"Spinoza lecteur et critique de Boyle", par Pierre Macherey
L’époque classique est communément créditée d’une révolution scientifique, dont les principaux initiateurs ont nom Bacon, Galilée et Descartes, et qui a mis fin à tout un régime de savoir développé depuis l’Antiquité et ordonné autour de la représentation d’un cosmos hiérarchisé soumise aux notions de qualités et de fins. Mais qu’est-ce qu’une révolution scientifique ? Ce n’est certainement pas l’installation d’un système unifié de connaissances se substituant soudainement à celui qui régnait antérieurement et dont, d’un coup, la cohérence se serait défaite pour l’essentiel : de ce point de vue, les modèles de rationalisation, principalement empruntés aux mathématiques, à partir desquels s’est constitué l’idéal de la science moderne, ont pu faire illusion en conférant artificiellement à un moment particulier de l’histoire des savoirs, celui au cours duquel précisément cet idéal s’est formé, les allures de l’universel et du nécessaire, ce qui n’était possible qu’en appliquant à ce moment, de l’intérieur, les critères d’évaluation qu’il a lui-même définis, et en lui concédant ainsi le privilège de se juger soi-même réflexivement sans référence à quoi que ce soit d’étranger à son ordre propre de systématicité. Une révolution scientifique, ce serait plutôt l’ouverture d’un champ de débats, à l’intérieur duquel de nouvelles questions peuvent être posées, sans que la manière de répondre à ces questions soit du même coup fixée dans un sens ou dans un autre selon des règles uniment définies : à l’époque classique, la querelle du vide, qui a vu les cartésiens s’affronter à la fois aux aristotéliciens et aux épicuriens, tout en laissant place à des positions atypiques comme celles de Hobbes ou de Pascal, au cours d’un débat qui a fait interférer les protocoles expérimentaux, réels ou imaginés, avec des constructions théoriques, à caractère descriptif ou démonstratif, en constitue un exemple topique. La discussion qui s’est ébauchée entre Spinoza et Boyle après 1660, discussion dans laquelle cette querelle du vide a joué indirectement un rôle, est particulièrement intéressante à cet égard, dans la mesure où elle fait ressortir le caractère ouvert de tels débats que rien ne permettait, au moment où ils se sont effectivement déroulés, de trancher de manière définitive, et qui ne paraissent aujourd’hui tranchés qu’au prix d’une illusion récurrente : ainsi c’est Lavoisier qui aurait en quelque sorte donné raison à Boyle contre Spinoza, mais en prêtant à la conception d’une chimie des éléments esquissée par Boyle une tout autre orientation théorique que celle qu’il lui avait lui-même conférée, et qui est celle avec laquelle Spinoza a eu effectivement à débattre.
Commençons par retracer la chronologie des faits telle qu’elle peut être reconstituée, principalement d’après les éditions de la correspondance de Spinoza. Durant l’été 1661, sans doute sur une invitation de Christian Huygens dont il avait déjà fait la connaissance à Londres, Henri Oldenburg, un diplomate allemand installé en Angleterre, où il s’était lié avec les principaux représentants des milieux intellectuels et scientifiques, au premier rang desquels Thomas Hobbes, John Milton et Robert Boyle, fait un voyage en Hollande, en tant qu’émissaire de la société savante de Gresham College qui allait bientôt se transformer en Royal Society. De passage à Leyde, l’un des grands centres universitaires de la Hollande où Descartes avait séjourné une vingtaine d’années auparavant, il se rend, dans les proches environs de cette ville, dans la bourgade de Rijnsburg où Spinoza venait de s’installer après avoir définitivement quitté Amsterdam. Les raisons qui ont conduit Oldenburg à Rijnsburg restent assez mystérieuses (selon Meinsma, c’est J. Rieuwerts, qui sera ensuite l’éditeur de toutes les oeuvres de Spinoza, qui aurait aiguillé Oldenburg vers celui-ci ; cf. K. MEINSMA, Spinoza et son cercle, éd. française, Vrin, 1983, p. 223) : Spinoza, qui n’avait rien publié à cette date, n’était connu que d’un cercle restreint de personnes