, cet assentiment nécessaire ne suit pas de la faiblesse, mais de la seule liberté et de la perfection de notre volonté. Car affirmer est en nous une perfection (comme il est assez connu de soi) et la volonté n’est jamais plus parfaite ni plus libre que lorsqu’elle se détermine entièrement. Or comme cela peut arriver sitôt que l’esprit a une connaissance claire et distincte, elle ne manquera pas de se donner aussitôt cette perfection (par l’Axiome 5). C’est pourquoi il s’en faut de beaucoup que nous nous concevions comme moins libres parce que nous sommes le moins indifférents quand nous saisissons le vrai. Nous tenons pour certain, au contraire, que nous sommes d’autant moins libres que nous sommes plus indifférents.

Il reste, enfin, seulement à expliquer ici comment l’erreur relativement à l’homme n’est rien qu’une privation, et relativement à Dieu une simple négation. Nous le verrons facilement, si nous observons d’abord que, percevant beaucoup de choses outre celles que nous percevons clairement, nous sommes ainsi plus parfaits que si nous ne les percevions pas, comme il ressort clairement de ce que, supposé que nous n’eussions aucune perception claire et distincte, mais seulement des perceptions confuses, nous n’aurions alors pas de perfection plus grande que de percevoir les choses confusément et nulle autre chose ne serait souhaitable pour notre nature. De plus, donner aux choses même confuses son assentiment est une perfection, en tant que c’est une action. Cela aussi deviendra manifeste pour chacun si, comme tout à l’heure, on suppose qu’il répugne à la nature de l’homme d’avoir des perceptions claires et distinctes ; car alors il paraîtra clairement qu’il est de beaucoup meilleur pour l’homme d’affirmer des choses même confuses et d’exercer sa liberté que de rester toujours indifférent, c’est-à-dire (comme nous venons de le montrer) au plus bas degré de la liberté. Et si nous considérons aussi l’usage et l’intérêt de la vie humaine, nous trouverons cela absolument nécessaire et l’expérience quotidienne l’apprendra à chacun.

Puis donc que tous les modes de penser que nous avons, en tant qu’on les considère en eux-mêmes, sont parfaits, ce qui constitue la forme de l’erreur ne peut résider en eux comme tels. Mais, si nous considérons les modes de vouloir en tant qu’ils diffèrent les uns des autres, nous trouverons les uns plus parfaits que les autres dans la mesure où les uns rendent la volonté moins indifférente, c’est-à-dire, plus libre, que les autres. Nous verrons aussi que, pendant le temps que nous affirmons des choses confuses, nous faisons que l’esprit soit moins apte à discerner le vrai du faux et que nous soyons ainsi privés de la liberté la meilleure. Donc, affirmer des choses confuses, en tant que c’est là quelque chose de positif, n’est pas une imperfection et ne contient pas la forme de l’erreur ; mais en tant seulement que nous nous privons par là de la liberté la meilleure qui appartienne à notre nature et soit en notre pouvoir. Toute l’imperfection de l’erreur consistera donc dans cette seule privation de la liberté la meilleure, et c’est cette privation qui est appelée erreur. Elle est dite privation parce que nous sommes privés d’une perfection qui est réclamée par notre nature ; erreur parce que c’est par notre faute que nous sommes privés de cette perfection, n’ayant pas contenu, comme nous le pouvions, notre volonté dans les limites de l’entendement. Puis donc que l’erreur n’est rien d’autre relativement à l’homme qu’une privation de l’usage droit ou parfait de la liberté, il s’ensuit qu’elle ne réside en aucune des facultés que l’homme tient de Dieu, ni même dans aucune opération de ces facultés en tant qu’elle dépend de Dieu. Nous ne pouvons pas dire que Dieu nous a privés d’un entendement plus ample qu’il pouvait nous donner et a fait ainsi que nous pussions tomber dans l’erreur. Car la nature d’aucune chose ne peut exiger de Dieu quoi que ce soit et il n’est rien qui appartienne à aucune chose à part ce dont la volonté de Dieu a voulu la gratifier, puisque rien n’existe et ne peut même être conçu (comme nous l’expliquons amplement dans notre Appendice, chapitres VII et VIII) avant la volonté de Dieu. C’est pourquoi Dieu ne nous a pas plus privés d’un entendement plus ample on d’une faculté de connaître plus parfaite qu’il n’a privé le cercle des propriétés de la sphère ou la circonférence de celles de la surface sphérique.

Puis donc qu’aucune de nos facultés, de quelque façon qu’on la considère, ne peut montrer en Dieu aucune imperfection, il s’ensuit clairement que cette imperfection, en quoi consiste la forme de l’erreur, n’est relativement à l’homme qu’une privation ; mais rapportée à Dieu, comme à sa cause, elle ne peut être dite une privation, mais seulement une négation.