Spinoza et les matérialistes anciens

Dans la Lettre 56 à Hugo Boxel, Spinoza écrit à son correspondant :

« L’autorité de Platon, d’Aristote, etc. n’a pas grand poids pour moi : j’aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu’un des Atomistes et des partisans des atomes. Rien d’étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l’autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu’ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui. Si nous étions disposés à leur ajouter foi, quelles raisons aurions-nous de nier les miracles de la Sainte Vierge et de tous les Saints, racontés par tant de philosophes, de théologiens et d’historiens des plus illustres ainsi que je pourrais vous le montrer par mille exemples contre un à peine en faveur des spectres ? Je m’excuse, très honoré Monsieur, d’avoir été plus long que je ne voulais et je ne veux pas vous importuner davantage de ces choses que (je le sais) vous ne m’accorderez pas, partant de principes très différents des miens, etc. »

Il affirme ici une parenté avec les matérialistes anciens Démocrite, Épicure et Lucrèce, qui n’est pas une identité de point de vue, mais se définit plutôt par une façon commune de se démarquer d’une certaine philosophie (dominante), ici : Platon et Aristote.

Pierre-François Moreau a insisté sur cette démarcation - et donc cette parenté - dans Spinoza, Seuil, 1975. Dans le deuxième chapitre chapitre intiutlé "Spinoza et son autre", PF Moreau s’attache à montrer que Spinoza construit son système par le rejet d’une certaine façon de penser (un certain espace théorique) dont l’idée centrale ou le foyer est la liberté (de la volonté). Le plus proche représentant de cet espace théorique auquel Spinoza a à s’opposer, c’est Descartes.

C’est en tant que représentants de cet espace théorique que Platon et Aristote sont cités dans la Lettre 56. C’est la même démarcation qui est affirmée. Cette idée est développée par PF Moreau dans Spinoza. L’expérience et l’éternité, P.U.F., 1994, p. 491 et suiv. :

« Cette affirmation centrale de la constance des formes et des lois de la nature n’est pas sans faire penser à l’une des thèses les plus constantes de l’épicurisme. Paradoxalement, on a rapproché Spinoza d’à peu près toutes les philosophies antiques [1] sauf de celle-là [2] - sans doute parce qu’on s’est hypnotisé sur la question du vide et des atomes [3]. Mais si Spinoza prend la défense d’Épicure et de Lucrèce dans la dernière lettre à Hugo Boxel [4], s’il reproche à son correspondant de ne pas les avoir nommés [5], c’est sans doute qu’il sent entre eux et lui plus qu’une parenté dans l’âpreté à démasquer les fantômes [6]. Cette parenté se lit peut-être d’abord dans l’insistance commune à réfuter le monde des métamorphoses, à l’aide de principes et d’arguments analogues - ceux qui, sans appel aux fins, affirment l’unité absolue de l’univers sous des lois naturelles intangibles.
Les principes de la Lettre à Hérodote et du livre I du De Natura Rerum se fondent sur l’axiome « rien ne naît de rien ». Or celui-ci ne se prend pas seulement au sens matériel. Il doit s’entendre aussi au sens formel : tout se fait selon des lois ; toute chose vient d’une semence qui se perpétue à travers elle. Si ce n’était pas le cas, « tout serait né en effet de tout, et sans nul autre besoin de semence » [7] ; « de la mer pourraient soudain sortir des hommes, de la terre la gent à écailles, et du ciel s’élanceraient les oiseaux ; [...] Sur les arbres, les fruits ne demeureraient pas les mêmes mais changeraient ; tous pourraient tout produire » [8]. Au contraire, « comme tous les corps sont créés par des semences déterminées, aucun ne peut naître et aborder aux rives de la lumière ailleurs qu’où se trouvent la matière et les corps premiers qui lui sont propres » [9]. Plus encore, d’autres passages insistent sur la consécution et la causalité qui règlent ces séries nécessaires : « tant il est vrai qu’une chose en suit une autre, que la flamme n’a pas coutume de naître dans les eaux, ni la glace dans le feu » [10]. Ainsi Spinoza reprend à la suite de la tradition épicurienne le thème de la constance des lois de la nature et en fait un critère démarcatif dans la considération des choses. C’est une doctrine de la nécessité qui à chaque fois se déchiffre dans l’affirmation de la constance des formes naturelles. C’est pourquoi les auteurs de réfutations qui ont rapproché Spinoza d’Épicure [11] ont peut-être eu plus de perspicacité que les commentateurs qui ont négligé cette proximité. » (P.6F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, P.U.F., 1994, pp.495-496).

Voyez aussi : "Spinoza et l’épicurisme", par Pierre-François Moreau.