préoccupées de questions religieuses et philosophiques, dont il avait fait connaissance durant la dernière période de sa vie à Amsterdam, pendant laquelle il avait fréquenté la fameuse école de Van den Enden, où il s’était initié, en même temps qu’à la pratique du latin, aux fondements de la science moderne ; on peut imaginer qu’Oldenburg a d’abord été mené à Spinoza par intérêt pour les questions d’optique, dans lesquelles ce dernier venait de se spécialiser artisanalement, en adoptant l’état de tailleur de lentilles pour loupes et télescopes, dans le contexte du rapide développement de l’industrie des instruments scientifiques en ce domaine, suite aux travaux de Galilée et de Descartes en astronomie et en optique. Oldenburg était allé visiter un jeune artisan (en 1661, Spinoza avait vingt-neuf ans) dont l’habileté et les compétences scientifiques dans son nouveau domaine d’activité avaient été rapidement reconnues : il s’est trouvé en présence d’un homme dont la personnalité extraordinaire a été attestée par tous ceux qui l’ont approché (Oldenburg lui-même en donne un témoignage dans le premier paragraphe de la première lettre qu’il a adressée à Spinoza à son retour en Angleterre : “Rerum solidarum scientia conjuncta cum humanitate et morum elegantia (quibus omnibus natura et industria amplissime te locupletarunt) eas habent in semetipsis illecebras, ut viros ingenuos et liberaliter educatos in sui amorem rapiant”, éd. Gebhardt, t. IV, p 5), et qui était en train d’élaborer un système philosophique d’une ampleur de vues exceptionnelle, susceptible de faire pièce au rationalisme cartésien dont il entreprenait une espèce de radicalisation (les lettres que Spinoza a adressées à Oldenburg en 1661 sont les premiers témoignages que nous possédons sur la mise en rédaction de l’Ethique , dont le texte définitif ne sera publié qu’après la mort de Spinoza, en 1677). Oldenburg a manifestement été impressionné par cette rencontre unique, qui a donné ensuite occasion à un échange de correspondance : celui-ci s’est poursuivi, avec des périodes d’intermittence et de reprise, jusque dans les dernières années de la vie de Spinoza, lorsque celui-ci, à son corps défendant, était devenu, à la suite du scandale provoqué par la publication du Tractatus Theologico-politicus en 1670, un personnage célèbre dans l’Europe entière.
Sont conservées dix-sept lettres adressées à Spinoza par Oldenburg (selon la classification actuellement adoptée pour l’édition de la correspondance de Spinoza, il s’agit des lettres 1, 3, 5, 7, 11, 14, 16, 25, 29, 31, 33, 61, 62, 71, 74, 77 et 79), et dix adressées à Oldenburg par Spinoza (lettres 2, 4, 6, 13, 26, 30, 32, 68, 73 et 78) : les premières sont datées de 1661 et les dernières de 1676. La plupart de ces lettres sont connues par le recueil des Epistolae publié en 1677 dans le second volume des Opera Posthuma de Spinoza. Deux des lettres de Spinoza, la lettre 6 et la lettre 32, sont également connues d’après des manuscrits conservés par la Royal Society, dont les textes sont différents sur certains points de ceux repris dans les Opera Posthuma : le tome IV de l’édition Gebhardt des Oeuvres de Spinoza (Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag,1924, rééd. 1972) confronte les différentes versions de ces lettres. La lettre 30, également de Spinoza à Oldenburg, qui ne figure pas dans l’édition des Opera Posthuma, a été publiée d’après un manuscrit original retrouvé en Angleterre dans les papiers de Boyle. Une autre lettre, la lettre 78, est également connue d’après la copie d’un original que Leibniz avait détenu, dont le texte est légèrement différent de celui repris dans les Opera Posthuma. Une traduction française de ces lettres, à laquelle on peut approximativement faire confiance, est accessible dans l’édition donnée par C. Appuhn des oeuvres de Spinoza (actuellement disponible dans le volume 108 de la série GF - Flammarion, Paris, 1988, qui rassemble le Traité Politique et les Lettres). Les citations présentées dans la suite de cet article sont proposées dans des traductions originales.
