"Revenir à Spinoza dans la conjoncture intellectuelle présente", par Frédéric Lordon

L’histoire aura décidément été le grand obstacle des structuralismes. C’est d’ailleurs armés de l’argument du changement que les individualismes ont repris le dessus, notamment en rendant solidaires le fait de la dynamique sociale et l’hypothèse de l’acteur selon le syllogisme suivant : s’il y a du nouveau, c’est qu’il y a de l’action, et s’il y a de l’action c’est qu’il y a un acteur. Le point de vue du structuralisme énergétique construit à partir d’une relecture de Spinoza, notamment en mobilisant le dynamisme intrinsèque du concept de conatus, permet aux structuralismes de lever l’hypothèque de l’histoire et d’accéder de nouveau aux faits de changement. S’il y a quelque sens à imaginer que s’ouvre dans la conjoncture intellectuelle présente un "moment Spinoza", c’est parce que, après deux décennies de sciences sociales individualistes, la philosophie spinoziste permet de penser l’action sans l’acteur, et le changement sans rien concéder aux métaphysiques de la subjectivité ou aux philosophies de la conscience, mais en conformité avec un point de vue anti-humaniste théorique sur l’homme et le monde social.


- Crois-tu en la destinée, Neo ?
- Non.
- Et pourquoi ?
- Parce que je n’aime pas l’idée de ne pas être aux commandes de ma vie.


À en croire les commentaires les plus courants du mouvement des idées, l’histoire a passé et ses verdicts sont sans appel : les structuralismes qui avaient enflammé les sciences sociales des années 1960 et 1970 ont rejoint le cimetière des grandes erreurs théoriques et si, le recul du temps aidant, on les considère parfois de nouveau, c’est avec la sympathie pour les monstruosités mises en bocal dont on fait les cas d’école - ou les phénomènes de foire. Sans nécessairement tomber dans les mythes palingénésiques, on voudrait suggérer que cet avis maintenant presque aussi tranché qu’unanime gagnerait à se méfier davantage des conceptions du cours de l’histoire par trop linéaires - dont on comprend bien toutefois qu’elles aient la préférence du moment puisque la thèse de l’histoire monotone a au moins l’avantage de graver dans le marbre l’état présent du rapport des forces dans le champ des sciences sociales et de valider définitivement l’hégémonie des « individualismes ». On pourra dire que cette dichotomie des « structuralismes » et des « individualismes » a tout pour faire l’antinomie sommaire par excellence. Elle n’en a pas moins du sens à l’échelle de l’histoire des idées. Si l’on accorde sans difficulté que ses termes procèdent d’une sténographie un peu « raide », et pourvu qu’on veuille bien lire charitablement les pluriels dont on les a dotés pour signifier rapidement la prise en compte de leurs diversités internes respectives, il reste tout de même que, vu d’assez loin, on tient bien là deux façons contrastées d’envisager l’homme et la société dans leurs rapports mutuels.

Pour l’heure, l’état des forces est sans ambiguïté : tout ce qui de près ou de loin pouvait entrer dans la catégorie fourre-tout des « holismes » - structuralismes, marxismes, sociologie durkheimienne, histoire des Annales, etc. - s’est trouvé déclassé au profit d’un retour à l’acteur, à l’individu ou au sujet, notions qui, sans se confondre, ont néanmoins en commun la même aversion pour la dépossession de l’homme de ses facultés. N’est-ce pas là d’ailleurs, à la fin des fins, le vrai motif de la querelle ? Freud, avec sa théorie des trois blessures narcissiques, a fini par se mettre en tort à force d’avoir raison, et « l’homme », communauté académique en tête, ne parvient toujours pas à surmonter la troisième offense : il accepte de ne plus être au centre de l’univers, il veut bien descendre du singe, mais ne pas être maître chez lui, dans l’intimité de sa conscience et le ressort de sa volonté, c’est plus qu’il ne peut souffrir. On pouvait à la rigueur tuer Dieu, mais l’homme - c’est-à-dire moi, se dit le lecteur - pas question !

Les idées ont-elles un conatus ? On serait tenté de le croire à voir la résistance opposée par cette idée que l’homme aime à se faire de lui-même - volonté libre et conscience souveraine. Cet effort de persévérance et cette énergie dépensée pour résister à la destruction de « l’homme en son idée de lui-même » fournissent en tout cas le plus favorable des terreaux où faire prospérer une science sociale consolatrice. Rétrospectivement, on en viendrait presque à considérer la phase structuraliste comme une sorte de miracle, en tout cas comme un événement improbable si l’on veut bien tenir compte de la charge de scandale qu’elle emportait constitutivement. Aussi, passé l’attrait de sa nouveauté, était-elle vouée à rencontrer une très forte réaction bien décidée à restaurer

l’homme dans ses droits. Le subjectivisme kantien, s’estimant sans doute injustement destitué, a pu faire son retour en majesté après une éclipse finalement de courte durée, prolongé, pour donner l’idée de la diversité et du débat contradictoire, par le post-kantisme habermassien - les sujets ne sont plus parfaitement autonomes mais se constituent dans l’intersubjectivité de la communication ; on peut évidemment se demander si ça n’est pas là de la diversité de second ordre et si le passage à l’intersubjectivité représente vraiment un progrès décisif pour penser en propre le social... En tout cas, c’est dans cette ambiance que se développent tous les « retours à l’acteur » et tous les « individualismes » - on devrait même dire les « individualismes moraux » car sans surprise le retour de la philosophie morale suit de près la restauration du sujet dans l’intégrité de sa conscience libre... et donc de sa responsabilité. Comment la science économique néoclassique, qui n’a jamais été pressée d’aller faire métaphysiquement scandale, n’aurait-elle pas trouvé là les conditions idéales de l’épanouissement de ses théories du choix rationnel ? Mais en fait, c’est plutôt au ralliement individualiste des courants supposés être ses hétérodoxies, en particulier l’École des conventions, qu’il faut juger de la force de l’air du temps en sciences sociales et prendre la mesure de l’homogénéité métaphysique qui règne à nouveau.

Un épistémologue qui passerait par là plaiderait sans doute que ce débat n’est pas voué à demeurer dans le registre très particulier de la dispute métaphysique. Il a son corrélat dans un registre intermédiaire - scientifique au sens propre du terme. Quand deux théories métaphysiquement orthogonales se rencontrent, il leur reste en effet toujours la possibilité de discuter scientifiquement, en se posant mutuellement la question suivante : « Nos hypothèses ne sont pas les vôtres, mais de quoi les unes et les autres sont-elles respectivement capables ? ». Dans cet ordre d’idées, et une fois ravalé le sentiment peu scientifique de « l’offense faite à l’homme », la critique des structuralismes a pour l’essentiel décliné le motif de leur piètre performance en matière de changement et d’historicité. Si les structuralismes font d’invariance nomologique vertu, alors, de fait, ils se mettent en position d’incapacité diachronique. Par un paradoxe qui sera certainement apprécié des économistes, les structuralismes d’hier auraient donc péché par la même tentation que la théorie néoclassique d’aujourd’hui en poursuivant un rêve de scientificité entièrement subordonné à l’exclusion de l’histoire. Contre le mouvement permanent des choses qui menace le savoir de dégénérer en idiographie : des lois ! Structurales ici, économiques là, mais c’est finalement une différence seconde quand il s’agit du rapport fondamental à l’histoire... et à la vertu épistémologique. En sacrifiant tout à la quête des invariants, en cherchant les rapports les plus profonds et les structures inaltérables (de l’inconscient, des mythes, de la parenté, etc.), les structuralistes auraient perdu de vue l’histoire... et la transformation sociale, en un formidable télescopage de leur ambition théorique et de l’engagement politique auquel on n’a cessé de les associer - la contradiction n’atteint-elle pas des sommets à l’occasion de mai 68 ?