[1Platonisme : C. Gebhardt, Spinoza und der Platonismus, Chronicon spinozanum, I, 1921, p. 178-234 ; L. Brunschvicg, Le platonisme de Spinoza, Chronicon spinozanum, III, 1923, p. 253-268 ; A. Hart, Spinoza’s Ethics, Part 1 and II. A Platonic Commentary, Brill, Leiden, 1983 ; aristotélisme : Hamelin, Sur une des origines du spinozisme, L’année philosophique, 1900, XI, p. 115-128 ; F. Chiereghin, La Presenza di Aristotele nel Breve Trattato di Spinoza, Verifiche, t. 16, 1987, p. 325-341 ; stoïcisme : B. Carnois, Le désir selon les Stoïciens et selon Spinoza, Dialogue, t. 19, 1980, p. 255-277, R. Schottlaender, Spinoza et le stoïcisme, Bulletin de l’Association des amis de Spinoza, n° 17, 1986, et de nombreux autres ; scepticisme : P. di Vona, Spinoza e lo scetticismo classico, Rivista critica di Storia della Filosofia, XIII, 1958, p. 291-304 ; R. Popkin, History of Skepticism from Erasmus to Spinoza, University of California Press, 1979, p. 229-248.

[2A l’exception de J.-M. Guyau, La morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, 1878, 1886(3), livre IV, chap. III, p. 226-237.

[3Un bon exemple dans l’article « Démocrite » du Dictionnaire historique et critique, note R (republié dans le volume : Bayle, Écrits sur Spinoza, choisis et présentés par F. Charles-Daubert et P.-F. Moreau, Berg International, 1983, p. 123 ; cf. aussi p. 27).

[4Ep. LVI, G IV, p. 258-262.

[5« Miratus fuissem si Epicurum, Democritum, Lucretium, vel aliquem ex Atomistis, atomorumque defensoribus protulisses [...] », ibid, p. 261, 1. 31-33.

[6De cet engagement des épicuriens contre la superstition témoigne abondamment l’opuscule de Lucien, Alexandre ou le faux prophète.

[7Épicure, Lettre à Hérodote, 38, traduction J. Bollack, M. Bollack, H. Wismann (La Lettre d’Épicure, Éditions de Minuit, 1971, p. 75). Cf. leur commentaire : « La naissance à partir du non-être priverait les choses de leurs origines distinctes, de leurs semences. Elles seraient nées au hasard, sans demander en plus (pros-deomenon) du fait de naître, une cause de leur naissance » (ibid., p. 174).

[8« E mare primum homines, e terra possit oriri
squamigerum genus, et volucres erumpere caelo ; [...]
Nec fructus idem arboribus constate solerent
sed mutarentur ; ferre omnes omnia possent » (livre I, v. 161-2 et 165-6, trad. Ernout, Belles Lettres).

[9« At nunc seminibus quia certis quaeque creantur,
inde enascitur atque oras in luminis exit
materies ubi inest cuiusque et corpora prima » (v. 169-171, trad. Ernout modifiée).

[10« Usque adeo sequitur res rem, neque flamma creari
fluminibus solita est, neque in igni gignier algor » (livre III, v. 622-623).

[11Isaac Jacquelot, Dissertations sur l’Existence de Dieu où l’on démontre cette vérité par l’histoire universelle de la première antiquité du monde, par la réfutation du système d’Épicure et de Spinoza, par les caractères de divinité qui se remarquent dans la religion des Juifs et dans l’établissement du christianisme [...], La Haye, Foulques, 1697 : toute la IIe Dissertation, « Où l’on prouve que le monde a été formé par une cause intelligente et non par un hasard » (p. 315-460) est explicitement dirigée contre Épicure, mais les chapitres XII-XIII, consacrés à Spinoza, commencent par remarquer que celui-ci a été suffisamment réfuté dans tout ce qui précède - et d’ailleurs un grand nombre de pages avaient marqué la proximité entre Lucrèce et Spinoza (sur la liberté, p. 381-382, p. 393-394 ; sur l’explication du monde par le mouvement de la matière, p. 414 sq.) ; « Je suis persuadé que ce qu’Épicure appelait hasard et ce que Spinoza appelle nécessité est la même chose », La Placette, Éclaircissements sur quelques difficultés, Amsterdam, Etienne Roger, 1709, p. 317 (cité par Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, p. 71) ; Fénelon réfute symétriquement Épicure et Spinoza dans les deux parties de son Traité de l’Existence de Dieu, 1713, édition critique établie par J.-L. Dumas, Éditions Universitaires, 1990, p. 73-88 et 119-126.