"Spinoza et les libertins", par Françoise Charles-Daubert
Le rapprochement que suppose ce titre peut paraître paradoxal ; il y a quelques années encore, il aurait paru incongru. Car un Saint Spinoza, par analogie avec le Saint Socrate d’Érasme, avait peu à peu remplacé le Spinoza diabolique de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, en partie sous l’influence de Bayle.
La lecture de Spinoza par ses contemporains est assurément très éloignée de celle à laquelle nous ont habitués ses lecteurs du XIXe siècle et les commentateurs universitaires du XXe siècle. Une lecture savante et avisée, bénéficiant et souffrant sans doute aussi, d’une certaine façon, du recul du temps. Elle fait apparaître une nouvelle figure qui se superpose et en partie se substitue à celle du philosophe profondément subversif et dangereux pour la religion qu’ont perçu ses contemporains.
C’est à ce Spinoza diabolique que je voudrais revenir, débarrassé du respect qui risque parfois d’amener à traiter le système comme une pièce de musée ou un morceau du répertoire classique.
Ce Spinoza vivant dont on rudoie quelque peu la pensée pour la faire servir à sa propre réflexion, notamment dans la littérature clandestine, présente-t-il avec la pensée libertine française du XVIIe siècle quelques orientations communes ? Et dans ce cas peut-on parler de "rencontres" ? Ne faut-il pas préférer la notion plus large de "zones de convergence" qui permettrait de prendre en compte des orientations débouchant sur des conclusions communes ou étroitement compatibles, indépendamment de la culture et du cheminement qui y conduisent ?
Il est clair, dans tous les cas, que nous aurons à rendre compte d’une lecture de Spinoza cohérente, même si elle demeure fragmentaire.
Tout semble devoir séparer Spinoza du libertinage érudit et de ses sources, au point que l’on a longtemps considéré leur rapprochement comme un contre sens sur la pensée de Spinoza ; et Paul Vernière dans son beau livre sur Spinoza et la pensée française avant la révolution désigne cette période comme : "l’ère des confusions".
Depuis, le développement des recherches sur la littérature clandestine et le libertinage érudit ont apporté un éclairage nouveau. S’il n’est plus incongru, le rapprochement pourtant ne cesse pas d’être paradoxal.
Tout, répétons le, semble devoir séparer Spinoza du libertinage érudit français, si ce n’est la réputation d’athéisme, car l’histoire du mot semble indissociable pendant près d’un siècle de celle des œuvres de Spinoza. On tient peut-être là une des clefs de notre investigation. Nous nous proposerons, en effet, d’examiner s’il s’agit de confusions ou au contraire d’une lecture légitime, en dépit de différences irréductibles et que personne ne songerait à contester. Car dans ce cas particulier, on l’aura compris, ce sont moins les différences, immédiatement frappantes, qu’il convient de faire apparaître, que les similitudes parfois évanescentes, qu’ont cependant bien perçues les contemporains.
En effet le lieu, les conditions d’écriture et de publication sont incomparables entre la France reprise en main par Richelieu, puis la France de Louis XIV et la libre République de Hollande également louée par Descartes et par Spinoza. Le temps aussi ; les oeuvres les plus marquantes du libertinage érudit sont antérieures à 1659 qui en voit la reprise dans un manuscrit érudit, et ouvertement athée qui se présente comme une somme du libertinage érudit : le Theophrastus redivivus. La Mothe le Vayer publie ses Dialogues vers 1630, 1631, Naudé publie en 1639 Les Considérations politiques sur les coups d’Etat. Cyrano écrit des ouvrages qui ne seront publiées qu’après sa mort. Quarante ans séparent les premières publications des libertins érudits de celle du TTP. Mais il convient de relativiser l’importance de ces écarts. Ces contemporains de Descartes, pour la plupart d’entre eux, connaissent une fortune importante et sont lus tard encore dans le siècle suivant qui exploite systématiquement la thématique libertine. Celle-ci constituera alors un fond commun de thèmes et d’arguments où puiseront largement les "philosophes".
Parmi les différences, il faut encore noter que les sources des libertins érudits et celles de Spinoza ne se correspondent que partiellement. Il s’agit naturellement que la culture greco-latine des hommes de ce temps, et de la lecture de Machiavel dont la position est centrale pour les libertins, puisque c’est essentiellement à partir d’elle que se constituera la politique de Naudé, et que se mettra en place le thème omniprésent de l’imposture politique et religieuse. Spinoza ne l’utilisera pas d’ailleurs directement dans le TTP.
La culture judaïque de Spinoza est en général étrangère aux libertins français, si l’on excepte la Peyrère dont la position et la méthode sont tout à fait différentes de celles de Spinoza. La combinaison de rationalisme et de scepticisme - souvent méthodique - des libertins qui aboutit à la méfiance à l’égard des entreprises d’une raison dogmatique qu’ils combattent, les amène à refuser la notion de système qui n’est peut-être jamais si rigoureuse ni d’une si grande cohésion que chez Spinoza. On pourrait ainsi multiplier les points de divergence et nous soupçonner d’adopter l’humeur et le goût des opinions paradoxiques de François la Mothe le Vayer, si l’on ne corrigeait cette approche trop rapide par un examen plus approfondi de la démarche des libertins tout d’abord, de leur mode de lecture et d’écriture qui nous donne une clé pour la compréhension de la lecture de Spinoza qu’adopteront certains de ses lecteurs de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle.
I. Les principaux thèmes du libertinage érudit.
Tout d’abord, il convient d’envisager les principaux thèmes qui sous-tendent le libertinage érudit et constituent le terrain à partir duquel se construit la lecture de Spinoza. Ses lecteurs libertins n’hésitaient pas à faire entrer Spinoza dans la bibliothèque du libertin telle qu’elle avait été décrite par l’apologiste jésuite François Garasse au début du siècle. Cette description d’une bibliothèque du libertin est confirmée et complété par le Theophrastus redivivus. Le frontispice l’ouvrage montre à travers les hommages rendus aux auteurs, un effort pour constituer une histoire de la philosophie qui soit aussi une histoire de l’athéisme. Tout naturellement, Hobbes et Spinoza, chez leurs successeurs viendront à la fin du siècle compléter cette généalogie d’une philosophie athée.
Il importe d’avoir présent à l’esprit le fait que le libertinage érudit est essentiellement une pensée critique, qui se refuse au système philosophique traditionnel par crainte du dogmatisme. Il se compose donc d’une multiplicité d’essais sur des thèmes philosophiques portant essentiellement sur l’éthique et la politique, la conception de Dieu, de la religion, de l’homme et de la nature, qui s’inscrivent toujours dans un projet de polémique anti-théologique et anti-religieuse. Au nom de la lumière naturelle et de la liberté philosophique qui échappe à toute contrainte, cette démarche critique n’a en effet d’autre but que de libérer les doctes de la contrainte intellectuelle que représentent les dogmes, le système chrétien de représentation du monde et la politique à laquelle il sert de caution.
La contrepartie de cette exigence de liberté est la discrétion, le secret maintenu autour d’une pensée qu’ils considèrent comme dangereuse si elle venait à se répandre, car essentiellement démystificatrice, dans un système qui repose sur la supercherie des prêtres au service des politiques, pour reprendre le langage hérité de Machiavel, qui est celui des libertins érudits. Si la liberté de penser est totale, il n’en est pas de même de la liberté d’expression qui doit s’imposer quelques règles. Les pensées et les ouvrages des savants "déniaisés", selon le mot de Naudé, est réservée au cercle étroit des érudits, à des petites sociétés académiques, tel le cabinet des Dupuy, à Paris, dont les réunions supposent une absolue liberté des participants et le secret quant à ce qui s’y dit. René Pintard a décrit avec précision ces cercles érudits qui fleurissent tant à Paris qu’en province, où les "esprits forts", comme ils se désignent eux-mêmes, aiment à débattre sans préjugés et sans contrainte de tous les sujets, ce qui inclut naturellement la religion et les mystères sacrés, passés au crible de l’examen rationnel. La nécessité du secret, qui amène à définir une République des Lettres à l’intérieur de la République des Lettres, est à la fois une nécessité sociale et une position théorique très forte. Bien au-delà de la nécessaire prudence le secret représente une prise de position réfléchie et responsable qui constitue l’une des lignes de force de la pensée libertine. Les érudits reprennent totalement à leur compte la dissociation, posée par Montaigne comme indépassable, entre le public et le privé.
Si, en privé, la conscience goûte une totale liberté, qui est partagée dans les entretiens également privés, elle ne saurait en aucun cas troubler l’ordre public par l’expression d’idées subversives. A la distinction stricte de ces deux sphères du public et du privé correspond une analyse du politique compris comme tromperie à l’égard du peuple. Cette conception du pouvoir est elle même étayée par l’opposition du peuple et du philosophe. Le premier superstitieux, naturellement séditieux et rebelle, inaccessible à la raison doit être maintenu dans les bornes d’une stricte obéissance pour que se maintienne la paix civile. Le philosophe libéré des préjugés et des opinions populaires se garde bien de diffuser un savoir dont il est conscient qu’il représente un danger dans un tel contexte. Il se cherche alors une place entre le peuple et le pouvoir. Spectateur amusé mais qui n’est pas dupe des manipulations destinées aux ignorants, il se fait parfois conseiller du Prince, comme Naudé. Mais il est bien conscient qu’il doit se garder à la fois de la malveillance des ignorants et de la défiance des magistrats. L’analyse des libertins recoupe, même chez les sceptiques, celle des politiques (Machiavel, Charron, qui en certains points relaie Machiavel, Vanini et Naudé). Leurs analyses sont dangereuses, car elles n’épargnent ni l’Église ni le pouvoir. Non parce qu’ils reprendraient les thèses des "politiques chrétiens" raillés par Naudé dans les Considérations politiques sur les coups d’État, mais au contraire par ce que la religion n’est à leurs yeux qu’un instrument du pouvoir temporel. Un leurre qui permet de "tenir en bride" un peuple redouté parce qu’il est toujours prêt à l’émeute et à la sédition.
Ainsi F. La Mothe le Vayer écrivait : " Les plus grands Législateurs se sont servis de l’opinion vulgaire sur ce sujet (laquelle ils ont non seulement fomentée mais accrue de tout leur possible) que pour emboucher de ce mords le sot peuple, pour le pouvoir par après mener à leur fantaisie. "
Les Quatrains du Déiste formulent la même idée à travers l’évocation des "brides à veaux" qui permettent de mener le peuple.
Naudé et Vanini font la même analyse, presque dans les mêmes termes.
Cette analyse n’a d’autre but que l’édification des doctes, et le philosophe n’essaie en aucun cas de se dérober à un pouvoir dont il a clairement démonté les rouages. Il en connaît les stratagèmes qu’il se borne à dénoncer pour le profit purement intellectuel du petit nombre. Aucune visée révolutionnaire chez les libertins persuadés de la nécessité d’un pouvoir fort, et convaincus qu’il n’existe aucun autre moyen de mener le peuple que la tromperie. Ils seront d’autant plus discrets que le pouvoir repose sur l’apparence et qu’il suffirait d’une démystification pour qu’il se retrouve privé des moyens de s’exercer. Le pouvoir monarchique se sert de la religion comme instrument et feint d’en tenir sa légitimité. C’est ainsi que Naudé analyse le sacre des rois de France, dans les mêmes termes qu’il analyse le baptême de Clovis ou les stratagèmes de Numa. Ainsi le pouvoir des monarques de droit divin, de nos rois thaumaturges par la volonté de Dieu ne sont tels que pour le peuple. C’est ce que développe Naudé dans un ouvrage tiré à si peu d’exemplaires qu’on n’en verra pas davantage que s’il était resté manuscrit.
L’opposition entre le peuple et le philosophe, qui double l’opposition entre raison et imagination, suppose une morale double et une politique double elle aussi. La morale du peuple est une morale de l’obéissance qui le soumet à la crainte du jugement dernier, car le peuple n’obéirait s’il ne craignait, d’où la puissance des cultes, de la superstition et des religions.
Ainsi, les libertins ont coutume de réserver leurs ouvrages au public des savants et, parmi ceux-ci, des amis, ce qu’ils ont soin de préciser dans leurs préfaces (Spinoza fera de même dans celle du TTP). Par exemple : Nudé, à l’image de Charron écrivait :
"Ce livre n’a pas été composé pour plaire à tout le monde...
Remarquant que le livre ne connaîtra pas une diffusion aussi grande que le Prince de Balzac et le Ministre de Silhon , il précise :
"Mais comme les choses qu’il traite sont beaucoup importante, il est aussi fort à propos qu’elles ne soient pas si communes."
Les principales cibles de la critique libertine sont, on l’a compris, les préjugés, les fables, les coutumes, les représentations et croyances populaires et, notamment, la croyance aux oracles (entendez : aux prophéties), aux miracles, aux possessions, qu’ils examinent de près aux côtes des médecins ) Quillet, Duncan, notamment) pour en dénoncer l’imposture. N’admettant ni les miracles ni les prophéties, ils sont conduits à l’égard de la Bible à des positions originales qui, pour être discrètes, n’en sont pas moins dangereuses.
II. Les libertins et la Bible.
L’auteur supposé de La Vie de feu Monsieur de Spinoza, Jean Maximilien Lucas écrivait, voulant rendre justice à l’œuvre de son défunt ami :
"Avant luy la Sainte Écriture étoit un sanctuaire inaccessible", faisant allusion à la première traduction de TTP : La Clef du sanctuaire.