Les tentatives pour remettre de la dynamique historique dans le structuralisme, notamment en le « dialectisant » (Lefebvre [1982]) n’ont pas pris le problème par le bout le plus facile... Si la « ré-historicisation » du structuralisme doit en passer par la reconstruction d’une logique alternative, c’est-à-dire par la création à nouveaux frais d’une autre grammaire de la pensée à son niveau le plus fondamental, alors le détour de production devient si long qu’il risque de n’être jamais refermé - on reconnaît là sans peine le destin inachevé du « structuralisme dialectique ». C’est pourquoi il faut probablement penser à une autre stratégie de réconciliation du structuralisme et de l’histoire. Si l’aura intellectuelle du marxisme des années 1960-1970 avait enfermé le débat dans la seule option « dialectique », excluant de fait toutes les solutions latérales, la conjoncture présente ouvre de ce point de vue de nouvelles latitudes, et pourrait bien offrir la possibilité d’un moment Spinoza.

On pourrait s’étonner de convoquer Spinoza dans une entreprise de réhistoricisation du structuralisme, alors même que toute une tradition philologique (Delbos [1912] ; Brunschwig [1951]) n’a cessé d’insister sur le « fixisme » de la Substance, l’éternité des essences, et qu’au surplus l’enrôlement structuraliste d’un philosophe du XVIIe siècle semble, au premier abord, un anachronisme suspect - si ce n’est un abus pur et simple. On peut pourtant faire cette double démonstration et par là réaffirmer la possibilité d’un structuralisme dynamique - on dira même : d’un structuralisme énergétique [1] - mais aussi remettre à l’honneur un anti-humanisme théorique dont une (résistible) objection « historiciste » avait injustement éclipsé les mérites philosophiques propres. Le principal bénéfice de la référence à Spinoza réside donc dans la possibilité restaurée d’accéder au changement sans en passer par l’« acteur », de renouer avec l’histoire sans rien sacrifier aux métaphysiques individualistes, et finalement de consolider l’option structuraliste, débarrassée de son « hypothèque historique » et capable à nouveau d’assumer - fût-ce contre l’air du temps - un anti-humanisme théorique rigoureux.

CONATUS ET CHANGEMENT

Que le commentaire strictement philosophique de Spinoza en ait d’abord privilégié une lecture fixiste n’a finalement rien de vraiment étonnant si l’on considère les thèmes ontologiques initiaux et terminaux de l’Éthique. La Substance, inaltérable causa sui, Dieu immanent, c’est-à-dire en fait Nature, nature naturante productrice de toutes choses, est le point de départ d’une gigantesque entreprise philosophique dont le motif, donné dès le Traité de la réforme de l’entendement, n’est pas autre chose que la recherche d’un bien souverain, défini comme la source d’une félicité permanente, au-delà des plaisirs volatils des consommations habituelles. Cette entreprise philosophique d’éveil - on pourrait même dire de réveil, tant Spinoza insiste sur le caractère somnambulique de la condition humaine ordinaire - et de reconstruction de soi s’achève en une promesse de réconciliation : l’homme y coïncide de nouveau - ou enfin - avec son essence singulière et accède par là même à la conscience de sa participation de la Substance, en un régime de connaissance des déterminations (connaissance « du troisième genre ») qui permet de considérer l’esprit sub specie aeternitatis (E, V, 36) - « ... Notre Esprit en tant qu’il comprend est un mode éternel du penser » (E, V, 40, scolie). La Substance, l’éternité... Comment une lecture proprement métaphysique de Spinoza aurait-elle échappé à cette interprétation fixiste ?

C’est peut-être l’avantage spécifique d’une lecture de Spinoza du point de vue plus rustique (et non dénué d’arrière-pensées instrumentales...) des sciences sociales que d’être moins sensible aux biais interprétatifs induits par la prégnance des grands motifs ontologiques de l’œuvre. La lecture « sociologisante [2] » de Spinoza tente, chaque fois qu’elle le peut, d’y retrouver son plan conceptuel familier, distingué des plans proprement ontologique et éthique - opération à coup sûr plus aisée dans les œuvres politiques de Spinoza. Et lorsqu’elle ne le peut pas, elle imagine l’usage qu’elle pourrait faire pour son propre compte des concepts philosophiques, moyennant le cas échéant tout le travail d’adaptation requis pour les mettre en circulation convenablement dans le plan conceptuel spécifique des sciences sociales. Si cette « extraction » n’a pas la pureté du travail philosophique, elle a du même coup la possibilité d’échapper aux attracteurs « fixistes » du premier commentaire philologique, non d’ailleurs sans un possible effet en retour à partir du moment où, mue par ses intentions propres, elle s’avise de mettre l’accent sur la potentialité dynamique de certains des concepts de Spinoza. C’est particulièrement le cas du concept de conatus qui, bien davantage que celui de Substance, constitue le point d’entrée « naturel » de la lecture sociologisante de Spinoza. Ce n’est pas qu’un usage sociologique de Spinoza puisse se dispenser d’une appréhension intégrale de l’œuvre, qui ne se laisse pas découper au gré d’emprunts locaux et désinvoltes sans risque de contresens majeurs. Mais cet usage, en sa conceptualité spécifique, entre nécessairement dans l’œuvre à un niveau intermédiaire et par les concepts qu’il sent les plus proches des siens. Or le concept de conatus offre précisément cette « proximité », en tant qu’il est le pivot non pas d’une ontologie pure mais d’une onto-anthropologie. Certes, en toute rigueur, et à l’encontre des lectures vitalistes, le conatus n’est pas le propre de l’homme, et « chaque chose [3], autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être [4] » (E, III, 6). Si la pierre s’efforce, elle aussi, de persévérer dans son être - et c’est le cas : la persévérance prend dans son cas la forme élémentaire du principe d’inertie -, on aurait du mal à faire du conatus le principe d’une philosophie vitaliste [5]... Mais, bien sûr, c’est à la pensée des corps complexes - et de l’homme en tout premier lieu - que doit surtout conduire le concept de conatus. Aussi n’est-il pas abusif de lui donner cette portée onto-anthropologique... c’est-à-dire ipso facto un enracinement dans la problématique des sciences sociales.

