SPINOZA Baruch ou Benedictus.

Né à Amsterdam le 24 novembre 1632 ; mort à La Haye le 20 février 1677. Peu d’événements dans cette vie, toute de méditation et de labeur. Spinoza descend d’une famille de Juifs portugais. Fuyant les persécutions religieuses, le grand-père et le père du philosophe (Abraham et Michaël) arrivèrent à Amsterdam en 1593 : dès 1579, en effet, l’Union d’Utrecht avait décrété que « chaque citoyen sera libre de demeurer dans sa religion ». C’est à Amsterdam que naquit Baruch (« béni » en hébreu : d’ou Benedictus) Spinoza, le 24 novembre 1632. Dès 1628, Abraham Spinoza était considéré en cette ville comme le chef de la communauté juive ; Michaël s’occupait des œuvres, de la synagogue. Il n’était pas question, dans les milieux ou grandissait Baruch, d’émancipation ou d’assimilation. A l’école hébraïque, l’enseignement portait d’abord sur l’Ancien Testament et le Talmud ; plus tard, on étudiait les philosophes juifs, Ibn Ezra, Maimonide, Crescas. Cependant, la bibliothèque de l’école était bien pourvue en ouvrages hébreux traitant des mathématiques et de la physique, et un érudit allemand, Jérémie Felbinger, apprit à Baruch le latin, qu’il perfectionna plus tard avec un jésuite défroqué, Van den Enden. Spinoza parlait espagnol dans sa famille et hollandais avec ses concitoyens chrétiens. Son père l’initia à la pratique des affaires. En mars 1654, Michaël Spinoza mourut. Les documents publiés par Van der Tak attestent que, jusqu’en 1656, Baruch dut se livrer au négoce (sans doute d’épices) ; plus tard, il polit des verres de lunettes, de microscopes, de télescopes : métier dur, à cause de la poussière de verre qui finit par avoir raison des poumons du philosophe, mais où il acquit vite une certaine virtuosité. Dès avant la mort de son père, le jeune Spinoza hante les milieux chrétiens ; il connaît, outre Van den Enden (déjà mentionné), de Vries, commerçant notable ; Rieuwertsz le libraire ; Pieter Balling ; le médecin Lodewick Meyer ; les uns sont cartésiens, les autres libres penseurs, la plupart appartiennent à la secte réformée des Collégiants. Très vite, Spinoza s’impose par son érudition et son talent ; autour de lui, un groupe de fidèles se forme, avide de recueillir de la bouche du jeune maître une philosophie et peut-être une religion nouvelle. A cette époque, Spinoza a déjà lu Descartes. Mais sa pensée s’est surtout nourrie, semble-t-il, de textes hébraïques, de Gersonide, qui critiquait miracles et prophéties, donnait d’avance raison à l’intelligence contre la révélation ; d’Ibn Ezra, qui croyait à la pérennité de la matière et niait la création ex nihilo ; des mystiques juifs, qui avaient enseigné que la matière était animée ; de Crescas, qui attribuait l’extension à Dieu, et bannissait de l’univers les causes finales. Cet enseignement clandestin, ainsi que les fréquentations, jugées dangereuses, du philosophe sont vus d’un mauvais œil par les chefs de la communauté israélite. Spinoza est épié, admonesté ; enfin, le 27 juillet 1656, on prend à son égard la mesure la plus sévère, l’excommunication (herem) : « Qu’il soit maudit dans le ciel et sur la terre, de la bouche même du Dieu tout-puissant. » Un coreligionnaire fanatisé tentera d’assassiner le mécréant maudit : mais Spinoza « évita le coup, qui porta seulement dans ses habits ». Il gardera toute sa vie cet habit troué. Après l’excommunication solennelle, Spinoza passe quelque temps à Ouwerkerk, au sud d’Amsterdam ; puis, rentrant dans sa ville natale, il y séjourne jusqu’en 1660. Désormais séparé de la communauté juive, Spinoza se tourne résolument vers les Gentils ; excellent connaisseur de la Bible et de l’hébreu, ses talents seront appréciés dans des milieux qui tirent de l’étude des Écritures l’essentiel leur foi.