Il disait juste, car il visait la méthode d’exégèse propre à Spinoza, à ses yeux le meilleur connaisseur des "Antiquités judaïques", " qui a découvert à tout le monde ce qu’on vouloit leur tenir caché. Il a, écrit-il, trouvé la clé du sanctuaire où l’on ne voiait que de vains mystères, voilà pourquoi, tout homme de bien qu’il était il n’a peu vivre en sécurité. "
Spinoza venait en effet d’achever le travail de désacralisation des écritures commencé bien des années plus tôt par les libertins érudits, en apportant un fondement philologique et rationnel aux doutes qu’ils avaient formulés de manière plus ou moins voilée et en exprimant clairement les conclusions de ses analyses.
C’est par le biais de l’anthropologie que François La Mothe le Vayer, héritier du scepticisme de Montaigne et de P. Charron, entreprend de considérer les Écritures. Sa méthode consiste le plus souvent dans la banalisation. Empruntant aux multiples civilisations qu’il a pu connaître tant par la lecture des Anciens que par les récits de voyage dont il est grand amateur, il fait apparaître des analogies, suggère des comparaisons à travers lesquelles transparaissent l’identité de rôle des textes sacrés, des rites, des cultes et des croyances religieuses. Cette démarche à plusieurs effets. Le premier est de dépouiller le christianisme de sa position centrale. Toutes les religions ramenées sur le même plan, selon le grief que les apologistes régulièrement faisaient à P. Charron, La Mothe le Vayer montre inlassablement ce que les cultes doivent aux sociétés qui les ont vu naître tout comme les coutumes qui régissent la vie civile. Rabattre le christianisme sur le modèle du paganisme en lui opposant les arguments et les discours que les Anciens opposaient à la religion de leur temps est l’une des méthode de banalisation employée par les libertins pour priver le judéo-christianisme à la fois de son caractère unique de Révélation et de son universalité. La Bible est alors tout naturellement un texte fondateur comme il en est d’autres. Elle assume le même rôle à l’égard du christianisme et de l’Eglise qui en défend les dogmes que n’importe quel texte fondateur à l’égard de n’importe quel culte, en un temps où la Bible est considérée comme la parole divine. Cette analyse, diffuse dans les Dialogues d’Orasius Tubero, est concentrée dans le Dialogue sur le sujet de la divinité qui s’applique à montrer que les Dieux sont fils des hommes et la religion une invention des princes habiles qui ont compris son influence sur l’esprit des peuples.
La morale, loin d’être régie par les commandements de l’Ancien testament et l’imitation du Christ, est relative, comme les coutumes, et n’a d’autre fonction que de régler au mieux les rapports privés comme les lois règlent la vie civile :
" tout ce que nous apprenons des Dieux & des religions, n’est rien que ce que les plus habiles hommes ont conceu de plus raisonnable selon leur discours pour la vie morale, oeconomique, & civile, comme pour expliquer les phainomènes des moeurs, des actions, & des pensées des pauvres mortels, afin de leur donner certaines règles de vivre, exemptes, autant que faire se peut, de toute absurdité. "...
En ce sens, elles partagent la relativité et le caractère provisoire des explications scientifiques. Charron, sur les vestiges du stoïcisme, exigeait une morale indépendante. La Mothe le Vayer en montre clairement la nature et la fonction.
..."s’il se trouvoit encore quelqu’un qui eut l’imagination meilleure que ses devanciers, pour establir de nouveaux fondements ou hypothèses, qui expliquassent plus facilement tous les devoirs de la vie civile, & generalement tout ce qui se passe parmy les hommes, il ne seroit pas moins recevable avec un peu de bonne fortune, que Copernic & quelques autres en leur nouveau système où ils rendent comptent plus clairement et plus bièvement de tout ce qu’on observe dans les cieux ; puisque finalement une religion conceue de la sorte, n’est autre chose qu’un système particulier, qui rend raison des phainomènes morales (sic), & de toutes les apparences de notre douteuse Éthique . Or dans cette infinité de religions il n’y a quasi personne qui ne croie posséder la vraie..."
Les enseignements de la Genèse relativement à la création du monde, de l’homme et des grands luminaires est présentée comme une fable, dont il ne faut pas considérer les enseignements comme contraignants du point de vue scientifique. Héliocentriste, La Mothe le Vayer, quelques années avant la condamnation de Galilée, affirme l’indépendance de la science à l’égard de l’Église et de l’enseignement des Écritures, non sans user d’ironie : Moïse n’était pas chargé de nous enseigner l’astronomie, et
..."il n’y avoit pas lieu de s’arrêter aux passages de l’Ecriture saincte qui semblaient assurer sa stabilité parce que la vérité des choses naturelles n’estant pas si necessaires au Salut, le Sainct-Esprit ne nous l’a aussi iamais révélé."
L’ironie est une méthode que reprendra avec brio Cyrano de Bergerac pour développer les mêmes thèmes et stigmatiser également les dogmes, les croyances et la crédulité de ceux qui les reçoivent comme la parole de Dieu, les divagations des hommes, qu’elles touchent la nature respective de l’homme et des bêtes ou l’astronomie . Une méthode que Spinoza applique aux mêmes objets dans la préface du TTP.
L’affirmation de l’indépendance de la philosophie naturelle, conséquence de l’indépendance proclamée de la philosophie à l’égard de la théologie, détermine deux domaines qui, aux yeux des libertins, sont ceux de la raison et de l’imagination.
La seconde attaque, convergente avec l’approche sceptique et relativiste de La Mothe le Vayer, est celle des rationalistes, héritiers de l’école de Padoue : ils contestent l’existence des miracles, des oracles et de la conception de la nature qui les autorise, pour conclure que dans la Nature ne s’exercent que des causes naturelles. Sans doute leurs explications demeurent-elles souvent fantaisistes, se référant tantôt à l’influence des astres, tantôt à la force de l’imagination, tantôt à l’imposture des prêtres. C’est cette dernière explication que J.C. Vanini privilégie, associant aux explications naturalistes l’analyse de Machiavel sur l’usage que les anciens faisaient de la religion.
"Quant aux autres [les philosophes], ils comprenaient que tous ces dires n’étaient que des fables mais ils se taisaient par crainte de la puissance publique."
Dans les Dialogues où cette double influence est prépondérante, J.C.Vanini, conclut que les oracles et les miracles ne sont que d’habiles manœuvres des politiques qui usent des religions à des fins exclusivement temporelles. La Bible, pour lui, ne joue pas d’autre rôle que celui d’instrument du pouvoir et, comme tel, de leurre visant à faire obéir le peuple.
"Ces lois, écrit-il, ils ne les confirment point par des miracles, mais par l’Écriture, dont on ne voit nulle part l’original, qui cite des miracles, qui fait des promesses aux bons et des menaces aux méchants, mais seulement pour une vie future, afin que la fraude ne soit pas découverte ... ""Et c’est ainsi que la plèbe ignorante est contenue dans l’esclavage par la crainte d’un Dieu suprême qui voit tout, et qui compense tout par des peines ou des châtiments éternels ; c’ est pourquoi l’épicurien Lucrèce a dit dans ses vers que ce fut la peur qui la première créa les Dieux dans le monde."
Comment les Pères de la sagesse romaine ont-ils pu céder à tant de superstition , s’étonne Alexandre (interlocuteur de Jules César, qui représente l’auteur dans les Dialogues).
"Il ne faut pas s’en étonner, répond JULES-CÉSAR ; cette religion était uniquement pour la foule, qui se laisse duper facilement, et non pour les grands et les philosophes : la religion n’était pas le but des premiers, mais seulement un moyen de conserver et d’étendre l’empire, ce qui ne peut être sans quelque prétexte de religion...."
La Bible n’échappe pas à la critique de Vanini. Elle est à ses yeux :
"un tissu de fragmens cousus ensemble en divers tems, ramassés par plusieurs personnes et donnés au public à la fantaisie des Rabins [...] un Livre, où il n’y a gueres plus d’ordre et de methode que dans l’Alcoran de Mahomet, que personne n’entend, tant il est confus et mal conceu. "
Naudé, dans les Considérations politiques, fait la même analyse.
Si, à l’exception justement de Vanini, les érudits ne proclament jamais comme le font les poètes du début du siècle : "la Bible vaut la fable", ou "Je ne suis pas si sot de croire à la Genèse " , ils l’ont cependant clairement montré.
Il ne subsiste pour leurs lecteurs aucun doute. La désacralisation des Écritures et des dogmes est clairement opérée, qui verra dans le Traité des trois Imposteurs, dont le titre suffit à le présenter, une confirmation explicite. Les trois imposteurs sont Moïse, Jésus-Christ et Mahomet. On notera dès maintenant que le même texte circule sous le titre de Traité des trois Imposteurs et d’Esprit de Spinoza. Si le rapprochement est dû en partie au scandale drainé par l’un et l’autre titre, et s’il est pour les libraires un argument de vente, il a cependant d’autres sources.
Les Trois Imposteurs ne laissent intacte aucune des trois grandes religions révélées, et Spinoza dans le TTP porte aux Écritures un coup fatal. Le fait que le texte des Trois imposteurs combine emprunts aux TTP, à L’Éthique et aux principaux auteurs libertins montre comment se constitue cette lecture particulière de Spinoza qui est la leur. Elle semble confirmée par celle de Blount dans le commentaire d’Apollonius de Tyane, qui en faveur du déisme, utilise les mêmes composantes .
Nous reviendrons dans la troisième partie sur ces textes qui présentent une lecture radicale de Spinoza. Tentons pour l’instant de montrer sur quels rapprochements elle a pu se constituer.
La Bible, destituée de sa valeur de Révélation par les libertins, ne fonde pas plus la morale, pour le philosophe, qu’elle ne garantit la conception de l’homme, celle de Dieu ou de la nature que l’on était censé y trouver. Réduite à un ouvrage de sagesse humaine, elle est, comme telle, souvent et librement citée par les auteurs libertins au même titre que Plutarque ou Cicéron. En outre, la désacralisation s’est opérée sans que soit mise en place une analyse du texte ou un mode particulier d’exégèse, ce qui ne se peut en pays catholique. Sur ce point, les auteurs demeurent extrêmement prudents. Mais c’est en amont que se fait la désacralisation, non tant par l’étude du contenu que de la fonction du texte d’un point de vue strictement anthropologique. Seuls les prophéties et les miracles sont repris, pour être comparés aux miracles des fausses religions afin que leur parenté s’impose à l’esprit du lecteur qui conclut de la fausseté des uns à celle des autres et de l’impostures des haruspices à celle des prêtres.
Il est clair que la Bible n’a d’autre fonction, dans ce contexte, que d’assurer l’obéissance du peuple aux préceptes moraux du christianisme et au pouvoir politique dont il constitue l’assise. Ce que Naudé formulait à sa façon proche de celle de Machiavel en affirmant :
"Les Anciens législateurs voulant authoriser, affermir et bien fonder les lois qu’ils donnent à leur peuple ; ils n’ont point d’autre moyen de le faire qu’en publiant et faisant croire avec toute l’industrie possible, qu’ils les avoient reçeues de quelque divinité, Zozoastre d’Onomasis, Trismégiste de Mercure, Zalmoxis, de Vesta, Charondas de Saturne, Minos de Jupiter, Lycurgue d’Apollon, Draco et Solon de Minerve, Numa de la Nymphe Egérie, Mahomet de l’Ange Gabriel, et Moïse qui a été le plus sage de tous, nous décrit en l’Exode comme il a receue la sienne immédiatement de Dieu."
Le style de lecture et d’écriture des libertins.
Si la Bible se trouve privée d’autorité en ce qui regarde la conception tant de l’homme que de la Nature, cette désacralisation, pour être radicale, demeure cependant oblique. Les conséquences des positions défendues sont transparentes, mais ne sont pas exprimées. Ce travail est laissé au lecteur.
Et quand les choses sont dites clairement, elles le sont sur le mode bouffon, où l’ironie et la démesure servent de caution à la virulence de la critique. Ou encore, elles sont disséminées à l’intérieur de l’ouvrage, exigeant une lecture avertie et attentive. Ou encore, elles sont confiées aux différents personnages d’un dialogue. Les libertins sont habitués à une lecture active et qui exige du lecteur averti qu’il ait en mémoire un grand nombre de lieux dont la seule évocation suffit à induire un développement tout entier, parfois sur une anecdote, une citation, un mot ou une simple expression. Leur mode d’écriture, qui réserve aux "doctes", aux "déniaisés" leurs analyses, fonctionne selon les mêmes règles implicites. Ainsi la lecture repose sur une culture commune immédiatement disponible qui permet d’accueillir et de comprendre toute évocation de l’auteur à la moindre allusion. Car s’il s’agit de réserver aux initiés une pensée à laquelle seuls ils peuvent avoir accès, il s’agit aussi de se faire comprendre seulement de ceux à qui le discours est destiné, ne laissant aucune prise à un éventuel censeur ou à un lecteur mal intentionné. Il ne faut donc pas s’étonner de voir les lecteurs de Spinoza, qui aborde les sujets les plus brûlants et les plus dangereux, mettre en place ce même type de lecture à l’égard de l’Ethique ou du TTP. L’érudition des libertins n’est jamais gratuite, mais elle est toujours polémique. Elle est le support de la critique qui peut être faite sous l’autorité des Anciens que l’on cite abondamment et ne serait pas reçue sans cette caution qui met en même temps à l’abri des poursuites.