Cette anthropologie dont le conatus est le support pourrait être qualifiée plus précisément : c’est une anthropologie énergétique [6]. Car le conatus est fondamentalement élan. Il est l’expression d’une ontologie de l’activité et de la puissance. On ne saurait ainsi s’arrêter aux connotations inertielles de la « persévérance » qui n’est pas simplement conservation ou résistance au changement, mais principe actif, tendance vers un plus de puissance. Cet énergétisme intrinsèque du conatus fait alors de lui le principe fondamental possible d’une théorie de l’action ipso facto dynamique. Si les hommes sont essentiellement conatus (E, III, 7), alors la plus grande actualisation du degré de puissance qui est en eux, et vers quoi ils tendent spontanément, fournit une motion fondamentale sous-jacente aux diverses mises en formes social-historiques de l’activité. On pourrait presque présenter l’anthropologie énergétique de Spinoza comme un utilitarisme de la puissance - à ceci près que la recherche permanente de l’accroissement de puissance n’est que la tendance notionnelle du conatus, le plus souvent voué en pratique aux errements de la servitude passionnelle, c’est-à-dire à un « hors-raison » dont Spinoza fait d’ailleurs une minutieuse analyse clinique. Mais le conatus est surtout un principe d’action riche de l’ambivalence de ses effets. Car la persévérance dans l’être peut aussi bien - mais selon des circonstances qu’il appartient à l’analyse de préciser à chaque fois - prendre la forme de la conservation, en la reconduction des habitudes, et donc travailler à la reproduction ou à l’inhibition du changement, ou bien au contraire se déployer comme projection affirmative de puissance, projet d’expansion de soi, ou résistance mais cette fois active, donc force de transformation, voire de renversement. On retrouverait sans peine la marque de cette ambivalence dans les traités politiques où Spinoza évoque alternativement la stabilisation, voire la sédimentation dans l’habitude de l’État Hébreu (TTP), ou inversement la menace de décomposition des institutions politiques sous l’effet de la sédition générale et du débordement de l’État par la « puissance de la multitude » (TP) - Laurent Bove donne peut-être la synthèse la plus concise de cette ambivalence en sous-titrant son ouvrage consacré au conatus [7] : « affirmation et résistance »...

STRUCTURALISME ET ANTI-HUMANISME CHEZ SPINOZA

On en restera à la présentation de ces quelques éléments dont les implications conceptuelles ont été développées plus extensivement ailleurs [8], notamment en montrant combien le concept de conatus à la fois s’avère compatible avec l’économie intellectuelle générale de la sociologie de Bourdieu, mais permet par ailleurs d’en améliorer sensiblement les propriétés dynamiques, précisément en tant qu’il réintroduit pour ainsi dire de la quantité de mouvement au cœur des structures. Cette aptitude du concept de conatus à se couler dans un appareil théorique structuraliste - non pas comme un ajout de surface ou une greffe artificielle mais en s’y intégrant profondément - et les bénéfices dynamiques qu’on tire de son énergétisme intrinsèque permettent alors de concevoir en principe un structuralisme accédant à des propriétés de dynamisme et d’historicité qui lui avaient été déniées jusqu’ici, et ceci sans rien perdre de ses options théoriques originelles. En particulier sans renoncer à une vision de l’homme qui ne valide pas les prémisses des métaphysiques individualistes, et fait du doute critique à l’endroit de la volonté libre et de la conscience souveraine une posture quasi constitutive. Ainsi, l’on n’est pas quitte du débat métaphysique par la seule confrontation scientifique, du moins dès lors que celle-ci ne permet plus une démarcation aussi nette qu’on croyait. Si la pierre de touche de la compétition des programmes de recherche résidait dans leurs aptitudes dynamiques comparées, et si la différence en cette matière se réduit - peut-être jusqu’à disparaître - alors la confrontation des métaphysiques reprend tout son sens et toute son actualité. On peut bien considérer que c’est là, par construction, un débat qui fait sortir du registre proprement scientifique, et décider par suite de refuser de s’y engager. Mais une science sociale peut-elle être à ce point oublieuse de la vision de l’homme qu’elle engage - vouée d’ailleurs à demeurer implicite et irréfléchie tant qu’on persiste à ne pas l’interroger pour elle-même ?

Or si la discussion vient à se déployer dans ce registre métaphysique, force est de constater que les aptitudes au dynamisme d’une science sociale spinoziste reposent sur des bases radicalement différentes de celles des « théories de l’acteur » qui ont ces dernières décennies accaparé les thèmes du changement. Il n’est à vrai dire pas très difficile de reconstituer la connexion par laquelle pensée du changement et consécration du sujet se sont solidairement restaurées. Cette association mutuellement profitable aura pour l’essentiel reposé sur l’argument suivant : s’il y a du changement, c’est qu’il y a du nouveau ; et s’il y a du nouveau c’est qu’il y a de l’action (innovante) ; s’il y a de l’action c’est donc qu’il y a un acteur. Un acteur souverain et centré en sa capacité d’initiative et de disruption, d’opposition à l’ordre établi. Ainsi la pensée « individualiste » ou « subjectiviste » du changement mobilise-t-elle sans cesse les éléments d’une philosophie héroïque de l’histoire : le nouveau est une irruption de la liberté, il est contestation de l’ordre des choses par l’admirable faculté humaine de reprendre en main son destin. Aussi les pensées de la nécessité sont-elles nécessairement vouées à la reproduction, c’est-à-dire - le débat changeant subrepticement de registre - au fatalisme et à la démission. Contester la possibilité ontologique du libre-arbitre et sa capacité de rupture, est un déni de souveraineté et finalement une diminution de la condition humaine. De toute manière, le fait de l’histoire est là. Donc celui de l’acteur est établi.

Revenir à Spinoza, après deux décennies de consécration du syllogisme « historiciste-individualiste », offre précisément les moyens d’en récuser la conclusion tout en en gardant les prémisses. Oui, s’il y a du changement, c’est qu’il s’est passé « quelque chose », et s’il y a eu du nouveau c’est qu’il y a eu de l’action. Et pourtant rien n’autorise à passer de l’action à l’acteur - pour peu évidemment qu’on se donne une définition non triviale de l’acteur. Mais c’est bien ce que font les sciences sociales individualistes qui, bien au-delà de l’opérateur de l’action, voient en l’acteur l’homme qu’on connaît : doué de conscience et de volonté, commandant à ses pensées, à ses gestes et à ses paroles, interprétant, décidant et agissant. Il y a là exactement tout ce que Spinoza récuse avec la dernière vigueur.

Le désir comme propulsion

Pour donner, fût-ce brièvement, une idée de la façon dont Spinoza aide à penser qu’il puisse y avoir de l’action sans acteur, il faut probablement en revenir à la stratégie critique que commande son intention philosophique fondamentale, et notamment la signification particulière de son Éthique qui se conçoit « comme une théorie de la puissance, par opposition à la morale comme théorie des devoirs » (Deleuze [1981]). Cette indication permet peut-être de mieux comprendre la radicalité anti-cartésienne de la philosophie spinoziste dont on peut lire les prolégomènes comme une démolition méthodique de la doctrine des facultés. Pas de volonté chez Spinoza, mais des volitions ; pas de « liberté », mais des déterminations ; pas de « tractions » finalistes, mais des propulsions. Car le conatus est fondamentalement poussée, et seules les reconstructions téléologiques ex post du désir parviennent à le faire oublier. Le désir - mobile exclusif de toute action - ne répond pas à la cause finale d’un objet à atteindre intrinsèquement désirable, il est propulsion par une structure désirante dont la constitution appartient entièrement au passé. Pour lutter contre cette idée immédiate que le désir est dirigé vers « l’en avant » d’une valeur intrinsèque posée là [9], Spinoza rappelle tout ce qu’il doit au travail passé des rencontres accidentelles, aux associations qui en ont résulté et à leur réactivation dans le présent du « sujet » désirant. Ainsi la « théorie de l’action » développée par Spinoza ne relève-telle pas d’un finalisme mais d’un associationnisme du désir : « Du seul fait que nous avons considéré un objet en même temps que nous étions affectés d’une joie ou d’une Tristesse dont il n’était pourtant pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou le haïr. » (E, III, 15, corollaire.) « Nous comprenons ainsi comment il se peut faire que nous aimions ou haïssions certains objets sans que nous puissions déceler aucune cause à cet amour ou à cette haine [...] Il convient de ramener à ce cas celui des objets qui nous affectent de joie ou de Tristesse par le seul fait qu’ils ont quelque ressemblance avec des objets nous affectant habituellement de ces affects. » (E, III, 15, scolie.) Quand Pierre Macherey pose la question de savoir « comment s’opère la jonction du désir et de la représentation de choses extérieures [10] », la réponse est donc : par les associations affectives accidentelles. « Les affects primaires [...] s’accompagnent [...] de représentations de choses extérieures et c’est parce qu’ils entrent dans de telles combinaisons, à partir desquelles se forment les complexes affectifs, qu’ils nous poussent irrésistiblement vers ces choses sur lesquelles notre désir s’est une fois fixé dans des conditions qui nous font croire que ce sont celles-ci pour elles-mêmes qui nous attirent [11] ». La genèse du choix d’objet s’effectue donc en deux temps. Il y a d’abord constitution originaire de la situation de désirabilité pour tel objet qui est le produit accidentel - et généralement oublié comme tel - d’une association affective fortuite. Puis, cette association originaire produit un travail représentationnel qui stabilise un jugement d’objet, lequel sera réactivé à chaque nouvelle confrontation à l’objet [12], en faisant croire à l’antériorité de celui-ci en raison de l’oubli de l’association créatrice. On est donc au plus loin d’un monde toujours déjà peuplé d’objets aux qualités intrinsèques, souverainement visés par les individus. Seule la subtile combinaison de mémoire et d’oubli dont Spinoza fait la formule du désir nous conduit à cette reconstruction : il y a mémoire intégrale des associations affectives... et oubli le plus souvent de ce qui les a fait naître. Ainsi le désir chez Spinoza procède fondamentalement d’un effet d’hystérésis puisque l’association affective est indéfiniment réactivable, quoique oublieuse de son terme générateur. Certes le désir est bien intentionnalité, mais selon des déterminations entièrement propulsives ; les hommes visent des objets, mais conformément au travail d’enchaînements passés qui leur échappent complètement - et c’est là une hétéronomie qui d’emblée ampute l’idée d’action souveraine de tout ou partie de ses prétentions.