A partir de 1660, Spinoza habite Rijnsburg, village aux environs de Leyde, qui servait de quartier général à la secte des Collégiants. Il y vit chez un chirurgien, Homan ; il enseigne, écrit : de cette période datent les Principia Philosophiae cartesianae more geometrico demonstrata, les Cogitata metaphysica (ce dernier ouvrage sera publié en 1663, sous le nom de Spinoza), le Court Traité sur Dieu, l’homme et sa félicité (notes prises aux leçons de Spinoza par un auditeur et révisées par le philosophe), le De emendatione intellectus (inachevé). En 1662, Spinoza commence puis abandonne sa Philosophia, première ébauche de l’Éthique. Enfin, le livre I de l’Éthique - « démontrée selon la manière des géomètres » - sera composé au début de 1663. C’est en juin de cette même année que Spinoza émigre à nouveau et va s’établir a Voorburg, non loin de La Haye ; sans doute commence-t-on déjà à le mettre à l’index, cette fois non plus parmi les rabbins, mais parmi les pasteurs calvinistes. Spinoza continue l’Éthique, polit les verres. Il est devenu une sorte de célébrité philosophique ainsi qu’en témoigne sa Correspondance : il échange des lettres avec le fameux philologue Vossius, avec Chr. Huygens , inventeur de l’horloge à pendule et de la théorie ondulatoire de la lumière, avec Oldenbourg, l’un des deux premiers secrétaires de la Société Royale de Londres. Vers 1665, Spinoza est près d’achever l’Éthique. Mais la rédaction est brusquement interrompue, et le philosophe commence à écrire un Traité théologico-politique. Peut-être, du reste, ce nouveau Traité n a-t-il pour mission que de préparer à la fois le public et les autorités a la parution prochaine de l’Éthique : il établit, en effet, sur des textes tirés de l’Ancien Testament, l’indépendance du pouvoir public à l’égard des prêtres, ce qui justifie la « liberté de philosopher ». Ayant ainsi repris le fil interrompu de ses études hébraïques, il n’est pas étonnant que Spinoza commence également, vers cette époque, une Grammaire de l’hébreu que, d’ailleurs, il n’achèvera pas.

En 1670, Spinoza change une dernière fois de résidence, quittant Voorburg pour La Haye, où il demeurera jusqu’à sa mort, d’abord chez une veuve Van de Werwe, ensuite chez le peintre et prêteur sur gages Van der Spyck, dont la maison est devenue depuis « Domus Spinozana ». Il remet l’Éthique sur le métier tout en sachant qu’il aura peu de chances de la voir imprimée de son vivant : la publication du Traité théologico-politique a été accueillie par une véritable levée de boucliers, faisant scandale à l’échelle de l’Europe. Mais, à nouveau, il est obligé d’interrompre son travail. Les troupes de Louis XIV viennent d’envahir la Hollande (1672), et la populace met à mort les frères de Witt, qu’elle accuse des maux qui se sont abattus sur le pays. Chefs du parti libéral, les frères de Witt ont été depuis longtemps parmi les protecteurs de Spinoza. Aussi l’assassinat remplit-il de douleur et d’indignation le philosophe ; lui si calme d’ordinaire, on l’empêche à grand-peine d’aller placarder une proclamation qui commence par les mots Ultimi barbarorum. L’année suivante, l’armée française toujours à Utrecht, Spinoza reçoit la mission de se rendre auprès du prince de Condé, qui souhaite prendre contact avec les libéraux hollandais. Spinoza gagne, à travers un pays peu sûr, le quartier général de Condé ; mais il ne réussit pas à voir le prince, alors absent, et, lorsqu’il rentre à La Haye, la foule tente de le lapider. Un peu plus tôt, en cette même année 1673, Spinoza avait reçu l’invitation, qu’il déclina poliment, d’enseigner la philosophie à l’Université de Heidelberg.

Après 1673, Spinoza, ayant définitivement renoncé à toute activité publique, ne vit plus que pour achever l’Éthique, tâche qu il mènera à bonne fin en 1675. Des amis, des admirateurs viennent le voir à La Haye : un Tschirnhaus, un Leibniz, des libéraux, des philosophes, des savants. Spinoza est alors considéré à la fois comme un réformateur de la philosophie nouvelle, de la religion traditionnelle, et comme un politique audacieux. Le dernier ouvrage auquel il ait songé, et qu il a commence à rédiger, est un Traité politique, qui renouvelle les attaques contre le fanatisme et l’intolérance. Spinoza est mort à l’âge de quarante-quatre ans, le 20 février 1677, vers trois heures de l’après-midi.