On notera, en outre, la manière dont les principaux thèmes de la critique libertine tournent à l’intérieur de ce mouvement de pensée où le réseau thématique est extrêmement serré, et comment les mêmes thèmes et les mêmes arguments se retrouvent aussi bien sous la plume d’un déiste, d’un sceptique ou d’un "Politique rationaliste", et comment les argumentations s’organisent et se réorganisent autour de ces thèmes centraux qui structurent la critique et individualisent ce mouvement de pensée.
Il est clair, par exemple, que, quelle que soit l’intention de l’auteur, sérieuse ou ironique, le thème évoqué avec tout le cortège de citations et de référence et la tonalité générale qu’il draine est plus important que l’affirmation ou la négation qui l’accompagne et qui précisément peut être destinée à égarer le lecteur naïf ou l’éventuel censeur.
II.
Ces quelques indications concernant la lecture et l’écriture des libertins étant posées, examinons maintenant les raisons qui ont poussé Spinoza à l’étude de la Bible, telle qu’il les présente dans la préface du TTP , et voyons ce que les libertins ont pu découvrir dans ce texte qui leur fut familier.
Si l’on reparcourt rapidement cette préface célèbre, on constatera que pour le lecteur imprégné par la critique libertine ce texte est immédiatement familier et ceci à trois niveaux :
1. Celui des thèmes traités.
2. Celui du style, des exemples, des citations, explicites ou implicites.
3. Celui, plus général, de l’entreprise du TTP et de ses conclusions. Ce qui pourra être perçu comme zone de convergence et qui fait entrer Spinoza, un certain Spinoza, dans la tradition critique du libertinage érudit.
C’est, écrit Spinoza, l’insupportable contradiction entre le discours des Chrétiens et leur comportement réel qui l’a conduit à écrire le TTP. Ce n’est pas là une remarque de peu d’importance, car elle draine avec elle la critique de la superstition et détermine l’analyse de la transformation de la religion en superstition. Sottise et préjugés conjugués avec le pouvoir et les honneurs conférés aux prêtres sont à l’origine de cette dégradation. Voilà des arguments que les libertins peuvent entendre et qui leur paraîtront familiers.
L’analyse vigoureuse de la superstition, au début du TTP, n’est pas sans évoquer par certains aspects celle, célèbre, de Pierre Charron au Livre II, chapitre V, de La Sagesse. On notera que c’est ce même passage de Charron que Bayle suivra de près dans les Pensées diverses , et dans la Critique générale de l’histoire du calvinisme pour défendre la tolérance religieuse.
Ayant entrepris de montrer comment les hommes succombent à la superstition, Spinoza conclut sur ce point en indiquant :
"Mais je n’insisterai pas sur ces considérations trop banales me semble-t-il."
Ces considérations qui proviennent, pour l’essentiel, des analyses des Anciens, reprises et synthétisées par Charron, constituent en effet un lieu commun de la critique anti-religieuse. Spinoza n’y insistera, pas mais il n’a pas négligé de les rappeler, comme s’il voulait marquer ainsi la ligne dans laquelle il se situe .
La dégradation de la religion en superstition est due aux penchants du vulgaire inaccessible à la raison, diront les libertins. Elle est un penchant naturel dans tous les hommes et domine ceux se laissent mener par les passions et notamment par la crainte écrit Spinoza. Charron faisait la même analyse. La foi ne consiste plus qu’en crédulité et en préjugés. Les libertins, qui font une analyse très proche de celle de Spinoza, insistent sur l’opposition entre l’imagination qui asservit le peuple à la crainte et à la superstition, et la raison qui permet au philosophe de critiquer les préjugés de l’enfance et de subordonner à l’enquête rationnelle jusqu’aux mystères de la religion. Ce qui les amène à l’examen des miracles des oracles, des prophéties et des prétendues possessions dont ils peuvent être témoins. Dans la préface du TTP, Spinoza semble prendre acte d’une tradition critique dont il résume les principaux moments et au-delà de laquelle il entreprend de conduire son lecteur.
Dans les premiers paragraphes, il décrit les délires de l’imagination qui entraînent les hommes à voir des signes, des prodiges et des miracles dans les manifestations naturelles qui les étonnent, puis :
"ils prennent les délires de l’imagination, les songes et n’importe quelle puérile sottise, pour des réponses divines". Charron écrivait dans La Sagesse :
"La superstitieux ne laisse vivre en paix ni Dieu ni les hommes ... il feint des miracles, aysément croit et reçoit les supposés par les autres, prend pour soy et interprète toutes choses encore que purement naturelles, comme expressément faites et envoyées par Dieu."
Les puissants n’ont pas manqué de voir quel parti ils pouvaient en tirer. Cette affirmation est illustrée par la même citation de Quinte Curce utilisée par Charron comme par Spinoza :
"Nulla res multitudinem efficaciùs regit, quam supersttitio " .
Non seulement le contenu, mais encore la démarche et certains enchaînement d’idées sont proches dans la préface et dans La Sagesse.
Poursuivant l’opposition entre superstition et preud’hommie ou sagesse, Charron en déduit que des philosophes sans religion ont été plus vertueux que des superstitieux forcenés. Idée que reprendra et radicalisera dans la forme l’auteur des Quatrains du déiste , et qu’illustrera la formule de Spinoza dans la préface : " ces hommes superstitieux et irréligieux ".
Sur la violence et l’intolérance des superstitieux et des prêtres, Spinoza semble ici encore proche de Charron, par le ton. Ce dernier écrivait :
"Quelles excécrables meschancetés n’a produit le zèle de religion ? Mais se trouve-t-il autre subject au monde, qui en aye peu produire de pareille ? ..."
Le superstitieux, "pensant qu’être homme de bien, n’est autre chose qu’être soigneux d’avancer et faire valoir sa religion, croyant que toute chose, quelle qu’elle soit, trahison, perfidie, sédition, rebellion et toute offense à quiconque soit, est non-seulement loisible et permise, colorée du zèle et du soin de religion, mais encores louable, méritoire et canonisable si elle sert au progrez et avancement de la religion, et reculement de ses adversaires."
Spinoza dans la Préface ne manquait pas de souligner la haine qui anime les croyants et les transforme en persécuteurs. Tout naturellement, il passe dans son développement de cette conception de la religion à celle du pouvoir qu’elle sert à étayer. Il retrouve les analyses de Machiavel et des Considérations politiques sur les coups d’État de G. Naudé, quand il s’attache à la considération du régime monarchique.
Spinoza qui emploie dans la préface du TTP. le vocabulaire de la folie, retrouve et évoque pour ses lecteurs toute une tradition qu’exploitent systématiquement La Mothe le Vayer et Cyrano de Bergerac en l’appliquant à la représentation anthropomorphique de Dieu et de la Nature, à l’idée que l’homme se fait de lui-même, aux représentations du vulgaire en général.
Seule la dérision qu’ils appliquent leur semble adéquate. La raison ne pouvant rien contre la folie, celle-ci doit être dénoncée car elle n’est pas susceptible de réfutation. Ces représentations, qui fondent à leurs yeux la superstition relève de la folie, de l’orgueil et d’un délire qui conduit les hommes à projeter sur le monde, Dieu et la Nature leur propre mode de fonctionnement psychologique. Quand il abordera la question de ces représentations naïves de Dieu et de la nature, Spinoza dans l’appendice au livre 1er de L’Éthique insistera à son tour sur cette projection qui est le produit de l’imagination, des préjugés et de l’ignorance.
Le début de la Préface du TTP qui reparcourt pour les dépasser les positions de la critique libertine, évoque les développements de Machiavel et de Vanini sur la valeur des augures et la folie qu’il y a à croire que Dieu communique ainsi ses volontés...
Dès les premières lignes de la préface du TTP., le lecteur libertin de Spinoza, mais ce libertin a déjà commencé la métamorphose qui doit le changer en "philosophe" se trouve en terrain familier. Impression que ne fera que confirmer l’exigence de Spinoza de réserver aux philosophes la lecture du TTP. qui ne pourrait qu’être incompris du vulgaire. Cette distinction fondamentale de la pensée libertine entre le peuple et le sage, le vulgaire et le philosophe est clairement posée dès La Sagesse de Charron, où elle détermine une morale pour le peuple, une morale pour le sage, une politique pour le peuple une politique pour le sage. Le premier comprenant la nécessité des lois et des règles quelque mince que soit leur fondement ne représente jamais de danger pour la paix civile, le peuple, inaccessible à la raison, naturellement séditieux et rebelle doit naturellement être trompé car c’est le seul moyen de le porter à l’obéissance.
Spinoza retrouve sur ce point des accents proche de ceux de Charron pour parler de la multitude :
"Et je sais qu’il n’est pas plus possible de délivrer la foule de la superstition, que de la crainte. L’entêtement lui tient lieu de constance et, loin de se laisser gouverner par la raison, elle s’abandonne à des élans impulsifs pour décerner louanges ou blâmes."
"Toutefois, comme la vraie fin des lois n’apparaît d’ordinaire qu’à un petit nombre et que la plupart des hommes sont à peu près incapables de la percevoir, leur vie n’étant rien moins que conforme à la raison, les législateurs ont sagement institué afin de contraindre également tous les hommes une autre fin bien différente de celle qui suit nécessairement de la nature des lois ; ils promettent aux défenseurs des lois ce que le vulgaire aime le plus, tandis qu’ils menacent leurs violateurs de ce qu’il redoute le plus. Ils se sont ainsi efforcés de contenir le vulgaire dans la mesure où il est possible de le faire, comme on contient un cheval à l’aide d’un frein."
Le vocabulaire même et l’image employée évoque "le mors dont il faut emboucher le sot peuple," pour La Mothe le Vayer ou les brides à veaux des Quatrains du Déiste évoqués en commençant..
De là Charron et Spinoza concluront de manière opposée. Le premier appartenant à une monarchie traditionnelle n’aura d’autre ressource que de prôner la prudence et la nécessité de conformer au dehors, où Spinoza qui reconnaît au passage que c’est dans ce contexte la seule possibilité, proposera au contraire, dans le cadre d’une République, où il se situe, la liberté de jugement et de paroles. Les actes seuls étant susceptibles de répression légitime. Mais il fait alors résider les fondements du droit et du pouvoir politique dans le contrat. Cette liberté philosophique que Charron revendiquait pour le sage, Spinoza montre et c’est le point central de son ouvrage, qu’elle est fondamentale dans une république et ne peut être refusée à ses citoyens. Cet aspect de l’analyse spinoziste est semble-t-il méconnu des libertins peut-être parce qu’ils ne peuvent la transposer au monde où ils vivent.
Cet aveuglement à propos de la dimension politique du TTP, qui apparaît en négatif dans les ouvrages que nous retiendrons apparaît clairement dans la littérature clandestine.
Continuant de parcourir la préface, on notera que là où Vanini affectait de se soumettre aux jugements de l’Église et proposait de retirer toute proposition jugée par elle irrecevable, mais on ne voit pas ce qu’elle aurait pu trouver de recevable dans les Dialogues , Spinoza soumet ses conclusions au jugement des "Hautes Puissances de sa Patrie", proposant de retirer toute proposition qui serait en contradiction avec les lois ou susceptibles de"nuire au salut général". Cette restriction conjuguée avec l’opposition entre le philosophe et le vulgaire est entendue comme familière par le lecteur de Montaigne et de Charron, pour qui est réputée irrecevable toute proposition qui pourrait nuire à la paix civile.
Si l’incohérence entre le discours et les actes des chrétiens est le point de départ de l’entreprise d’écriture du TTP, la question centrale à la quelle doit répondre l’examen de la Bible porte sur la légitimité de la raison. Il s’agit de savoir si l’Écriture permet de soutenir que la raison humaine est naturellement corrompue. C’est donc la question de la légitimité de l’opposition entre théologie et philosophie qui est posée, et plus encore, celle de la légitimité de la philosophie que Spinoza entreprend d’examiner, contre les discours passionnels des prêtres car :
C’est à l’intensité de leur mépris de la raison, de leur éloignement de l’intelligence dont ils disent la nature corrompue, que l’on distingue les hommes éclairés de la lumière divine."
Spinoza ne s’éloigne guère ici, des libertins érudits dont il reprend et résume le constat :
Non seulement la lumière naturelle est méprisée, mais elle est condamnée souvent comme une source d’irreligion."
Spinoza se situe, ici, dans le même registre qui oppose raison et imagination, raison et révélation qui faisait le fondement de la critique libertine.
Ainsi, le lecteur du TTP, lecteur des libertins érudits, se trouve d’emblée, en terrain familier, et prêt à recevoir favorablement les analyses de Spinoza. Les apologistes, chez lesquels sont en place les mêmes réflexes de lecture perçoivent immédiatement ces discours comme parents et complémentaires ; l’aspect systématique et érudit de l’entreprise spinoziste ne la rendant que plus redoutable.