Il n’y a en fait pas une, mais deux théories de la formation du désir dans l’Éthique, ou plutôt deux déclinaisons d’un même associationnisme du désir. Si la deuxième version partage avec la précédente le fait décisif de la rencontre - thème spinoziste de première importance [13] - elle a pour propriété spécifique de faire passer cette fois la contamination des affects non par des rencontres de choses et des amalgames de situation, mais par des rencontres entre hommes. Les rapports d’imitation, ou plus précisément d’émulation y prennent une part fondamentale : « Du seul fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable. » (E, III, 27.) Sous le rapport d’une psycho-sociologie spinoziste du désir, cette proposition est d’une importance stratégique. Elle signifie que l’observation et la représentation (par le travail de l’imagination) des affects d’un tiers, vis-à-vis duquel l’observateur se trouve dans une position de neutralité affective, valent ipso facto émulation. Ce n’est pas tant d’imitation à proprement parler - dans un rapport, pour ainsi dire, de copie « externe » - qu’il s’agit, mais plutôt de ce que le fait même de la représentation imaginative d’un affect possède en soi un pouvoir de reproduction et d’induction internes : imaginer un affect d’autrui, c’est nécessairement, à un degré ou à un autre, le faire vivre en soi - l’émuler. Mais dès lors que la spécificité de ce travail d’induction interne a été marquée, Spinoza n’hésite pas à parler « d’imitation des affects » : « si elle est relative au Désir, elle s’appelle Émulation, celle-ci n’étant donc rien d’autre que le Désir d’une chose provoqué en nous par le fait que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même Désir. » (E, III, 27, scolie.) S’en déduisent tous les effets de renforcement du désir par l’effet du regard d’autrui - « Si nous imaginons qu’un autre aime, ou désire ou hait ce que nous-mêmes aimons, désirons ou haïssons, par là même, nous aimerons, désirerons ou haïrons avec plus de constance » (E, III, 31) -, mais aussi tous les mécanismes de l’asservissement du désir aux anticipations de l’approbation d’autrui, où l’on pourrait voir le germe d’une sociologie de la reconnaissance : « Nous nous efforcerons aussi d’accomplir tout ce que nous imaginons être considéré avec joie par les hommes, et au contraire nous répugnerons à accomplir ce que nous imaginons être tenu en aversion par les hommes. » (E, III, 29.)

Inversion finaliste et valorisation du monde

Autant que le premier associationnisme des « amalgames de situation », ce second ordre de détermination du désir par les rencontres d’individus et les influences interpersonnelles a pour propriété de souligner l’hétéronomie fondamentale des choix d’objets. Mais la contamination générale des affects n’est pas le fin mot de la critique spinoziste des philosophies du sujet souverain, puisque, au-delà des seuls choix d’objet, elle met en question plus généralement toutes les prétentions à la maîtrise de soi - de ses gestes, de ses paroles et de ses pensées. C’est en fait tout un rapport hallucinatoire au monde que Spinoza entreprend de dissiper, dans le temps même où il en reconstitue la genèse.

La combinaison de conscience du désir et de méconnaissance de ses déterminations est probablement l’un des facteurs les plus puissants de cette hallucination du monde. Car l’intentionnalité propre du désir s’impose exclusivement à l’entendement et écrase toute idée des propulsions sans lesquelles pourtant il demeurerait désir indéterminé. Aussi la visée, qui est le propre du désir, mais qui n’en donne pour autant aucune intelligence, impose-t-elle fallacieusement son primat et détermine-t-elle la vision d’un monde de fins. Elle donne en effet à croire que les objets visés le sont parce qu’ils sont receleurs d’une valeur propre qui justifie et détermine le désir, l’« intrinsèquement désirable » constituant les fins logiques du désir. Cette sorte d’illusion projective, le désir scotomisant toutes ses déterminations propulsives pour ériger la fin visée comme sa seule cause, est au principe d’une vision du monde littéralement sens dessus dessous. « Ainsi », commente Matheron, « s’inverse, pour nous, la suite véritable des événements. Selon l’ordre réel, des causes inconnues ont déterminé l’agent à désirer accomplir certains actes qui, finalement, ont abouti à un certain résultat ; mais, à nos yeux, c’est le résultat qui, transmué en fin, a inspiré à l’agent le désir d’utiliser ces mêmes moyens : la conséquence se présente ainsi comme la cause de ses propres prémisses, l’instrument comme l’effet de son propre effet [14] ». De ce fait que « les hommes agissent toujours en vue d’une fin [15] », mais qu’ils ignorent comment cette fin s’est proposée à eux, il suit, par une généralisation spontanée encore plus extravagante, qu’« à propos des choses parachevées, ils cherchent toujours à n’en connaître que les causes finales [16] », égarement de la raison qui culmine dans l’idée d’un Dieu créateur de toutes choses à (usage des hommes. Les sciences sociales auraient sûrement quelque profit à considérer cette anatomie des illusions finalistes, et l’on pourrait sans doute suggérer à certaines reconstructions fonctionnalistes de la genèse des institutions de méditer l’analyse spinoziste de leur contresens spontané : « [Les hommes] se tournent vers eux-mêmes et ils réfléchissent aux fins qui les déterminent habituellement à des actions identiques, et ainsi ils jugent de la constitution des choses par la leur propre [17]. » Les yeux semblent donc « faits pour » voir, les dents « pour » mâcher, les végétaux « pour » se nourrir, et les hommes n’en finissent pas de « consid[érer] toutes les choses naturelles comme des moyens destinés à leur utile propre [18] ».