(1661)
Dans ses premières lettres, Oldenburg informe Spinoza du programme de travail du Collège scientifique anglais dont il assume les fonctions de secrétaire (“In Collegio nostro Philosophico experimentis et observationibus faciendis gnaviter, quantum per facultates licet, indulgemus, et concinnandae artium mechanicarum historiae immoramur, ratum habentes ex principiis mechanicis formas et qualitates rerum optime posse explicari, et per motum, figuram, atque texturam et varias eorum complicationes omnia naturae effecta produci, nec opus esse, ut ad formas inexplicabiles et qualitates occultas, seu ignorantiae asylum, recurramus”, Ep. III, éd. Gebhardt, t. IV, p. 12 ; le terme textura qui apparaît dans l’énoncé de programme, et qu’on peut traduire par “composition”, renvoie à ce qui constituera l’un des enjeux importants de la discussions entre Spinoza et Boyle ; d’autre part, on peut remarquer que la formule asylum ignorantiae est également employée par Spinoza, qui , dans l’Appendice à la première partie de l’Ethique, la réutilise en l’appliquant à la volonté divine, éd. Gebhardt, t. II, p. 81), et lui annonce la publication et l’envoi de l’ouvrage dans lequel Boyle relate certains de ses essais expérimentaux (“Sub praelo hic jam sudant exercitationes quaedam physiologicae a nobili quodam Anglo, egregiae eruditionis viro, prescriptae. Tractant illae de aeris indole et proprietate elastica, quadraginta tribus experimentis comprobata : de fluiditate item, et firmitudine et similibus. Quamprimum excusae fuerint, curabo ut per amicum mare fortassis trajicientem tibi exhibeantur”, Ep. I, éd. Gebhardt, t. IV, p. 6 ; les quarante-trois expériences en question sont celles relatées dans les New experiments physico-mechanical, publiés en anglais en 1660, et dont une traduction latine a paru en 1661, sous le titre Nova Experimenta physico-mechanica de vi aeris elastica, et ejusdem effectibus, facta maximam partem in nova machina pneumatica ; mais Spinoza, qui ne lisait pas l’anglais, semble ne pas avoir non plus eu connaissance de cette traduction ; le “petit livre”, libellum, dont la lettre 5, éd. Gebhardt, t. IV, p. 14, accompagne l’envoi, et que la lettre 11 présente comme un “petit traité physico-chimique” chymico-physicum Tractatulum , éd. Gebhardt, t. IV, p. 48, est la traduction latine, publiée sous le titre Tentamina quaedam physiologica diversis temporibus et occasionibus conscripta a Robert Boyle, d’un ouvrage paru à Londres la même année sous le titre Certain Physiological Essays... : il s’agit d’un recueil composite, dans lequel se trouvent d’abord “Two Essays concerning the Unsuccessfulness of Experiments, etc.”, puis, sous le titre général “Some Specimens of an Attempt to make Chymical Experiments usefull to illustrate the notions of Corpuscular Philosophy”, à nouveau deux essais, présentés, le premier, sous le titre “A physico-chymical Essay containing an experiment with some considerations touching the different parts and redintegration of salt-petre”, et le second, sous le titre “The History of Fluidity and Firmnesse”. C’est la seconde partie de l’ouvrage que Spinoza a étudiée. Mais il ne semble pas avoir eu connaissance, à ce moment du moins, des études effectuées par Boyle avec sa machine pneumatique, alors que celles-ci, qui avaient énormément intéressé Christian Huygens qui a ensuite entrepris de les reproduire à La Haye en mettant au point son propre prototype de pompe à air, sont au centre du recueil disparate des New Experiments : du moins n’en est-il fait mention qu’indirectement dans sa correspondance avec Oldenburg) ; en même temps, il l’interroge sur certains aspects de sa pensée philosophique, dont Spinoza lui a donné une idée lors de son passage à Rijnsburg : l’arrête en particulier la conception d’une substance unique, qui se retrouve en toutes choses dont elle constitue “la véritable et première origine” (“vera et prima rerum origo”, Ep. V , éd. Gebhardt, t. IV,. 