Les questions mêmes que se pose Spinoza, qu’est-ce qu’une prophétie, qu’est-ce que l’élection des Hébreux, les miracles sont-ils produits en contradiction avec l’ordonnance de la Nature ? et prouvent-ils mieux la Providence divine que ne le ferait la lumière naturelle ? sont autant de questions perçues par un lecteur averti comme coïncidant avec les questions auxquelles répondent les libertins pour se libérer des préjugés du vulgaire, des croyances anthopocentristes et anthropomorphistes spontanées. En dépit de la méthode originale de Spinoza l’ensemble de l’entreprise est ressenti comme devant relayer et poursuivre, et parfois aussi fonder la critique des libertins érudits.
La question fondamentale que se pose Spinoza dans le TTP, qui est de savoir si les enseignements de l’Écriture sont en contradiction avec l’intelligence, la raison et la lumière naturelle, et à laquelle il répond en fonction de la méthode de lecture qu’il vient de mettre en place est une question à laquelle les libertins ont apporté le même type de réponse. Celle de Spinoza est fondée par une entreprise rationnelle et savante d’analyse des textes, en ce sens elle ne peut qu’ajouter du poids et fonder plus sûrement encore l’analyse des libertins reposant sur l’érudition et la valeur jamais démentie de la raison critique. Ainsi il semble bien d’une certaine façon qu’il prenne le lecteur où le libertinage l’a laissé pour l’entraîner plus loin dans la même direction. C’est ainsi que l’on pourrait comprendre la remarque du début de la préface que nous citions en commençant :
"Mais je n’insisterai pas sur ces considérations trop banales me semble-t-il."
On désignera comme zone de convergence ces ensembles de conclusions convergentes dépendant cependant d’un arrière plan théorique différent servi par une méthode d’analyse et un cheminement différent. C’est pourquoi on emploiera le terme de zone de convergence délimitant un espace plus large, car, il ne s’agit pas ici de correspondances terme à terme, même si c’est sur des ressemblances ponctuelles que se fonde cette lecture.
Parce que les questions posées sont les mêmes et ont bien été perçues comme telles, mais qu’elles ne sont pas posées dans les mêmes termes, parce que les réponses et les conclusions totalement compatibles et souvent complémentaires ne sont pas identiques, et n’empruntent pas au même fonds, et engagent des conséquences théoriques incomparables, on ne peut entendre ces consonances autrement que comme de simples convergences. Celles-ci semblent induites du côté du lecteur par une culture extrêmement précise et présente qui code toute information nouvelle, et du côté de l’auteur par des réminiscences, parfois imprécise, parfois plus nettes et qui se traduisent dans le style et témoignent d’une culture ambiante commune pour l’essentiel.
Si l’on envisage maintenant les conclusions auxquelles arrive Spinoza dans le TTP ? On note la clarté de ses conclusions :
"...dans ce qu’enseigne l’Écriture en termes exprès, je n’ai rien trouvé qui soit en désaccord ni en contradiction avec l’intelligence." et par conséquent :
"ma conviction profonde est donc que l’Écriture laisse à la raison toute sa liberté et qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie ; mais que l’une et l’autre se tiennent chacune sur son terrain."
En contrepartie il est clair que les Écritures, dont le style est adapté "à la mentalité et à la croyance des hommes auxquels les prophètes et les apôtres s’adressaient habituellement.... ne porte que sur l’obéissance".
Ce qui peut être compris comme une confirmation des positions des libertins, pour lesquels la Bible n’a d’autre fonction que de soumettre le peuple à la loi, civile et morale. Ce qui demeure nécessaire puisqu’on ne peut l’y soumettre par la raison. L’accent néanmoins est mis par Spinoza sur la vertu et le rôle des Écritures pour y conduire les ignorants.
Spinoza qui a bien fourni la clé du sanctuaire laisse la Bible intacte dans son ordre, servir de règle à la multitude à laquelle elle est destinée, quant au philosophe, il se dirige selon la raison ou la lumière naturelle se réservant une autre conception de Dieu, de l’homme et de la Nature, ainsi que le développera l’Éthique, après le TTP. La liberté de conscience et d’expression, la tolérance religieuse, la soumission du pouvoir religieux au pouvoir temporel, sont laissés de côté par nos lecteurs, qui sur ce point n’ont pas perçu les enjeux du TTP, en dépit des avertissements de Spinoza dans la Préface. Une fois encore, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Il faut s’en souvenir, ils ne lisent pas tant Spinoza pour connaître Spinoza, ou tester la cohérence interne du système, que pour trouver dans Spinoza des arguments et des analyses, des conclusions qui confortent leurs positions. Il convient donc de ne pas perdre de vue qu’il s’agit ici de polémique anti-théologique et anti-religieuse. Et, il faut se souvenir qu’en France ces polémique dureront encore longtemps, et ces analyses déjà classiques au milieu du XVIIe siècle trouveront à s’employer tard dans le siècle suivant, bien après les plaidoyers de Bayle jusqu’aux luttes de Voltaire.
Entre les conclusions de Spinoza dans le TTP et celles de Charron dans La Sagesse, semblent se dessiner quelques orientations communes. Elles ne contrediraient pas en outre les développements du Dialogue sur le sujet de la Divinité François La Mothe le Vayer.
La séparation soigneuse du philosophe et de la multitude, deux morales, deux religions. L’une celle de l’obéissance régie par la théologie, les préceptes de l’Église et les Écritures telles que le peuple les entendent : sous la forme de la superstition dont il n’a pas les moyens de se libérer - ce que Spinoza vient de confirmer- Une morale indépendante pour le Sage qui n’a pas besoin de craindre pour respecter la vertu, et suivre la loi naturelle, c’est à dire la raison telle que Dieu la lui a transmise. Une religion faite de cérémonies publiques qu’il convient de respecter car elles parlent à l’imagination du peuple, une religion pour le Sage, qui est pure religion naturelle, bien proche du déisme, où Spinoza montre l’indifférence des cultes particuliers pour peu qu’ils conduisent les peuples à la vertu. Voilà qui dessine un lieu que l’on peut considérer comme commun, ou à tout le moins il y a là les éléments qui vont permettre à certains lecteurs, qui cherchent dans l’analyse de Spinoza des confirmations de leur propres analyses ce qui peut être considéré comme des directions définissant un espace commun.
Mais il est clair que les contenus pris terme à terme sont fondamentalement différents. L’idée de Dieu, de l’homme et de la Nature déployés par Spinoza dans l’Éthique ne sont pas ceux de Charron, les conclusions politiques du TTP ne peuvent être envisagées par aucun de ses lecteurs libertins etc..., on n’en finirait pas de décliner les différences.
Par ailleurs il faut remarquer que ces zones de convergences aperçues par les lecteurs libertins l’ont été également par les polémistes religieux, qui ont la même sensibilité à certains thèmes et plus ou moins la même méthode de lecture bien qu’avec des intentions diverses.
La lettre célèbre de Lambert de Velthuyssen à Jacob Osten du 25 janvier 1671, en est une bonne illustration. Sa lecture du TTP. l’amène à conclure que Spinoza y "introduit subrepticement l’athéisme".
"Et comme l’auteur écrit-il pose que le culte extérieur ne plaît pas à Dieu par sa nature propre, il considère que toutes les cérémonies qui peuvent le composer sont aussi valables, pourvu seulement qu’il soit tel, que s’accordant à Dieu il incite les hommes à le respecter et les pousser à respecter la vertu."
"Dieu reste indifférent aux opinions religieuses auxquelles les hommes restent attachés "
Ces deux propositions, ainsi formulées sont en effet très proches de La Sagesse . Et il semble bien , en effet, que ce soit La Sagesse de Charron que Velthuysen ait lue dans le TTP. Plusieurs expressions qu’il emploie montrent à l’évidence qu’il a Charron en tête en lisant , et fait à Spinoza le reproche qu’eût a essuyer Charron de la part de Mersenne qui est de mettre toutes les religions sur le même plan.
Quand il affirme :
"La méthode & les arguments de l’auteur ruinent toute autorité de L’Écriture et qu’il n’en est fait mention que pour la forme ; mais il résulte de cette position que le Coran peut, au même titre être considéré comme parole de Dieu".
Velthuysen donne de Spinoza une lecture qui fait converger les conclusions du TTP avec celles des libertins à propos de la Bible et des autres textes sacrés., et plus largement à propos de l’indifférence des cultes. Il donne une lecture très proche de celle que la familiarité avec le libertinage érudit induit.
Que Velthuysen assimile Spinoza à Charron et aux Déistes du début du siècle ne fait aucun doute, car il commence ainsi sa lettre :
" Tout au moins ne s’est-il pas élevé au-dessus de la religion des Déistes qui sont partout et particulièrement en France, assez nombreux (telle sont les mœurs de ce siècle pervers _ pessimi seculi) ; Mersenne a publié contre eux un traité que je me rappelle avoir lu jadis."
Mais bien sûr, Spinoza est bien pire encore que tous ceux-là. Il conclut enfin qu’il :
"introduit subrepticement l’Athéisme" , selon des termes proches de ceux de Mersenne pour dénoncer Charron et son style ambigu. Il est clair que l’accusation d’hypocrisie, qui est elle aussi traditionnellement imposée à Charron, relève de la même confusion.
Quant à la légitimité d’une telle lecture, elle mérite d’être examinée, puisqu’on dispose, ici d’une réponse de Spinoza.
La réponse de Spinoza mérite que l’on s’y arrête un instant.
Après avoir noté la malveillance ou l’ignorance de son détracteur, il emprunte une stratégie qui le discrédite complètement et dont il est sûr qu’elle ne peut lui échapper. Velthuysen l’accuse d’être semblable au déiste, Spinoza lui répond en l’accusant d’être lui, semblable au superstitieux. Ce qui renvoie à la référence implicite contenue par la lettre de son interlocuteur à un thème extrêmement rabattu chez les déistes et les libertins, qui consiste à préférer l’athéisme à la superstition. Ainsi Spinoza répond en se plaçant sur le terrain de l’adversaire. Celui-ci écrivait :
"afin de ne pas se rendre coupable de superstition, il me semble avoir supprimé toute religion."
La réponse de Spinoza est claire et ses implications ne peuvent échapper à son interlocuteur. Le traiter de superstitieux revient à le traiter d’esprit faible et de méchant homme. L’ironie de Spinoza, ici, est totale, car outre le fait que sa réponse est transparente, il répond à celui qui l’accuse de reprendre les positions des déistes, ce dont il se défend, en évoquant un passage célèbre de Charron , repris dans les Quatrains du Déiste, qui sont les deux principaux adversaires que Mersenne tente maladroitement de terrasser dans le traité que le détracteur de Spinoza se souvient d’avoir lu.
"il préférerait vivre écrit Spinoza parlant de Velthuysen selon les impulsions de ses sentiments s’il n’y avait cet obstacle : il a peur des sanctions. Il s’abstient des actions mauvaises et observe les commandements divins contre son gré et d’une âme changeante, comme un esclave. Pour se servage il attend que Dieu l’honore de récompenses beaucoup plus douces que l’amour même de Dieu et cela d’autant plus qu’il a plus d’aversion pour le bien et le fait par une plus grande contrainte."
La suite vise à réfuter la conception de Dieu que Velthuysen attribue à Spinoza. Et celui-ci de conclure renouvelant son propos :
"C’est pourquoi je puis, dès à présent, affirmer que cet homme est de ceux que je visais dans ma préface : j’aime mieux qu’ils ignorent parfaitement mon livre plutôt que de lui porter tort, comme à leur habitude par une interprétation perverse, nuisant ainsi aux autres sans être utile à soi."
Quant au dernier argument il est assez intéressant. A l’accusation de considérer Mahomet comme un prophète authentique et le Coran comme un livre sacré, Spinoza répond de deux manières. Tout d’abord en affirmant brutalement qu’il n’a rien fait d’autre que montrer que Mahomet est un imposteur. Ce qui est à la fois banal dans la formulation, orthodoxe pour la pensée de l’époque, et terriblement provoquant, car la formulation évoque naturellement la thèse des trois imposteurs, même si telle quelle elle est étrangère au propos dans le TTP.
Puis se reprenant, Spinoza conclut enfin à l’indifférence des religions - des cultes et des dogmes- pour peu que les religions enseignent la justice et la charité, ce que lui reproche précisément son détracteur. Ce qui revient à maintenir son propos et le fait tomber sous le coup de la critique qui consiste à dénoncer l’indifférence des cultes et le caractère équivalent des religions, tant qu’ils permettent d’assurer la vertu, ce qui l’apparente en effet aux discours des déistes.
La réponse de Spinoza est telle qu’elle ne peut que renforcer la conviction de celui qui l’attaque tout en discréditant son discours, puisque c’est le discours d’un bigot, d’un ignorant superstitieux et borné.
Que la position de son contradicteur soit, peu éclairée, réductrice et malveillante, Spinoza l’a clairement montré.
Est-ce à dire que la lecture de Spinoza dont nous avons tenté de montrer comment elle s’élabore, et qui se construit sur différents niveaux de ressemblances ne repose que sur des confusion ? Il convient pour s’en assurer de considérer la lecture de Spinoza à l’œuvre dans L’Esprit de Spinoza et celle donnée par Blount dans : le Commentaire de la vie d’Apollonius de Tyane.
1/ L’esprit de Spinoza, encore connu sous le titre de Traité des Trois Imposteurs est un texte clandestin, qui circule en manuscrit avant de connaître plusieurs versions imprimées. Pour autant les versions les plus anciennes et celles qui sont imprimées ne cessent pas de circuler ananymes et manusceites. On attribue généralement à J.M. Lucas, auteur de la Vie de feu Monsieur de Spinoza, qui circule parfois avec L’Esprit.