L’illusion finaliste est au principe d’une vision non seulement inversée mais également enchantée du monde. Car les « fins » ne désignent pas seulement le principe générateur des choses et du désir mais aussi celui de la valorisation et de la signification du monde. L’Appendice qui clôt la première partie de l’Éthique est déjà annonciateur d’une déconstruction du sens et des valeurs, et des renversements dont ils procèdent. Car ces illusions, elles aussi, naissent du préjugé finaliste fondamental, et Spinoza propose déjà de montrer « la manière dont [celui-ci] produit les autres préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et au blâme, à l’ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur [19]. » Mais la critique principale est portée au scolie de la 9e proposition de la partie III : « Nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. » Spinoza a visiblement trouvé la camera obscura marxienne avec quelques siècles d’avance, et le pouvoir de renversement des choses de ce qu’il nomme non pas « idéologie » mais « imagination » lui est parfaitement familier - ainsi le sens de la postérité devrait peut-être conduire à reconnaître l’inversion de l’inversion et la remise des choses sur leurs pieds comme des figures d’abord spinozistes... Au demeurant, n’étaient-elles pas vouées à émerger d’une philosophie de l’immanence qui prend son parti d’un univers silencieux, indifférent et insignifiant ? La projection forcenée du sens là où il n’y en a pas, les torsions de l’ordre des choses pour les réinvestir de valeur [20], le catastrophisme permanent de l’imagination sont les productions de l’esprit humain que Spinoza contemple d’un oeil tranquillement positif, comme le reste de l’univers : il y a le monde et rien d’autre...

Illusions de la conscience, prétentions de la liberté

Mais il y a plus pernicieux encore que l’illusion de la valeur : celle de la liberté. Peut-être est-ce en cette matière qu’apparaît le plus évidemment le Spinoza anti-humaniste théorique, pour qui aucun « mode fini [21] », et pas plus l’homme que les autres, ne saurait échapper à la nécessité. Ce déterminisme rigoureux auquel se trouve assujettie l’humanité comme toute autre chose du monde est l’expression d’un choix théorique qui refuse à l’homme quelque statut d’exception que ce soit au sein de l’ordre des choses. Cette option n’est-elle d’ailleurs pas conforme à un souci d’économie intellectuelle très scientifique, et ne reviendrait-il pas inversement à tous ceux qui postulent l’extraterritorialité de la condition humaine au sein de l’univers de supporter une sorte de charge de la preuve ? Spinoza n’exclut pas par principe quelque chose comme un propre de l’homme mais il refuse de l’envisager sous l’espèce d’un affranchissement de la légalité commune qui suit de la nécessité naturelle. L’humanité n’est pas une enclave et, par là d’ailleurs en stricte conformité avec sa méthode de démonstration « selon l’ordre géométrique », choisissant de regarder « les actions humaines et les appétits comme s’il était question de lignes, de surfaces ou bien de corps » (E, III, Préface), Spinoza se refuse à considérer l’homme tanquam imperium in imperio - comme un empire dans un empire.

Or « les choses » - y compris donc la destinée humaine - « n’ont pu être produites par Dieu [22] selon aucune autre modalité ni selon aucun autre ordre que l’ordre et la modalité selon lesquels elles furent produites » (E, 1, 33), établit Spinoza au terme d’une démonstration qui occupe toute la première partie de l’Éthique. D’un point de vue de science sociale, on pourrait se contenter d’entendre comme un postulat - d’ailleurs épistémologiquement justifié ainsi que le rappelait René Thom [1990] [23] - cet énoncé auquel Spinoza, en philosophe, donne la valeur apodictique d’une conclusion. En tout cas, l’affirmation d’un déterminisme sans faille et la « régularité » du statut de l’humanité dans l’ordre des choses constituent bel et bien le point de rupture décisif avec les métaphysiques de la subjectivité. Si le règne de la nécessité est sans partage, si l’univocité du cours des choses est absolue, l’idée de la contingence et la possibilité d’un choix entre des futurs alternatifs perdent jusqu’à leur sens. Dieu lui-même n’a pas « hésité » au moment d’engendrer le monde, et n’a pas envisagé de le faire autrement qu’il est. C’est bien là d’ailleurs la marque d’un Dieu immanent, par opposition au Dieu transcendant des « philosophes » que Spinoza critique et qui ont poussé si loin la transcendance, qui « ont interprété la perfection divine tellement en excès [24] par rapport à la réalité factuelle des choses telles qu’elles sont, qu’ils ont fini par la détacher de l’ordre des choses ou ordre des causes [25] » (Macherey [2001].) Or le Dieu immanent de Spinoza n’échappe pas plus à la nécessité que ses modes, à ceci près tout de même qu’il est unique cause de soi quand les modes finis sont le produit d’une chaîne infinie de causes extérieures [26] (E, 1, 28.) Il est ainsi extrêmement symptomatique que la négation de la volonté comme faculté libre soit énoncée dès la première partie, consacrée à Dieu, bien avant donc que ne soit abordé le cas de l’homme : « La volonté ne peut pas être dite cause libre, mais seulement cause nécessaire. » (E,1, 32), « Aucune volition ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n’est déterminée par une autre cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l’infini [...] De quelque manière que l’on conçoive la volonté, comme finie ou comme infinie, elle requiert une cause par laquelle elle est déterminée à exister et à agir » (E, 1, 32, démonstration.) Le corollaire tombe avec la netteté d’un couperet « D’où il suit : 1° que Dieu n’agit pas par la liberté de la volonté... » En quelque sorte, Dieu relève de Dieu, par la même nécessité que toutes les autres choses... à ceci près que c’est la sienne

A fortiori, que dire de l’homme, mode fini parmi les modes finis ? On s’en doute, la même nécessité l’emporte en chacun de ses gestes, de ses pensées et de ses volitions. Il ne tient qu’à son entendement limité d’éprouver l’hésitation et, par suite, de se figurer son action sous l’espèce du choix, là où Dieu même n’a fait que suivre la nécessité de son essence... Cette extravagante prétention humaine au libre-arbitre a pour principe la combinaison de la conscience et de la méconnaissance de soi. Spinoza y avait déjà fait une référence appuyée dans l’Appendice de la partie I. Il y revient plus carrément encore dans la partie III où s’expose sa théorie du mode fini appliquée à l’homme, et notamment dans un scolie foudroyant qu’on voudrait pouvoir citer intégralement (E, III, 2, scolie) : « Les hommes se croient libres par cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais qu’ils ignorent les causes qui les déterminent [...] Ceux-là donc qui croient parler, ou se taire, ou bien accomplir quelque action que ce soit par un libre décret de l’Esprit, rêvent les yeux ouverts... » Ainsi l’humanité est plongée dans une hallucination à laquelle les philosophies de la conscience n’ont fait que donner la forme de la théorie. Mais Spinoza veut nous tirer de notre rêve et, pour ce faire, il se montre méthodologiquement poppérien quatre siècles avant Popper ! Car Spinoza n’a que faire des cas ordinaires dont la recension travaille confortablement à la confirmation et à la reconduction des lieux communs les plus sécurisants de la pensée. Lui s’intéresse aux ratés, aux déviations et aux anomalies : le somnambule, l’ivrogne, le fou, l’enfant. Ceux-là ne savent pas ce qu’ils disent ni ce qu’ils font, et cette apparente étrangeté à eux-mêmes pourrait bien nous en dire plus long sur la vérité de la condition humaine que tous ces faux réveillés qui se croient maîtres chez eux : « L’homme ivre croit [...] par un libre décret de l’Esprit dire des choses que, devenu lucide, il voudrait avoir tues ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un grand nombre d’individus de même sorte croient parler par un libre décret de l’Esprit alors qu’ils sont incapables de contenir l’impulsion de parler. » (E, III, 2, scolie.) Les hallucinés ne sont pas ceux qu’on croit...