15 ; dans la suite de leurs échanges épistolaires, Oldenburg pressera à plusieurs occasions Spinoza de mieux s’expliquer sur ce qu’il pense de l’origine des choses), conception difficilement compréhensible dés lors que, ainsi qu’Oldenburg paraît le faire, l’on entreprend d’en donner une interprétation physique, qui la rapproche de celle d’une sorte de matière universelle. Spinoza commence par répondre patiemment aux question posées par Oldenburg sur des points précis de philosophie (Ep. II et Ep. IV), puis, dans une longue lettre composée d’une quinzaine de feuillets (Ep. VI), il commente de façon détaillée les passages de l’ouvrage de Boyle qu’il a étudiés de près : il expose à cette occasion un certain nombre d’objections (“Quod, ut mea fert tenuitas, faciam notando scilicet quaedam quae mihi obscura sive minus demonstrata videntur“,Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 16), qui, au point de vue du raisonnement et de l’expérience, remettent en question sur le fond la tentative scientifique de Boyle à laquelle Spinoza ne reconnaît pas une valeur véritablement démonstrative ; cette lettre, composée de trois parties, aborde successivement les questions de la composition du salpêtre, de la fluidité et de la solidité des matériaux, en se référant aux paragraphes précis du texte de Boyle qui soulèvent difficulté, et en proposant, en alternative aux affirmations de Boyle, d’autres hypothèses explicatives appuyées sur de nouvelles suggestions d’expériences (“Simulque duo aut tria experimenta admodum facilia adjungam quibus haec explicatio aliquo modo confirmatur”, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17 ; dans la suite de sa lettre, Spinoza décrit certains de ces experimenta, qui mettent en oeuvre des dispositifs instrumentaux assez sommaires, et il va même jusqu’à préciser en note, à propos de l’une de ces expériences, certaines circonstances concrètes de sa réalisation, certainement exceptionnelles dans la région où Spinoza résidait, circonstances qui confèrent à celle-ci une sorte de pureté démonstrative : “Cum haec experiabar, aer erat serenissimus“, Ep. VI , éd. Gebhardt, t. IV, p. 21 ; les expériences rapportées par Spinoza sont évoquées à l’aide de schémas, dont l’édition Gebhardt reproduit, à partir du manuscrit de la lettre conservé par la Royal Society, les tracés originaux tels qu’ils ont été effectués de la main de Spinoza, éd. Gebhardt, t. IV, pp. 21, 23, 32, 35 ; dans l’édition des Opera Posthuma, ces figures ont été regravées) : le fond de ces objections et la conception des rapports entre le raisonnement et l’expérience qui les sous-tend seront examinés plus loin. Avec un certain retard, Oldenburg accuse réception de la lettre de Spinoza (“Ante septimanas sat multas, vir clarissime, gratissimam tuam epistolam in Boylii librum docte animadvertentem accepi”, Ep. VII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 37), à laquelle Boyle ne peut pour le moment répondre, car il est retenu par les polémiques soulevées en Angleterre par ses expériences sur l’élasticité de l’air effectuées à l’aide de la machine pneumatique. Dans sa lettre, Oldenburg ne précise pas davantage l’origine et le contenu de ces polémiques, qu’il impute à deux détracteurs anonymes, “duo adversarii“. L’une de ces critiques vient certainement de Hobbes, qui a publié en 1661 un Dialogus physicus de natura aeris, conjectura