Le titre d’Esprit , qui est une forme littéraire alors assez répandue, suppose que le contenu de l’ouvrage contienne l’essentiel de la doctrine de l’auteur. On s’attend donc légitimement en lisant L’Esprit de Spinoza , à trouver résumée la philosophie de Spinoza.
Le texte cependant ne répond pas exactement à cette attente.
1). C’est un texte composite, un collage, comme ce n’est pas rare dans la littérature clandestine, bien que celui-ci soit peut-être l’exemple le plus achevé. S’il est bien comme nous le pensons dû Jean Maximilien Lucas, Médecin à le Haye, il est l’œuvre d’un admirateur de Spinoza qui se dit aussi son ami.
2) Ce n’est pas un collage de différents extraits de l’œuvre de Spinoza, comme il conviendrait encore à un Esprit de Spinoza , mais une mosaïque de textes dont certains seulement sont empruntés à Spinoza. Les deux premiers chapitres du TTP, l’Appendice au livre Ier de L’Éthique et le scolie de la proposition XV du premier livre qui traite de l’étendue comme attribut divin sont cités, traduits ou paraphrasés par l’auteur.
On voit déjà par ces choix qu’il a une bonne connaissance de la pensée de Spinoza, suffisante pour lui faire apercevoir la cohérence qui existe entre ces différents passages, qui tous font référence à la conception naïve et erronée de Dieu produite par l’imagination, qu’ils s’agisse de celle des prophètes ou de celle des ignorants dans l’Appendice au livre I.
La forme la plus ancienne du texte, qui est aussi la plus répandue comporte six chapitres qui traitent respectivement :
I. De Dieu / II. Des raisons qui ont engagé les hommes a se figurer un être invisible qu’on nomme communément Dieu / III. Ce que signifie ce mot Religion : comment et pourquoi il s’en est glissé un si grand nombre dans le monde / IV Vérités sensibles et évidentes / V. De l’Ame / VI. Des esprits qu’on nomme Démons.
Cet ouvrage combine avec les textes spinozistes des sources libertines nombreuses et des emprunts au Léviathan, qui cependant ne semble par remplir d’autre fonction que de relayer l’épicurisme et le libertinage érudit.
La vocation du texte, telle qu’elle est affirmée au premier chapitre est clairement de libérer le peuple des superstitions et des croyances qui l’enchaînent, ce qui constitue une rupture radicale avec l’attitude prudente et - sur le fond - conservatiste, du libertinage.
Spinoza est cité aux chapitres I, II, et IV de L’Esprit.
Le premier chapitre de L’Esprit comporte de nombreuses réminiscences du Traité théologico-politique. Il s’agit, pour l’auteur, de montrer que les prophètes étaient des hommes ordinaires et, comme tels, sujets à l’erreur et au mensonge, donc peu dignes de foi. Ils étaient, comme les haruspices chez les Romains, " des fourbes et des imposteurs ". Au XVIIe siècle, les auteurs qui voulaient dénoncer les supercheries des augures recouraient généralement aux exemples donnés par Machiavel et Vanini, qui constituent des lieux classiques. Pour montrer l’imposture des prophètes juifs - et c’est ce qui importe, car on touche ici aux textes fondateurs des trois grandes religions révélées - l’auteur recourt à Spinoza dans le Traité théologico-politique.
Il est à remarquer que l’auteur de L’Esprit juxtapose les citations de Spinoza et celles des libertins et qu’il n’indique la provenance ni des unes ni des autres, produisant un texte suivi où il a eu soin de ménager les transitions de telle manière que seul un lecteur connaissant parfaitement ses sources soupçonne le mode d’écriture de l’auteur et peut reconnaître les textes mis à contribution.
Cette manière d’écrire un Esprit de Spinoza pourrait apparaître comme une pure et simple imposture sans la manière extrêmement scrupuleuse qu’à l’auteur de traiter ses sources et Spinoza en particulier. Il cite précisément en traduisant les textes du latin, et ne fait jamais rien dire à un auteur de plus ou d’autre que ce qu’il dit effectivement. A tel point que, alors qu’il a montré avec Spinoza que les prophètes étaient des hommes et comme tels sujets à se tromper, lorsqu’il veut ajouter l’idée qu’ils ont pû être menteurs et nous induire volontairement en erreur, il ajoute une phrase qu’il emprunte à Hobbes et qui comporte cette addition.
L’Esprit : " Personne n’est obligé de croire un homme qui peut errer et qui pis est est sujet à mentir."
Hobbes, Léviathan : Bien que Dieu ait pu parler aux hommes au moyen des songes, voix, visoins, inspirations, il n’oblige personne à le croire :" car celui-ci étant un homme il peut se tromper, et qui plus est mentir."
La méthode de l’auteur est simple, citer avec précision mais sans jamais le signaler. Il fait alors passer sous le nom de Spinoza la doctrine des libertins érudits pour ce qui regarde la nature et la vocation de la Bible, l’imposture des prêtres et des politiques, bien que pour l’établir, il emprunte à Vanini, à Naudé, à Machiavel.
Le scrupule et la précision avec lesquels il cite ne nous permet pas d’envisager une imposture volontaire, et nous y verrions plutôt une lecture de Spinoza, confirmant celle que nous avons tenté de décrire. L’auteur nous semble-t-il est de bonne foi. Quant pour identifier Dieu et l’Univers ou Dieu et la Nature, il emprunte à Vanini et non à Spinoza, il ne nous semble pas vouloir tricher, mais aller au plus court et au plus explicite, car il lit ces deux positions comme équivalentes, ce qu’elles sont du strict point de vue de la polémique et de la démystification qui est le sien. Seules les conclusions importent. Il n’est pas question d’entrer dans des développements érudits alors qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui doit aider le peuple à se libérer des fables.
De même quand, dans le premier chapitre il ajoute des citations de Vanini et de Machiavel à l’analyse de Spinoza, il ne semble pas vouloir la dénaturer, mais en souligner les aspects les plus radicaux, montrant qu’il lit ces analyses comme équivalentes. Il peut avoir pensé que par prudence Spinoza s’est contenté d’esquisser une analyse que chacun, pour peu qu’il soit un lecteur averti des libertins français, et il y en a alors beaucoup en Hollande, à commencer par Bayle, peut aisément poursuivre.
Ainsi quand Spinoza montre que les prophètes n’ont rien eu de supérieur aux autres hommes que l’imagination, et que pour l’entendement ils étaient des hommes ordinaires qui n’avaient rien à nous apprendre, quand Spinoza remarque qu’ils avaient besoin d’un signe extérieur pour savoir quand il prophétisaient ou quand ils déliraient, quand il montre qu’ils ont eu de Dieu des représentations naïves totalement inadéquates, l’auteur en déduit qu’ils ne nous ont appris que des choses fausses. Quand Spinoza précise que leur enseignement est exclusivement moral, il semble y voir une précaution oratoire et replace l’analyse Spinoziste dans la tradition Machiavellienne à laquelle elle lui semble appartenir, pour conclure que les prophètes ont été des imposteurs se prétendant inspirés par Dieu.
Quant à savoir si la démarche est totalement illégitime, c’est un autre problème, mais on peut la comprendre, connaissant le mode traditionnel de lecture des libertins, si l’on se souvient que dans la préface au TTP Spinoza rappelle, dans la tradition de Machiavel précisément que les fous et les idiots, seraient censés, comme les entrailles ou le vol des oiseaux nous révéler la volonté divine. Puisque les prophètes déliraient - et sans doute faisaient délirer la nature avec eux- puisqu’ils imaginaient Dieu sous la forme d’un vieillard ou d’une colombe et qu’en outre "ils ne s’entendaient pas eux-mêmes et étaient fort ignorants," il n’y a pas loin de là à conclure qu’ils ont prétendu être inspirés de Dieu, puisqu’ils ont besoin d’un signe extérieur pour pouvoir eux-mêmes en décider. La proximité des fous, des idiots et des haruspices dans la préface a pu induire notre auteur à les confondre au livres I et II du TTP où la prudence de Spinoza paraissait naturelle car il s’adressait aux textes sacrés directement et non plus sous le couvert de l’Antiquité romaine. Ce pas qu’avaient déjà franchi Naudé et Vanini, l’auteur le franchit à son tour, en affirmant :
"Le vulgaire les révère parce qu’il croît opiniatrement ce que les prophètes en ont dit, quoique ces visionnaires ne fussent parmi lesHebreux, que ce qu’étoient chez les Païens les Augures et les Devins"
C’est à dire des hommes au service du pouvoir, c’est à dire des imposteurs.
L’auteur n’a certainement pas le sentiment de trahir Spinoza, mais au contraire d’exprimer clairement ce que, croit-il, il tait par une nécessaire prudence et qu’il fait dire à Hobbes puis à Vanini.
La nécessité de reconduire l’analyse Spinoziste dans la perspective libertine de l’imposture des prêtres et des prophètes, si elle s’impose quand il est question d’un Traité des trois imposteurs, ne se comprend dans un Esprit de Spinoza que par la conviction de l’auteur que ces positions sont identiques et que Spinoza s’insère tout naturellement dans le prolongement de la tradition libertine, tant par son analyse, que par la prudence qui lui fait laisser dans l’ombre ce qu’elle a de trop ouvertement sacrilège. Car il est bien clair que l’on ne peut considérer au sens strict et du point de vue d’un lecteur moderne, comme spinoziste, un chapitre qui laisse de côté des éléments essentiels de la démonstration comme les trois critères de la prophétie , et empruntant à d’autres auteurs l’essentiel du chapitre.
Mais que sous ce titre, cela ait pu contribuer à ancrer et diffuser une certaine lecture de Spinoza, cela ne semble pas faire de doute.
Plus encore que le premier, le deuxième chapitre est une mosaïque incluant Spinoza. La méthode suivie à l’égard du texte de Spinoza est quelque peu différente au chapitre II. L’organisation en est simple, et les sources peu nombreuses. La majeure partie du développement - du §3 au §9 - est occupée par la transcription de l’Appendice au livre premier de l’Éthique, que l’auteur se borne à traduire , résumant ici ou là le développement sans en changer le sens. Cet emprunt massif à L’Éthique est introduit par une évocation de Lucrèce qui ouvre le chapitre, et fait de l’ignorance et de la crainte la source des religions. Ce texte repris par Hobbes au chapitre XI du Léviathan "De la variété des mœurs" est transcrit par l’auteur de L’Esprit au premier paragraphe du chapitre II . C’est donc Hobbes qui est la source directe de ce passage.
L’auteur de L’Esprit ne perd jamais de vue le but de son entreprise de démystification, et les philosophies qu’il rencontre en chemin n’en sont jamais que les instruments complémentaires entre eux. C’est pourquoi, malgré la présence manifeste et insistante de la pensée de Spinoza au chapitre premier de L’Esprit, nous ne pourrons nous résoudre à le qualifier, sans autre restriction, de spinoziste. Les emprunts au Traité théologico-politique, du fait des omissions délibérées et de leur insertion dans un contexte différent, prennent une tonalité originale, que confirmera l’étude des chapitres suivants.