Mais les catégories théoriques de l’anomalie - et les pratiques sociales de la ségrégation - sont là pour circonscrire le danger et permettre à l’entendement fini de demeurer dans son contentement un peu stupide : il s’imagine maître de lui-même, alors que cette « maîtrise » n’est que l’envers de son ignorance. On comprend bien que cette ignorance des causes nous conduise « légitimement » à voir les choses indécises, fortuites ou coïncidentes. Cette « légitimité » ne devrait pourtant pas être autre chose que l’expression désolée de notre finitude. En tout cas certainement pas le motif recevable de construire des métaphysiques de la liberté. Car, du point de vue de l’entendement infini, tout a été nécessité, et le résidu de ses déterminations insaisissable à l’homme n’a aucun titre à être appelé « liberté ». Ainsi, comme le hasard, la liberté est un concept négatif. Elle n’est que la mesure d’un déficit de connaissance. Incapables de se mettre en cause dans leur insuffisance, les hommes ont d’abord projeté leur méconnaissance d’eux-mêmes et des choses en une entité extérieure baptisée « volonté divine », réceptacle résiduel de tout ce qui échappe à leur entendement - mais résidu monumental à force de cécité. Spinoza les dessille sans ménagement tous ceux qui glorifient alternativement la volonté de Dieu, la contingence fondamentale ou la liberté créatrice s’en vont rejoindre « l’asile de l’ignorance » (E, 1, Appendice)...

En fait, Spinoza n’en finit pas de s’étonner de cette transfiguration, inscrite au plus profond de la culture, qui fait passer le manque, ou le négatif de la « liberté » pour une merveilleuse positivité. Et il ne se fait aucune illusion quant aux seuls pouvoirs de la raison : « Les idées inadéquates et confuses s’enchaînent avec la même nécessité que les idées adéquates. » (E, il, 36.) Leur résistance est donc inscrite dans leur nécessité [27]. Aussi, quatre siècles après l’avertissement spinoziste, la fallacieuse opération, peut-être plus vivace que jamais, demeure-t-elle repérable à tous les niveaux de la culture, des constructions philosophiques les plus distinguées aux « métaphysiques implicites » des récits les plus ordinaires. Le Neo qui « n’aime pas l’idée de ne pas être aux commandes de [sa] vie [28] », aurait pu être tiré d’un roman philosophique des plus relevés. Il vient en fait d’un film hollywoodien [29], en provenance donc d’une société où la croyance en la liberté individuelle est peut-être portée à son zénith, et en tout cas bien fait pour conforter un public potentiellement planétaire dans l’idée qu’il se fait de sa situation métaphysique. Mais, sous ce rapport au moins, Neo n’est pas très loin de Descartes, ni de ses continuateurs « humanistes », il est d’ailleurs notre fidèle reflet à tous dans l’appréhension spontanée de notre propre existence. Avec cette différence toutefois que l’exercice de la pensée a normalement pour vocation de rompre avec cette spontanéité-là. Gageons que si Spinoza observe, contrit et compatissant, les errements de ses contemporains, il doit probablement réfréner un mouvement d’humeur à l’endroit de ceux qu’ils appellent les « philosophes », dont la différence intellectuelle se contente en fait de ratifier, mais sous forme savante, les appréhensions les plus ordinaires de l’existence et de les conforter, avec l’autorité spécifique de la Science, dans l’illusion consolatrice de la souveraineté.

N’est ce pas cette même opération à laquelle se livrent à leur tour les sciences « sociales » individualistes ? Sous des formes parfois extrêmement sophistiquées, font-elles autre chose que de développer, et in fine valider, dans le plan de la théorie le sentiment du moi le plus commun ? Certes, il n’en reste plus beaucoup pour supposer l’individu monadique parfaitement autonome et suffisant. Sa rationalité est limitée, son information incomplète, l’incertitude l’affecte et surtout il interagit avec d’autres. Mais à la fin des fins, quelque limité par les contraintes de sa position sociale ou de son inscription institutionnelle, il y a toujours en lui un « acteur », qui décide et qui agit en conséquence - magnifique noyau dur de la liberté. Au-delà de toutes les restrictions ou de toutes les concessions qui ont fini par éloigner des « individualismes » purs - reconnaissance des contraintes collectives, interactions inévitables, etc. - ce volontarisme de l’action et cette liberté souveraine de la conscience, sont la marque persistante du sentiment du moi - présent dans la tête du sujet étudiant et projeté à l’identique dans celle du sujet étudié. Il serait alors peut-être plus juste de se débarrasser de l’étiquette « individualiste » pour qualifier ces courants qui prennent tout de même en considération le fait interindividuel, voire s’interrogent sur le « collectif », et plus pertinent à leur propos de parler de « psychologismes » au moins au sens suivant : s’il y a du collectif, il se reconstruit « par le bas », comme composition et interaction d’une multiplicité de « moi ». C’est avec ce, ou ces « psychologismes », avec ces mondes de consciences souveraines, de volontés libres et d’actions décidées que la lecture de Spinoza conduit à rompre. Non pas que la philosophie spinoziste soit par principe hostile à toute approche psychologique. On pourrait très bien tenir pour une psychologie rationnelle la partie III et le début de la partie IV de l’Éthique, consacrées à l’analyse « des affects » et « de la servitude passionnelle ». Mais cette psychologie-là est d’un genre un peu particulier qui fait plus penser à celle de Nietzsche - dont on sait combien il se revendiquait psychologue [30] - qu’à celle (ou celles) de nos sciences sociales actuelles... Il n’y a donc probablement pas lieu de s’étonner que certaines de ces psychologies « psychologistes » se soient avérées si corruptibles et si susceptibles de se commettre avec des pouvoirs, notamment économiques, qui ont profondément partie liée avec la glorification idéologique de l’individu souverain et volontaire - on pense en particulier à toutes les psychologies entrepreneuriales, managériales, du leadership, etc., d’ailleurs parfois catastrophiquement rejointes sur ce terrain par certaines « sociologies »... Précisément parce que, loin d’aller au-devant des appréhensions de la conscience ordinaire, elle leur tourne le dos et entreprend leur déconstruction critique, une psychologie anti-humaniste serait à coup sûr peu susceptible de ces usages, on pourrait même dire de ces dévoiements instrumentaux, elle qui se donne pour but de théoriser les productions de l’esprit et non d’enregistrer telles quelles les variations du sentiment du moi, en prenant pour argent comptant toutes ses illusions caractéristiques.

Aussi le prolongement de la pensée ordinaire par les « psychologismes » savants apparaît-il comme une sorte de démission critique, et même une trahison de la vocation constitutive de la science qui est de rompre avec les évidences communes. La force du refus de la déshumanisation (théorique) de l’homme n’en finit pas, au-delà de la confrontation proprement scientifique, d’appeler sa discussion métaphysique, et pour finir son analyse symptomale. Il est vrai que c’est de l’empire sur nous-mêmes qu’il est question, et que sa mise en doute est à chaque fois une insupportable offense, une sorte d’attentat intime. Si l’activité en chambre qu’est la pratique théorique doit néanmoins comporter quelques risques, sans doute faut-il y inclure celui d’inquiéter notre situation métaphysique, plutôt que de ronronner à sa tranquillisation. De ce point de vue Spinoza a vraiment pris tous les risques - et son existence de réprouvé en témoigne assez - lui qui nous enjoint de nous réveiller et de sortir de notre grande hallucination collective. Non, nous ne sommes pas maîtres au-dedans de nous. Nous sommes le siège mais pas le souverain de ce qui se passe en notre intériorité. Les idées mêmes naissent en nous par des enchaînements nécessaires qu’il n’est en notre pouvoir ni de déclencher ni d’arrêter. Spinoza répond à Schuller (Lettre 58) : « Votre ami objecte que nous pouvons user de notre raison très librement, c’est-à-dire absolument [31], et il persiste dans cette idée avec assez, pour ne pas dire trop de confiance. Qui, dit-il, pourrait dire, en effet, si ce n’est contre le témoignage de sa propre conscience, que je ne puis pas arrêter en moi cette pensée -Je veux écrire et je ne veux pas écrire. Je voudrais savoir de quelle conscience il veut parler [...] Je nie absolument que je puisse arrêter en moi avec une puissance absolue cette pensée [...] Mais j’invoque la conscience de votre ami lui-même, qui sans aucun doute a éprouvé qu’il avait dans ses rêves la puissance de penser qu’il voulait écrire ou ne le voulait pas : quand il rêve qu’il ne veut pas écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il veut écrire, et quand il rêve qu’il veut écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il ne veut pas écrire [32]. » Une fois de plus, le rêve est une expérience décisive pour convaincre de la destitution de la conscience. L’esprit humain ne s’appartient pas, en aucun cas il n’est l’acteur souverain de la pensée, il n’en est que le lieu « L’Esprit humain est une partie de l’entendement infini de Dieu ; par suite, lorsque nous disons que l’Esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu a telle ou telle idée. » (E, il, 11, corollaire.) Aussi, en toutes ces occasions où Spinoza évoque ce « quelque chose qui se passe en nous » (E, III, def 2), comment ne pas penser au « ça » des structuralistes, sujet impersonnel du penser et du parler sous les figures du « ça pense » et du « ça parle » ?...

Nous avons des pensées, nous éprouvons des volitions, nous accomplissons des actes, mais toutes ces choses se font en nous hors de notre contrôle, et la seule part que la conscience puisse en revendiquer est d’en porter témoignage. Mais par une extraordinaire divagation qui s’identifie presque avec la culture même, et dont Spinoza donne la formule, ce témoignage a été pris pour de la maîtrise, le simple enregistrement pour un pouvoir, et cette croyance a pris une force telle qu’elle en est devenue constitutive de ce que nous appelons « la santé mentale ». Quiconque en effet ne se laisse pas installer dans le confortable mensonge de son « moi » souverain et prend le risque de s’abîmer dans l’idée de la non-appartenance à soi ne s’expose-t-il pas à mettre en péril son « équilibre psychique », à se trouver jeté dans l’étrangeté à soi-même, âme errante ou fantôme vivant ? - et c’est d’avoir ainsi engendré les critères vécus de sa propre confirmation qu’on peut juger du degré auquel cette illusion du moi s’est montrée culturellement performante.

On comprend mieux que la « liberté » doive fatalement succomber dans la foulée du « moi » dont elle est intimement solidaire. Par le même trait d’humour critique que Xénophane qui dénonçait l’anthropomorphisme en faisant observer que si les bœufs avaient une religion leurs dieux auraient probablement des cornes, Spinoza nous prie de considérer le cas d’une pierre qui serait dotée de conscience de soi, et qui « tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle le peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut » (lettre 58 à Schuller). Ainsi Spinoza nous conduit-il progressivement à sortir du contresens qui fait de la liberté le terme antinomique de la nécessité. La liberté n’est, en aucune façon, l’affranchissement miraculeux de la nécessité - dont l’exercice est sans faille. Les hommes prennent pour leur liberté le fait d’échapper à l’emprise d’une contrainte extérieure. Ce qui est ainsi nommé liberté devrait à peine être nommé souveraineté et ne désigne en fait que la licence de s’adonner à son désir. Mais rien n’autorise à tirer de là que ce désir lui-même a été « librement » formé, et la possibilité de le suivre s’accompagne d’ailleurs le plus souvent de l’ignorance même de ce qui l’a déterminé. Aussi faut-il renoncer à la liberté dans sa prétention à faire un pas de côté, hors du cours déterminé des choses, pour se faire à l’idée qu’il n’est de choix qu’entre deux formes de nécessité : celle de l’intérieur et celle des causes extérieures. « J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. » (lettre 58.) Cette déqualification de la liberté n’est même pas le terme de notre affliction, et Spinoza ne nous laisse que peu d’espoir d’accéder à la forme la moins faible de la liberté - la nécessité libre, celle qui ne procède que de « sa propre nature ». Car l’homme, en tant qu’il est un mode fini, est irréductiblement sous la dépendance des causes extérieures... « Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et ne puisse subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est la cause adéquate. » (E, IV, 4.) Même la « nécessité libre » est donc hors d’atteinte - en fait elle n’appartient qu’à Dieu, et c’est ce que Spinoza ajoutait au précédent fragment de la lettre 58 : « Dieu existe librement, bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature... »

Il ne reste décidément pas grand-chose du « sujet » ou de l’« acteur », de sa liberté et de sa volonté, dont Spinoza défait à peu près toutes les prétentions. Et pourtant rien de cela n’empêche en quoi que ce soit de penser l’action et ses effets transformateurs. L’oeuvre plus spécifiquement politique de Spinoza en témoigne assez qui nous campe la création des États ou la possible ruine des institutions. Le conatus, expression d’une ontologie de l’activité et manifestation de la puissance d’exister, est une quantité de mouvement toujours susceptible de remettre l’histoire en marche. Et pourtant rien dans ces réébranlements ne nécessite d’en appeler à l’héroïsme du libre-arbitre ou à l’admirable initiative de sujets souverains. Car même l’action disruptive, même la contestation de l’« ordre établi » sont encore des produits de la détermination universelle, uneautremanifestationdel’enchaînementdescauses.Certes,les conatus agissants sont des pôles d’activité individués, des foyers d’initiative attachés à des agents centrés en leur capacité d’action. Et pourtant rien n’autorise à conclure à la présence de l’« acteur », et l’individuation des forces agissantes n’implique en rien un « individualisme de l’action ». Si la pensée spinoziste, en sa force subversive proprement révolutionnaire, est une sorte de providence dans la conjoncture intellectuelle d’aujourd’hui, c’est donc parce qu’elle offre enfin la possibilité de rompre cette fallacieuse solidarité entre l’historicité et la subjectivité, et de séparer la pensée du changement de « l’hypothèse de l’acteur ». Ce faisant, elle réhabilite la perspective d’un anti-humanisme théorique, désormais hors d’atteinte de l’objection « d’incapacité dynamique », et dont toute la force de critique - où résidait probablement le vrai motif de l’écarter - peut à nouveau être sollicitée. Comme il y a quelques décennies, son pouvoir de mise en question des certitudes ordinaires, son travail de déstabilisation des appréhensions communes gagnent certainement à assumer l’inquiétante appellation d’« anti-humanisme théorique », car inquiéter est une vertu dans l’ordre propre de la pensée - qui ne se confond pas avec celui de la pratique en dépit de ce que des allusions d’une malhonnêteté foncière ont jadis tenté de donner à croire [33]. Althusser lui-même, au moment de jeter un regard rétrospectif sur son itinéraire intellectuel des années 1960, ne déclarait-il pas : « Nous n’avons pas été structuralistes [..] nous avons été spinozistes [34] ? » - ceci sans d’ailleurs qu’un anti-humanisme spinoziste d’aujourd’hui s’en trouve pour autant contraint en quoi que ce soit d’endosser toutes les thèses de l’althussérisme d’hier...