2/ Une certaine lecture de Spinoza confirmée par celle de Charles Blount. La même méthode est à l’œuvre dans les Commentaires de Blount sur la Vie d’Apollonius de Tyane . On notera que dans son analyse, qui souligne l’imposture de Jésus Christ, Blount retrouve les principaux thèmes abordés par L’Esprit. On a déjà vu qu’il reprenait systématiquement les analyses que Vanini consacrait à Jésus Christ, qui constituent également, sur ce point, le noyau de L’Esprit. Il met très largement à contribution, à côté des Discours de Machiavel, l’exploitation systématique qu’en fait Jules-César Vanini, tant pour l’explication des miracles par les causes naturelles , tout particulièrement par l’imposture des prêtres , que pour les oracles . L’analyse qu’il en donne est très proche de celle de L’Esprit au livre I, paragraphe 5. Après avoir cité tout au long le texte du De Arcanis sur la consultation des augures, il conclut :
" Ainsi apprenons-nous de Tite Live que Romulus et Numa reçurent leurs sceptres de la main des Augures [...] Il y a quelques années que j’eus la curiosité de voir une procession catholique à la Chapelle de Saint-Jacques. Je me rappelai d’abord la cérémonie pratiquée par les Augures des Anciens dont les Catholiques ont tiré la leur. "
On notera qu’il fait, de la même manière que l’auteur de L’Esprit, voisiner les analyses des "Politiques" avec le recours à Spinoza :
" Plus on a de jugement - dit-il - moins on lâche la bride à l’imagination. Tous les prophètes expriment le spirituel par le corporel, faisant Dieu semblable à eux-mêmes, et sachant que c’est la méthode naturelle de notre imagination. Ainsi, Michée représente Dieu assis, Daniel, vêtu de blanc... "
On aura reconnu l’extrait du Traité théologico-politique, également cité dans L’Esprit, I, 6. Quelques pages plus loin, Blount cite explicitement Spinoza, comme il le fait - et comme ne le fait pas L’Esprit - pour tous les auteurs qu’il utilise :
" Spinoza, dans son ingénieux Traité théologico-politique, observe que, les différents signes donnés par les Prophètes étoient proportionnés à la capacité de chacun d’eux et que, par conséquent, les signes varioient selon leurs humeurs... "
Si Blount commet moins d’omissions volontaires dans la référence à Spinoza, il use néanmoins de ses développements à la manière de l’auteur de L’Esprit. L’alliance stratégique des analyses des "Politiques" et de celles de Spinoza à l’égard des prophètes met en évidence le fait qu’elles sont perçues, dans l’un et l’autre cas, comme convergentes et complémentaires. Ces exemples parallèles, sur lesquels nous reviendrons, sont précieux à double titre : ils confirment que l’analyse donnée par L’Esprit correspond à une lecture de Spinoza alors courante, et montrent que la nature du recours à Spinoza n’est pas un relais pour une pensée libertine moribonde, qui aurait cherché chez Spinoza son inspiration, comme l’ont postulé certains commentateurs du libertinage érudit. Cette lecture de Spinoza trouve un écho dans ce passage bien connu de La Religion des Hollandais de Stouppe que nous avons déjà rencontré. Cette interprétation radicale du Traité théologico-politique, étudiée par Paul Vernière sous le titre de "l’ère des confusions" ne nous paraît cependant pas dénuée de fondement. Spinoza, tel qu’il est compris par l’auteur de L’Esprit, vient achever une tradition philosophique désormais classique dont le libertinage érudit avait posé les bases et donné l’argumentation : la critique des miracles, des oracles, de l’immortalité de l’âme, de l’autorité des Écritures. Les analyses de Spinoza peuvent être légitimement appelées à compléter cette tradition. Spinoza, loin d’apparaître comme l’ultime recours d’une philosophie dépassée au moment même où elle est diffusée, est au contraire perçu comme s’inscrivant dans la continuité de cette ligne de pensée demeurée bien vivante. S’il la fait avancer par la rigueur de la critique biblique développée dans le Traité théologico-politique, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’usage stratégique qui en est fait. Nulle raison en effet pour les auteurs d’ouvrages clandestins et pour les libertins de la fin du siècle, dont la démarche est essentiellement critique, d’entrer dans le détail érudit de ces analyses qui ne valent, à leur yeux, que par leurs conclusions. Elles fondent en effet à nouveaux frais et de manière définitive la mise en question de l’autorité des Écritures, dont le refus, que les libertins érudits du début du XVIIe siècle ancraient dans la critique de l’anthropocentrisme, est fondé ici par une étude philologique et philosophique rigoureuse. On n’en conservera cependant que les conclusions, qui permettent de discréditer toutes les religions révélées en sapant l’édifice à sa base.
En conclusion : il convient de rappeler que la lecture de Spinoza par les libertins de la fin du siècle repose sur deux plans de correspondances :
– celui des similitudes ponctuelles, réelles ou perçues comme telles.
– celui de vastes zones de convergences qui concernent non plus la démarche, mais les conclusions perçues comme concordantes, et qui supposent une lecture sélective de Spinoza qui isole dans l’Oeuvre, la partie critique, ce qui est conforme à la démarche des libertins.
Le modèle de lecture de Spinoza à partir du libertinage érudit que nous avons tenté de mettre en place, se déployant sur ces deux niveaux est confirmé tant par les ouvrages, libertins dans leur inspiration, de Blount et L’Esprit de Spinoza, que par les croyants qu’elle choque ou qui affectent de s’en scandaliser. On notera cependant qu’ils ne sont ni philosophes au sens strict, ni théologiens, mais appartiennent à un public d’hommes cultivés, pour lequel sont ainsi vulgarisées les discussions des philosophes et des théologiens.
Tout un pan de la réflexion de Spinoza, et il s’agit naturellement de ce qui dans sa pensée fait table rase des erreurs communes est reprise par les libertins, et donne matière à ces interprétations.
III
1/ L’esprit de Spinoza, encore connu sous le titre de Traité des Trois Imposteurs est un texte clandestin, qui circule en manuscrit avant de connaître plusieurs versions imprimées. Pour autant les versions les plus anciennes et celles qui sont imprimées ne cessent pas de circuler ananymes et manusceites. On attribue généralement à J.M. Lucas, auteur de la Vie de feu Monsieur de Spinoza, qui circule parfois avec L’Esprit.
Le titre d’Esprit , qui est une forme littéraire alors assez répandue, suppose que le contenu de l’ouvrage contienne l’essentiel de la doctrine de l’auteur. On s’attend donc légitimement en lisant L’Esprit de Spinoza , à trouver résumée la philosophie de Spinoza.
Le texte cependant ne répond pas exactement à cette attente.
1). C’est un texte composite, un collage, comme ce n’est pas rare dans la littérature clandestine, bien que celui-ci soit peut-être l’exemple le plus achevé. S’il est bien comme nous le pensons dû Jean Maximilien Lucas, Médecin à le Haye, il est l’œuvre d’un admirateur de Spinoza qui se dit aussi son ami.
2) Ce n’est pas un collage de différents extraits de l’œuvre de Spinoza, comme il conviendrait encore à un Esprit de Spinoza , mais une mosaïque de textes dont certains seulement sont empruntés à Spinoza. Les deux premiers chapitres du TTP, l’Appendice au livre Ier de L’Éthique et le scolie de la proposition XV du premier livre qui traite de l’étendue comme attribut divin sont cités, traduits ou paraphrasés par l’auteur.
On voit déjà par ces choix qu’il a une bonne connaissance de la pensée de Spinoza, suffisante pour lui faire apercevoir la cohérence qui existe entre ces différents passages, qui tous font référence à la conception naïve et erronée de Dieu produite par l’imagination, qu’ils s’agisse de celle des prophètes ou de celle des ignorants dans l’Appendice au livre I.
La forme la plus ancienne du texte, qui est aussi la plus répandue comporte six chapitres qui traitent respectivement :
I. De Dieu / II. Des raisons qui ont engagé les hommes a se figurer un être invisible qu’on nomme communément Dieu / III. Ce que signifie ce mot Religion : comment et pourquoi il s’en est glissé un si grand nombre dans le monde / IV Vérités sensibles et évidentes / V. De l’Âme / VI. Des esprits qu’on nomme Démons.
Cet ouvrage combine avec les textes spinozistes des sources libertines nombreuses et des emprunts au Léviathan, qui cependant ne semble par remplir d’autre fonction que de relayer l’épicurisme et le libertinage érudit.
La vocation du texte, telle qu’elle est affirmée au premier chapitre est clairement de libérer le peuple des superstitions et des croyances qui l’enchaînent, ce qui constitue une rupture radicale avec l’attitude prudente et - sur le fond - conservatiste, du libertinage.
Spinoza est cité aux chapitres I, II, et IV de L’Esprit.
Le premier chapitre de L’Esprit comporte de nombreuses réminiscences du Traité théologico-politique. Il s’agit, pour l’auteur, de montrer que les prophètes étaient des hommes ordinaires et, comme tels, sujets à l’erreur et au mensonge, donc peu dignes de foi. Ils étaient, comme les haruspices chez les Romains, " des fourbes et des imposteurs ". Au XVIIe siècle, les auteurs qui voulaient dénoncer les supercheries des augures recouraient généralement aux exemples donnés par Machiavel et Vanini, qui constituent des lieux classiques. Pour montrer l’imposture des prophètes juifs - et c’est ce qui importe, car on touche ici aux textes fondateurs des trois grandes religions révélées - l’auteur recourt à Spinoza dans le Traité théologico-politique.
Il est à remarquer que l’auteur de L’Esprit juxtapose les citations de Spinoza et celles des libertins et qu’il n’indique la provenance ni des unes ni des autres, produisant un texte suivi où il a eu soin de ménager les transitions de telle manière que seul un lecteur connaissant parfaitement ses sources soupçonne le mode d’écriture de l’auteur et peut reconnaître les textes mis à contribution.
Cette manière d’écrire un Esprit de Spinoza pourrait apparaître comme une pure et simple imposture sans la manière extrêmement scrupuleuse qu’à l’auteur de traiter ses sources et Spinoza en particulier. Il cite précisément en traduisant les textes du latin, et ne fait jamais rien dire à un auteur de plus ou d’autre que ce qu’il dit effectivement. A tel point que, alors qu’il a montré avec Spinoza que les prophètes étaient des hommes et comme tels sujets à se tromper, lorsqu’il veut ajouter l’idée qu’ils ont pû être menteurs et nous induire volontairement en erreur, il ajoute une phrase qu’il emprunte à Hobbes et qui comporte cette addition.
L’Esprit : " Personne n’est obligé de croire un homme qui peut errer et qui pis est est sujet à mentir."
Hobbes, Léviathan : Bien que Dieu ait pu parler aux hommes au moyen des songes, voix, visoins, inspirations, il n’oblige personne à le croire :" car celui-ci étant un homme il peut se tromper, et qui plus est mentir."
La méthode de l’auteur est simple, citer avec précision mais sans jamais le signaler. Il fait alors passer sous le nom de Spinoza la doctrine des libertins érudits pour ce qui regarde la nature et la vocation de la Bible, l’imposture des prêtres et des politiques, bien que pour l’établir, il emprunte à Vanini, à Naudé, à Machiavel.
Le scrupule et la précision avec lesquels il cite ne nous permet pas d’envisager une imposture volontaire, et nous y verrions plutôt une lecture de Spinoza, confirmant celle que nous avons tenté de décrire. L’auteur nous semble-t-il est de bonne foi. Quant pour identifier Dieu et l’Univers ou Dieu et la Nature, il emprunte à Vanini et non à Spinoza, il ne nous semble pas vouloir tricher, mais aller au plus court et au plus explicite, car il lit ces deux positions comme équivalentes, ce qu’elles sont du strict point de vue de la polémique et de la démystification qui est le sien. Seules les conclusions importent. Il n’est pas question d’entrer dans des développements érudits alors qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui doit aider le peuple à se libérer des fables.
De même quand, dans le premier chapitre il ajoute des citations de Vanini et de Machiavel à l’analyse de Spinoza, il ne semble pas vouloir la dénaturer, mais en souligner les aspects les plus radicaux, montrant qu’il lit ces analyses comme équivalentes. Il peut avoir pensé que par prudence Spinoza s’est contenté d’esquisser une analyse que chacun, pour peu qu’il soit un lecteur averti des libertins français, et il y en a alors beaucoup en Hollande, à commencer par Bayle, peut aisément poursuivre.
Ainsi quand Spinoza montre que les prophètes n’ont rien eu de supérieur aux autres hommes que l’imagination, et que pour l’entendement ils étaient des hommes ordinaires qui n’avaient rien à nous apprendre, quand Spinoza remarque qu’ils avaient besoin d’un signe extérieur pour savoir quand il prophétisaient ou quand ils déliraient, quand il montre qu’ils ont eu de Dieu des représentations naïves totalement inadéquates, l’auteur en déduit qu’ils ne nous ont appris que des choses fausses. Quand Spinoza précise que leur enseignement est exclusivement moral, il semble y voir une précaution oratoire et replace l’analyse Spinoziste dans la tradition Machiavellienne à laquelle elle lui semble appartenir, pour conclure que les prophètes ont été des imposteurs se prétendant inspirés par Dieu.
Quant à savoir si la démarche est totalement illégitime, c’est un autre problème, mais on peut la comprendre, connaissant le mode traditionnel de lecture des libertins, si l’on se souvient que dans la préface au TTP Spinoza rappelle, dans la tradition de Machiavel précisément que les fous et les idiots, seraient censés, comme les entrailles ou le vol des oiseaux nous révéler la volonté divine. Puisque les prophètes déliraient - et sans doute faisaient délirer la nature avec eux- puisqu’ils imaginaient Dieu sous la forme d’un vieillard ou d’une colombe et qu’en outre "ils ne s’entendaient pas eux-mêmes et étaient fort ignorants," il n’y a pas loin de là à conclure qu’ils ont prétendu être inspirés de Dieu, puisqu’ils ont besoin d’un signe extérieur pour pouvoir eux-mêmes en décider. La proximité des fous, des idiots et des haruspices dans la préface a pu induire notre auteur à les confondre au livres I et II du TTP où la prudence de Spinoza paraissait naturelle car il s’adressait aux textes sacrés directement et non plus sous le couvert de l’Antiquité romaine. Ce pas qu’avaient déjà franchi Naudé et Vanini, l’auteur le franchit à son tour, en affirmant :
"Le vulgaire les révère parce qu’il croît opiniatrement ce que les prophètes en ont dit, quoique ces visionnaires ne fussent parmi lesHebreux, que ce qu’étoient chez les Païens les Augures et les Devins"
C’est à dire des hommes au service du pouvoir, c’est à dire des imposteurs.
L’auteur n’a certainement pas le sentiment de trahir Spinoza, mais au contraire d’exprimer clairement ce que, croit-il, il tait par une nécessaire prudence et qu’il fait dire à Hobbes puis à Vanini.
La nécessité de reconduire l’analyse Spinoziste dans la perspective libertine de l’imposture des prêtres et des prophètes, si elle s’impose quand il est question d’un Traité des trois imposteurs, ne se comprend dans un Esprit de Spinoza que par la conviction de l’auteur que ces positions sont identiques et que Spinoza s’insère tout naturellement dans le prolongement de la tradition libertine, tant par son analyse, que par la prudence qui lui fait laisser dans l’ombre ce qu’elle a de trop ouvertement sacrilège. Car il est bien clair que l’on ne peut considérer au sens strict et du point de vue d’un lecteur moderne, comme spinoziste, un chapitre qui laisse de côté des éléments essentiels de la démonstration comme les trois critères de la prophétie , et empruntant à d’autres auteurs l’essentiel du chapitre.