Quoi qu’il en soit, il y a bien lieu de perturber les fausses évidences de la conscience souveraine et de questionner à nouveau la postulation métaphysique du sujet. De ce sujet, d’ailleurs, Michel Foucault n’avait-il pas souligné de longue date l’ambivalence sémantique - sujet libre ou sujet assujetti, sujet souverain ou sujet du souverain - et par là n’avait-il pas suggéré de s’interroger sur une opération de requalification semblable à celle qui fait passer de la liberté-manque à la liberté positive ? Au demeurant, il se pourrait que la « subjectivité » livre davantage ses significations troubles que le « sujet », en rendant plus visible par son préfixe « sub » qu’elle veut dire fondamentalement soumission. Il y a là un mélange de sens qui aide probablement à éclairer ce que pourrait être la subjectivité selon l’Éthique. Bien sûr Spinoza conteste absolument que la subjectivité - en ses attributs « classiques » de liberté et de volonté - soit une propriété native des hommes. La subjectivité se conquiert - et de haute lutte [35]... Elle n’est pas autre chose en fait que le terme de l’entreprise de libération en quoi consiste l’Éthique, comme pleine réappropriation de sa puissance - et non comme observance de la « vertu ». Si l’homme accompli s’exhausse à la condition de sujet éthique, cette subjectivité n’est toutefois en rien le miracle du grand affranchissement ou de la grande souveraineté. Elle est une autre façon - réfléchie et pleinement consciente - de vivre sa participation de la Substance, en un état qui dépasse l’antinomie de la liberté et de l’assujettissement, puisque la liberté y est redéfinie comme assujettissement mais à sa propre nécessité. Et puisque celle-ci procède en dernière analyse de la nécessité divine - nécessité de la Nature naturante - dont elle est une partie, la subjectivité éthique, dont Spinoza veut nous convaincre qu’elle est la seule ambition raisonnable de la condition humaine, n’est pas autre chose que l’accès à une conscience supérieure de ses déterminations, c’est-à-dire finalement à la façon véritable de s’éprouver sujet de Dieu.

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[1Voir Lordon [2003].

[2On utilisera ici « sociologisant » ou « sociologique » non pas en un sens disciplinaire strict, mais de manière extensive pour référer génériquement à la perspective des sciences sociales.

[3Souligné par moi.

[4Soit : Éthique, 3e partie, 6e proposition. Il est fait référence ici à la traduction de Robert Misrahi [1990].

[5Il n’est pas inutile, à cette occasion, de faire remarquer combien la lecture de la Volonté de Puissance nietzschéenne, plus encore que celle du conatus a été l’objet de ce même malentendu vitaliste, et l’on pourrait mettre en rapport avec profit la proposition 6 de la partie III de l’Éthique avec le paragraphe 36 de Par delà bien et mal.

[6Voir Lordon [2003].

[7Bove [1996].

[8Voir Lordon [2003].

[9Comme le rappelle l’étymologie du mot objet, et mieux encore en allemand : Gegenstand.

[10Macherey [1998], tome III, p. 144.

[11Macherey [1998], p.144.

[12Ou à un objet possédant des propriétés communes (E, III, 16).

[13Dont on doit surtout à Deleuze [1981] d’avoir dégagé toute la portée.

[14Matheron [1988], p. 103.

[15E, I, Appendice.

[16Ibid.

[17Ibid.

[18Ibid.

[19Ibid.

[20On notera au passage combien ce travail de l’imagination qui ne cesse de renverser le lien de causalité réel entre valeur des choses et orientation du désir, qui persiste à croire que le désir procède de la valeur alors que c’est la valeur, ou plutôt la valorisation qui procède du désir, combien ce travail qui veut croire à l’antériorité de la valeur et s’acharne à reconstruire l’ordre des choses selon cette obsession, fait irrésistiblement penser aux mécanismes mentaux observables sur les marchés financiers...

[21Spinoza nomme « modes finis » tous les étants, dont la réunion constitue la Nature naturée, et qui sont autant de productions - d’expressions (Deleuze [1968]) - de la Substance. Les « modes finis », ce sont toutes les choses...

[22Il n’est pas inutile de redire (étrangeté absolue du « Dieu » immanent de Spinoza aux dieux transcendants des religions. Par un mélange de soumission aux contraintes de son époque et d’habileté tactique, Spinoza subvertit l’idée de Dieu de (intérieur, en en conservant le vocable mais pour l’investir d’un contenu qui (oppose en tout à sa signification religieuse. Deus sive Natura - Dieu, c’est-à-dire la Nature : le Dieu spinoziste n’est pas autre chose que la Nature naturante, c’est-à-dire le principe immanent d’engendement de toutes choses. Il suffirait d’ailleurs de se référer au Traité théologico politique pour savoir ce que Spinoza pense des monothéismes transcendants et pour y lire la critique d’une lecture religieuse/superstitieuse des Écritures. L’Appendice (E,1), s’il en était besoin, ne laisse aucun doute non plus à ce sujet. Aussi n’y a-t-il pas de contresens plus définitif que de se laisser prendre au piège d’une lecture prima facie du « Dieu » de Spinoza, et de voir en sa philosophie l’expression d’une forme de religiosité, là où elle est affirmation absolue de l’immanence.

[23L’activité scientifique ne part-elle pas impérativement de l’idée (régulatrice) que tout est en droit connaissable donc sous le coup d’une nécessité intelligible ?

[24C’est moi qui souligne.

[25Macherey [2001], p. 197.

[26« Une chose singulière ou, en d’autres termes, une chose quelconque qui est finie et dont l’existence est déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir, qu’elle ne soit déterminée à l’existence et à l’action par une autre cause qui est également finie et dont l’existence est déterminée ; et à son tour, cette cause ne peut pas non plus exister ni être déterminée à agir, qu’une autre cause également finie et dont l’existence est déterminée, ne la détermine à l’existence et à l’action, et ainsi de suite à l’infini » (E,1, 28).

[27Ce qui ne signifie pas qu’elles soient irréversibles : entant qu’elle s’associe à un affect, une connaissance vraie parvient à renverser une connaissance inadéquate.

[28Voir la citation en exergue de ce texte.

[29Il s’agit de Matrix...

[30« Qui avant moi, parmi les philosophes, fut psychologue et non plutôt l’antithèse du psychologue, "escroc supérieur", " idéaliste" ? Avant moi la psychologie n’existait même pas » (Ecce Homo, § 6, cité dans Wotling [1999]).

[31C’est Spinoza qui souligne.

[32Il s’agit ici de la traduction de la correspondance de Spinoza par Charles Appuhn.

[33On prendrait même volontiers le risque de dire, à l’encontre de tous les scandaleux amalgames intellectuels dont il a été l’objet dans le passé, que l’anti-humanisme théorique pourrait bien mener plus sûrement à un plus grand humanisme pratique que tous les moralismes prosélytes inévitablement produits par les philosophies de la subjectivité...

[34Althusser [1974]. Je dois à Pierre-François Moreau d’avoir attiré mon attention sur cette citation.

[35Spinoza ne conclut-il pas l’Éthique par ces mots : « Si la voie dont j’ai montré qu’elle conduit à ce but semble bien escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela doit être ardu qu’on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu’on pût le trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. » (E, V, 42, scolie.)