Mais que sous ce titre, cela ait pu contribuer à ancrer et diffuser une certaine lecture de Spinoza, cela ne semble pas faire de doute.
Plus encore que le premier, le deuxième chapitre est une mosaïque incluant Spinoza. La méthode suivie à l’égard du texte de Spinoza est quelque peu différente au chapitre II. L’organisation en est simple, et les sources peu nombreuses. La majeure partie du développement - du §3 au §9 - est occupée par la transcription de l’Appendice au livre premier de l’Éthique, que l’auteur se borne à traduire , résumant ici ou là le développement sans en changer le sens. Cet emprunt massif à L’Éthique est introduit par une évocation de Lucrèce qui ouvre le chapitre, et fait de l’ignorance et de la crainte la source des religions. Ce texte repris par Hobbes au chapitre XI du Léviathan "De la variété des mœurs" est transcrit par l’auteur de L’Esprit au premier paragraphe du chapitre II . C’est donc Hobbes qui est la source directe de ce passage.
L’auteur de L’Esprit ne perd jamais de vue le but de son entreprise de démystification, et les philosophies qu’il rencontre en chemin n’en sont jamais que les instruments complémentaires entre eux. C’est pourquoi, malgré la présence manifeste et insistante de la pensée de Spinoza au chapitre premier de L’Esprit, nous ne pourrons nous résoudre à le qualifier, sans autre restriction, de spinoziste. Les emprunts au Traité théologico-politique, du fait des omissions délibérées et de leur insertion dans un contexte différent, prennent une tonalité originale, que confirmera l’étude des chapitres suivants.
2/ Une certaine lecture de Spinoza confirmée par celle de Charles Blount. La même méthode est à l’œuvre dans les Commentaires de Blount sur la Vie d’Apollonius de Tyane . On notera que dans son analyse, qui souligne l’imposture de Jésus Christ, Blount retrouve les principaux thèmes abordés par L’Esprit. On a déjà vu qu’il reprenait systématiquement les analyses que Vanini consacrait à Jésus Christ, qui constituent également, sur ce point, le noyau de L’Esprit. Il met très largement à contribution, à côté des Discours de Machiavel, l’exploitation systématique qu’en fait Jules-César Vanini, tant pour l’explication des miracles par les causes naturelles , tout particulièrement par l’imposture des prêtres , que pour les oracles . L’analyse qu’il en donne est très proche de celle de L’Esprit au livre I, paragraphe 5. Après avoir cité tout au long le texte du De Arcanis sur la consultation des augures, il conclut :
" Ainsi apprenons-nous de Tite Live que Romulus et Numa reçurent leurs sceptres de la main des Augures [...] Il y a quelques années que j’eus la curiosité de voir une procession catholique à la Chapelle de Saint-Jacques. Je me rappelai d’abord la cérémonie pratiquée par les Augures des Anciens dont les Catholiques ont tiré la leur. "
On notera qu’il fait, de la même manière que l’auteur de L’Esprit, voisiner les analyses des "Politiques" avec le recours à Spinoza :
" Plus on a de jugement - dit-il - moins on lâche la bride à l’imagination. Tous les prophètes expriment le spirituel par le corporel, faisant Dieu semblable à eux-mêmes, et sachant que c’est la méthode naturelle de notre imagination. Ainsi, Michée représente Dieu assis, Daniel, vêtu de blanc... "
On aura reconnu l’extrait du Traité théologico-politique, également cité dans L’Esprit, I, 6. Quelques pages plus loin, Blount cite explicitement Spinoza, comme il le fait - et comme ne le fait pas L’Esprit - pour tous les auteurs qu’il utilise :
" Spinoza, dans son ingénieux Traité théologico-politique, observe que, les différents signes donnés par les Prophètes étoient proportionnés à la capacité de chacun d’eux et que, par conséquent, les signes varioient selon leurs humeurs... "
Si Blount commet moins d’omissions volontaires dans la référence à Spinoza, il use néanmoins de ses développements à la manière de l’auteur de L’Esprit.L’alliancestratégiquedes analyses des "Politiques" et de celles de Spinoza à l’égard des prophètes met en évidence le fait qu’elles sont perçues, dans l’un et l’autre cas, comme convergentes et complémentaires. Ces exemples parallèles, sur lesquels nous reviendrons, sont précieux à double titre : ils confirment que l’analyse donnée par L’Esprit correspond à une lecture de Spinoza alors courante, et montrent que la nature du recours à Spinoza n’est pas un relais pour une pensée libertine moribonde, qui aurait cherché chez Spinoza son inspiration, comme l’ont postulé certains commentateurs du libertinage érudit. Cette lecture de Spinoza trouve un écho dans ce passage bien connu de La Religion des Hollandais de Stouppe que nous avons déjà rencontré. Cette interprétation radicale du Traité théologico-politique, étudiée par Paul Vernière sous le titre de "l’ère des confusions" ne nous paraît cependant pas dénuée de fondement. Spinoza, tel qu’il est compris par l’auteur de L’Esprit, vient achever une tradition philosophique désormais classique dont le libertinage érudit avait posé les bases et donné l’argumentation : la critique des miracles, des oracles, de l’immortalité de l’âme, de l’autorité des Écritures. Les analyses de Spinoza peuvent être légitimement appelées à compléter cette tradition. Spinoza, loin d’apparaître comme l’ultime recours d’une philosophie dépassée au moment même où elle est diffusée, est au contraire perçu comme s’inscrivant dans la continuité de cette ligne de pensée demeurée bien vivante. S’il la fait avancer par la rigueur de la critique biblique développée dans le Traité théologico-politique, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’usage stratégique qui en est fait. Nulle raison en effet pour les auteurs d’ouvrages clandestins et pour les libertins de la fin du siècle, dont la démarche est essentiellement critique, d’entrer dans le détail érudit de ces analyses qui ne valent, à leur yeux, que par leurs conclusions. Elles fondent en effet à nouveaux frais et de manière définitive la mise en question de l’autorité des Écritures, dont le refus, que les libertins érudits du début du XVIIe siècle ancraient dans la critique de l’anthropocentrisme, est fondé ici par une étude philologique et philosophique rigoureuse. On n’en conservera cependant que les conclusions, qui permettent de discréditer toutes les religions révélées en sapant l’édifice à sa base.
"un tissu de fragmens cousus ensemble en divers tems, ramassés par plusieurs personnes et donnés au public à la fantaisie des Rabins [...] un Livre, où il n’y a gueres plus d’ordre et de methode que dans l’Alcoran de Mahomet, que personne n’entend, tant il est confus et mal conceu. "
Il reste que la présence du texte de Spinoza aux deux premiers et au quatrième chapitres de L’Esprit, utilisé avec la même liberté et la même désinvolture que les autres sources mises à contribution, mais aussi avec la même honnêteté intellectuelle, témoigne d’une lecture attentive et avertie. Les amalgames de l’auteur ne renvoient ni à une lecture hâtive ou maladroite de Spinoza, ni à un désir de falsifier sa pensée, mais à l’idée qu’elle s’insère sans hiatus dans la tradition libertine, et plus particulièrement dans la tradition des "Politiques" qui sous-tend tout l’ouvrage
Les lecteurs hétérodoxes de libertins érudits et de Spinoza ne s’y sont pas trompés, qui mettent en place une lecture sélective. Ils retiennent les livres du TTP qui s’interrogent sur la prophétie et sur les prophètes en relation avec l’appendice du livre premier de l’Éthique montrant que s’ils sont extrêmement sélectifs, ce qui s’explique par une position essentiellement polémique, ils sont aussi capables d’une lecture cohérente. *** expliquer.
Cette lecture on la trouve en place dans deux ouvrages différents par leur nature et par leur vocation : le traité des trois imposteurs d’une part, qui est ouvertement un traité libertin, et un traité déiste de Charles Blount : Commentaire d’$$$ , Vie d’Apolloius de Tyane. La seule évocation d’Apollonius de Tyane dont les miracles sont souvent comparés à ceux du Christ, et présentés comme bien plus considérables, renvoie également à un contexte libertin.
L’un et l’autre font appel à Spinoza dont ils citent les mêmes lieux, ce qui semble indiquer l’existence de lectures convergentes.
III
1/ L’esprit de Spinoza, encore connu sous le titre de Traité des Trois Imposteurs est un texte clandestin, qui circule en manuscrit avant de connaître plusieurs versions imprimées. Pour autant les versions les plus anciennes et celles qui sont imprimées ne cessent pas de circuler ananymes et manusceites. On attribue généralement à J.M. Lucas, auteur de la Vie de feu Monsieur de Spinoza, qui circule parfois avec L’Esprit.
Le titre d’Esprit , qui est une forme littéraire alors assez répandue, suppose que le contenu de l’ouvrage contienne l’essentiel de la doctrine de l’auteur. On s’attend donc légitimement en lisant L’Esprit de Spinoza, à trouver résumée la philosophie de Spinoza.
Le texte cependant ne répond pas exactement à cette attente.
1). C’est un texte composite, un collage, comme ce n’est pas rare dans la littérature clandestine, bien que celui-ci soit peut-être l’exemple le plus achevé. S’il est bien comme nous le pensons dû Jean Maximilien Lucas, Médecin à le Haye, il est l’œuvre d’un admirateur de Spinoza qui se dit aussi son ami.
2) Ce n’est pas un collage de différents extraits de l’oeuvre de Spinoza, comme il conviendrait encore à un Esprit de Spinoza , mais une mosaïque de textes dont certains seulement sont empruntés à Spinoza. Les deux premiers chapitres du TTP, l’Appendice au livre Ier de L’Éthique et le scolie de la proposition XV du premier livre qui traite de l’étendue comme attribut divin sont cités, traduits ou paraphrasés par l’auteur.
On voit déjà par ces choix qu’il a une bonne connaissance de la pensée de Spinoza, suffisante pour lui faire apercevoir la cohérence qui existe entre ces différents passages, qui tous font référence à la conception naïve et erronée de Dieu produite par l’imagination, qu’ils s’agisse de celle des prophètes ou de celle des ignorants dans l’Appendice au livre I.
La forme la plus ancienne du texte, qui est aussi la plus répandue comporte six chapitres qui traitent respectivement :
I. De Dieu / II. Des raisons qui ont engagé les hommes a se figurer un être invisible qu’on nomme communément Dieu / III. Ce que signifie ce mot Religion : comment et pourquoi il s’en est glissé un si grand nombre dans le monde / IV Vérités sensibles et évidentes / V. De l’Ame / VI. Des esprits qu’on nomme Démons.
Cet ouvrage combine avec les textes spinozistes des sources libertines nombreuses et des emprunts au Léviathan, qui cependant ne semble par remplir d’autre fonction que de relayer l’épicurisme et le libertinage érudit.
La vocation du texte, telle qu’elle est affirmée au premier chapitre est clairement de libérer le peuple des superstitions et des croyances qui l’enchaînent, ce qui constitue une rupture radicale avec l’attitude prudente et - sur le fond - conservatiste, du libertinage.
Spinoza est cité aux chapitres I, II, et IV de L’Esprit.
Le premier chapitre de L’Esprit comporte de nombreuses réminiscences du Traité théologico-politique. Il s’agit, pour l’auteur, de montrer que les prophètes étaient des hommes ordinaires et, comme tels, sujets à l’erreur et au mensonge, donc peu dignes de foi. Ils étaient, comme les haruspices chez les Romains, " des fourbes et des imposteurs ". Au XVIIe siècle, les auteurs qui voulaient dénoncer les supercheries des augures recouraient généralement aux exemples donnés par Machiavel et Vanini, qui constituent des lieux classiques. Pour montrer l’imposture des prophètes juifs - et c’est ce qui importe, car on touche ici aux textes fondateurs des trois grandes religions révélées - l’auteur recourt à Spinoza dans le Traité théologico-politique.
Il est à remarquer que l’auteur de L’Esprit juxtapose les citations de Spinoza et celles des libertins et qu’il n’indique la provenance ni des unes ni des autres, produisant un texte suivi où il a eu soin de ménager les transitions de telle manière que seul un lecteur connaissant parfaitement ses sources soupçonne le mode d’écriture de l’auteur et peut reconnaître les textes mis à contribution.
Cette manière d’écrire un Esprit de Spinoza pourrait apparaître comme une pure et simple imposture sans la manière extrêmement scrupuleuse qu’à l’auteur de traiter ses sources et Spinoza en particulier. Il cite précisément en traduisant les textes du latin, et ne fait jamais rien dire à un auteur de plus ou d’autre que ce qu’il dit effectivement. A tel point que, alors qu’il a montré avec Spinoza que les prophètes étaient des hommes et comme tels sujets à se tromper, lorsqu’il veut ajouter l’idée qu’ils ont pû être menteurs et nous induire volontairement en erreur, il ajoute une phrase qu’il emprunte à Hobbes et qui comporte cette addition.
L’Esprit : " Personne n’est obligé de croire un homme qui peut errer et qui pis est est sujet à mentir."
Hobbes, Léviathan : Bien que Dieu ait pu parler aux hommes au moyen des songes, voix, visoins, inspirations, il n’oblige personne à le croire :" car celui-ci étant un homme il peut se tromper, et qui plus est mentir."
La méthode de l’auteur est simple, citer avec précision mais sans jamais le signaler. Il fait alors passer sous le nom de Spinoza la doctrine des libertins érudits pour ce qui regarde la nature et la vocation de la Bible, l’imposture des prêtres et des politiques, bien que pour l’établir, il emprunte à Vanini, à Naudé, à Machiavel.
Le scrupule et la précision avec lesquels il cite ne nous permet pas d’envisager une imposture volontaire, et nous y verrions plutôt une lecture de Spinoza, confirmant celle que nous avons tenté de décrire. L’auteur nous semble-t-il est de bonne foi. Quant pour identifier Dieu et l’Univers ou Dieu et la Nature, il emprunte à Vanini et non à Spinoza, il ne nous semble pas vouloir tricher, mais aller au plus court et au plus explicite, car il lit ces deux positions comme équivalentes, ce qu’elles sont du strict point de vue de la polémique et de la démystification qui est le sien. Seules les conclusions importent. Il n’est pas question d’entrer dans des développements érudits alors qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui doit aider le peuple à se libérer des fables.
De même quand, dans le premier chapitre il ajoute des citations de Vanini et de Machiavel à l’analyse de Spinoza, il ne semble pas vouloir la dénaturer, mais en souligner les aspects les plus radicaux, montrant qu’il lit ces analyses comme équivalentes. Il peut avoir pensé que par prudence Spinoza s’est contenté d’esquisser une analyse que chacun, pour peu qu’il soit un lecteur averti des libertins français, et il y en a alors beaucoup en Hollande, à commencer par Bayle, peut aisément poursuivre.
Ainsi quand Spinoza montre que les prophètes n’ont rien eu de supérieur aux autres hommes que l’imagination, et que pour l’entendement ils étaient des hommes ordinaires qui n’avaient rien à nous apprendre, quand Spinoza remarque qu’ils avaient besoin d’un signe extérieur pour savoir quand il prophétisaient ou quand ils déliraient, quand il montre qu’ils ont eu de Dieu des représentations naïves totalement inadéquates, l’auteur en déduit qu’ils ne nous ont appris que des choses fausses. Quand Spinoza précise que leur enseignement est exclusivement moral, il semble y voir une précaution oratoire et replace l’analyse Spinoziste dans la tradition Machiavellienne à laquelle elle lui semble appartenir, pour conclure que les prophètes ont été des imposteurs se prétendant inspirés par Dieu.
Quant à savoir si la démarche est totalement illégitime, c’est un autre problème, mais on peut la comprendre, connaissant le mode traditionnel de lecture des libertins, si l’on se souvient que dans la préface au TTP Spinoza rappelle, dans la tradition de Machiavel précisément que les fous et les idiots, seraient censés, comme les entrailles ou le vol des oiseaux nous révéler la volonté divine. Puisque les prophètes déliraient - et sans doute faisaient délirer la nature avec eux- puisqu’ils imaginaient Dieu sous la forme d’un vieillard ou d’une colombe et qu’en outre "ils ne s’entendaient pas eux-mêmes et étaient fort ignorants," il n’y a pas loin de là à conclure qu’ils ont prétendu être inspirés de Dieu, puisqu’ils ont besoin d’un signe extérieur pour pouvoir eux-mêmes en décider. La proximité des fous, des idiots et des haruspices dans la préface a pu induire notre auteur à les confondre au livres I et II du TTP où la prudence de Spinoza paraissait naturelle car il s’adressait aux textes sacrés directement et non plus sous le couvert de l’Antiquité romaine. Ce pas qu’avaient déjà franchi Naudé et Vanini, l’auteur le franchit à son tour, en affirmant :
"Le vulgaire les révère parce qu’il croît opiniatrement ce que les prophètes en ont dit, quoique ces visionnaires ne fussent parmi les Hebreux, que ce qu’étoient chez les Païens les Augures et les Devins"
C’est à dire des hommes au service du pouvoir, c’est à dire des imposteurs.
L’auteur n’a certainement pas le sentiment de trahir Spinoza, mais au contraire d’exprimer clairement ce que, croit-il, il tait par une nécessaire prudence et qu’il fait dire à Hobbes puis à Vanini.
La nécessité de reconduire l’analyse Spinoziste dans la perspective libertine de l’imposture des prêtres et des prophètes, si elle s’impose quand il est question d’un Traité des trois imposteurs, ne se comprend dans un Esprit de Spinoza que par la conviction de l’auteur que ces positions sont identiques et que Spinoza s’insère tout naturellement dans le prolongement de la tradition libertine, tant par son analyse, que par la prudence qui lui fait laisser dans l’ombre ce qu’elle a de trop ouvertement sacrilège. Car il est bien clair que l’on ne peut considérer au sens strict et du point de vue d’un lecteur moderne, comme spinoziste, un chapitre qui laisse de côté des éléments essentiels de la démonstration comme les trois critères de la prophétie , et empruntant à d’autres auteurs l’essentiel du chapitre.
Mais que sous ce titre, cela ait pu contribuer à ancrer et diffuser une certaine lecture de Spinoza, cela ne semble pas faire de doute.
Plus encore que le premier, le deuxième chapitre est une mosaïque incluant Spinoza. La méthode suivie à l’égard du texte de Spinoza est quelque peu différente au chapitre II. L’organisation en est simple, et les sources peu nombreuses. La majeure partie du développement - du §3 au §9 - est occupée par la transcription de l’Appendice au livre premier de l’Éthique, que l’auteur se borne à traduire , résumant ici ou là le développement sans en changer le sens. Cet emprunt massif à L’Éthique est introduit par une évocation de Lucrèce qui ouvre le chapitre, et fait de l’ignorance et de la crainte la source des religions. Ce texte repris par Hobbes au chapitre XI du Léviathan "De la variété des mœurs" est transcrit par l’auteur de L’Esprit au premier paragraphe du chapitre II . C’est donc Hobbes qui est la source directe de ce passage.
L’auteur de L’Esprit ne perd jamais de vue le but de son entreprise de démystification, et les philosophies qu’il rencontre en chemin n’en sont jamais que les instruments complémentaires entre eux. C’est pourquoi, malgré la présence manifeste et insistante de la pensée de Spinoza au chapitre premier de L’Esprit, nous ne pourrons nous résoudre à le qualifier, sans autre restriction, de spinoziste. Les emprunts au Traité théologico-politique, du fait des omissions délibérées et de leur insertion dans un contexte différent, prennent une tonalité originale, que confirmera l’étude des chapitres suivants.
2/ Une certaine lecture de Spinoza confirmée par celle de Charles Blount. La même méthode est à l’œuvre dans les Commentaires de Blount sur la Vie d’Apollonius de Tyane . On notera que dans son analyse, qui souligne l’imposture de Jésus Christ, Blount retrouve les principaux thèmes abordés par L’Esprit. On a déjà vu qu’il reprenait systématiquement les analyses que Vanini consacrait à Jésus Christ, qui constituent également, sur ce point, le noyau de L’Esprit. Il met très largement à contribution, à côté des Discours de Machiavel, l’exploitation systématique qu’en fait Jules-César Vanini, tant pour l’explication des miracles par les causes naturelles , tout particulièrement par l’imposture des prêtres , que pour les oracles . L’analyse qu’il en donne est très proche de celle de L’Esprit au livre I, paragraphe 5. Après avoir cité tout au long le texte du De Arcanis sur la consultation des augures, il conclut :
" Ainsi apprenons-nous de Tite Live que Romulus et Numa reçurent leurs sceptres de la main des Augures [...] Il y a quelques années que j’eus la curiosité de voir une procession catholique à la Chapelle de Saint-Jacques. Je me rappelai d’abord la cérémonie pratiquée par les Augures des Anciens dont les Catholiques ont tiré la leur. "
On notera qu’il fait, de la même manière que l’auteur de L’Esprit, voisiner les analyses des "Politiques" avec le recours à Spinoza :
" Plus on a de jugement - dit-il - moins on lâche la bride à l’imagination. Tous les prophètes expriment le spirituel par le corporel, faisant Dieu semblable à eux-mêmes, et sachant que c’est la méthode naturelle de notre imagination. Ainsi, Michée représente Dieu assis, Daniel, vêtu de blanc... "
On aura reconnu l’extrait du Traité théologico-politique, également cité dans L’Esprit, I, 6. Quelques pages plus loin, Blount cite explicitement Spinoza, comme il le fait - et comme ne le fait pas L’Esprit - pour tous les auteurs qu’il utilise :
" Spinoza, dans son ingénieux Traité théologico-politique, observe que, les différents signes donnés par les Prophètes étoient proportionnés à la capacité de chacun d’eux et que, par conséquent, les signes varioient selon leurs humeurs... "
Si Blount commet moins d’omissions volontaires dans la référence à Spinoza, il use néanmoins de ses développements à la manière de l’auteur de L’Esprit. L’alliance stratégique des analyses des "Politiques" et de celles de Spinoza à l’égard des prophètes met en évidence le fait qu’elles sont perçues, dans l’un et l’autre cas, comme convergentes et complémentaires. Ces exemples parallèles, sur lesquels nous reviendrons, sont précieux à double titre : ils confirment que l’analyse donnée par L’Esprit correspond à une lecture de Spinoza alors courante, et montrent que la nature du recours à Spinoza n’est pas un relais pour une pensée libertine moribonde, qui aurait cherché chez Spinoza son inspiration, comme l’ont postulé certains commentateurs du libertinage érudit. Cette lecture de Spinoza trouve un écho dans ce passage bien connu de La Religion des Hollandais de Stouppe que nous avons déjà rencontré. Cette interprétation radicale du Traité théologico-politique, étudiée par Paul Vernière sous le titre de "l’ère des confusions" ne nous paraît cependant pas dénuée de fondement. Spinoza, tel qu’il est compris par l’auteur de L’Esprit, vient achever une tradition philosophique désormais classique dont le libertinage érudit avait posé les bases et donné l’argumentation : la critique des miracles, des oracles, de l’immortalité de l’âme, de l’autorité des Écritures. Les analyses de Spinoza peuvent être légitimement appelées à compléter cette tradition. Spinoza, loin d’apparaître comme l’ultime recours d’une philosophie dépassée au moment même où elle est diffusée, est au contraire perçu comme s’inscrivant dans la continuité de cette ligne de pensée demeurée bien vivante. S’il la fait avancer par la rigueur de la critique biblique développée dans le Traité théologico-politique, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’usage stratégique qui en est fait. Nulle raison en effet pour les auteurs d’ouvrages clandestins et pour les libertins de la fin du siècle, dont la démarche est essentiellement critique, d’entrer dans le détail érudit de ces analyses qui ne valent, à leur yeux, que par leurs conclusions. Elles fondent en effet à nouveaux frais et de manière définitive la mise en question de l’autorité des Écritures, dont le refus, que les libertins érudits du début du XVIIe siècle ancraient dans la critique de l’anthropocentrisme, est fondé ici par une étude philologique et philosophique rigoureuse. On n’en conservera cependant que les conclusions, qui permettent de discréditer toutes les religions révélées en sapant l’édifice à sa base.
En conclusion : il convient de rappeler que la lecture de Spinoza par les libertins de la fin du siècle repose sur deux plans de correspondances :
– celui des similitudes ponctuelles, réelles ou perçues comme telles.
– celui de vastes zones de convergences qui concernent non plus la méthode, mais les conclusions perçues comme concordantes, et qui supposent une lecture sélective, mais non déformante, qui isole dans l’Oeuvre la partie critique qui vise à faire table rase des préjugés et des représentations imaginaires, ce qui est conforme à la démarche des libertins.
Le modèle de lecture de Spinoza à partir du libertinage érudit que nous avons tenté de mettre en évidence, se déployant sur ces deux axes des consonances ponctuelles et des convergences plus larges, est confirmée par la lecture des auteurs libertins et des auteurs de textes philosophiques clandestins de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle dont nous avons évoqué deux occurrences exemplaires. On notera cependant qu’ils ne sont ni philosophes au sens strict, ni théologiens, mais qu’ils appartiennent à un public de curieux et d’hommes cultivés, pour lequel sont ainsi divulguées les discussions des philosophes et des théologiens. Il est clair que ce vecteur pour la diffusion des idées philosophiques et leur utilisation politique n’est pas négligeable.
Ces rapprochements qui étonnent parfois un lecteur du XXe siècle étaient courants au XVIIIe siècle. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de Bayle quand pour illustrer la thèse de l’athée vertueux, qui vient prolonger les thèmes rencontrés dans La Sagesse de Charron il choisit Vanini et Spinoza, chacun étant tenu pour le modèle même de l’athée de son temps. Les convergences que les lecteurs libertins de Spinoza, philosophes et "radicaux" de la fin du siècle, soulignent entre l’héritage de Machiavel, celui des Padouans et certaines des positions de Spinoza, se doublent de consonances importantes avec le déisme du début du siècle, et devaient - si l’on en croit les sources de L’Esprit - être entendues comme des variations sur le thème épicurien de la Lettre à Ménécée :
"Ce n’est pas celui qui rejette les Dieux de la multitude qui doit être considéré comme impie, mais celui qui leur attribue les fictions de la foule."
Loin qu’il s’agisse d’amalgames mal maîtrisés, il s’agit là d’une conception globale de la philosophie comparable selon nous à celle qu’exprimait le Theophrastus redivivus.