sumpta ab experimentis nuper Londini habitis in Collegio Greshamiensi, dans lequel il discute les expériences de Boyle parce qu’elles vont dans le sens de l’affirmation, absurde à son point de vue comme à celui de Descartes, quoique pour de tout autres raisons, de l’existence réelle du vide : Spinoza ne semble pas avoir eu connaissance des objections de Hobbes, qui, bien qu’elles concernent d’autres aspects du travail de Boyle que ceux dont il a lui-même pris connaissance, recoupent les siennes sur certains points : au moins n’en est-il fait aucune mention explicite dans ses échanges épistolaires avec Oldenburg. L’autre critique est sans doute celle qui a été développée dans le Tractatus de corporum inseperabilitate du jésuite Franciscus Linus, publié également en 1661. En 1662, Boyle, à nouveau visé par la publication de l’ouvrage du platonicien de Cambridge Henry More, Antidote against Atheisme, ajoute à la seconde édition de ses New Experiments deux appendices : un Examen of Hobbes’s Dialogus et une Defence against Linus. Oldenburg annonce la transformation de la société savante de Gresham College en Royal Society, qui confère à ses travaux une reconnaissance publique ; et il presse Spinoza de profiter de la liberté de penser et d’imprimer dont il dispose actuellement en Hollande pour faire connaître les résultats de ses méditations dans les domaines de la philosophie et de la religion. La lettre d’Oldenburg contient cette vibrante profession de foi en l’avenir commun de la “République des Lettres” : “Age igitur, vir optime, metum omnem expectora nostri temporis homunciones irritandi ; satis diu ignorantiae et nugis litatum ; vela pandamus verae scientiae et naturae adyta penitius quam actenus factum scrutemur “ (Ep. VII , éd. Gebhardt, t. IV, p. 38). L’élan de cet appel, illustré par la métaphore du navire de la vraie science qui avance toutes voiles déployées, retombera les années suivantes, quand les temps ne seront plus à l’optimisme et à la confiance : lorsqu’il aura pris connaissance du contenu du Tractatus Theologico-Politicus, Oldenburg, au lieu de pousser Spinoza, tentera de le retenir en lui conseillant une extrême prudence dans ses prises de position publiques..
(1663)
Les réponses de Boyle aux critiques de Spinoza ne seront communiquées que beaucoup plus tard, lorsque, après une interruption de près d’un an et demi, Oldenburg reprend sa correspondance avec Spinoza (dans la lettre 11, datée du 3 avril 1663) : Boyle a enfin pris le temps d’examiner les commentaires présentés par Spinoza en marge de l’exposé qu’il a donné dans son livre de ses expériences sur le salpêtre, et Oldenburg rédige les les remarques que lui ont suggérées ces commentaires, à l’occasion d’un entretien oral au cours duquel il surtout été préoccupé de préciser ses intentions, car il estime que celles-ci ont été mal comprises par Spinoza (“Hoc tantum reponit se haec scripsisse imprimis ut Chymiae usum ad confirmanda principia Philosophiae mechanica ostenderet assesseretque“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 50), dont il écarte tous les arguments ; Oldenburg s’excuse à la fin de sa lettre pour le ton assez sec de ces réponses, qui laissent de côté les observations faites par Spinoza au sujet de la question de la fluidité et de la solidité ; il renouvelle sa proposition de coopération intellectuelle, annonce l’envoi d’autres ouvrages de Boyle et insiste une fois encore pour que Spinoza fasse connaître publiquement les résultats de ses travaux philosophiques (“Et hic in ipso limine rogare mihi fas sit confecerisne illud tanti momenti opusculum tuum in quo de rerum primordio earumque dependentia a prima causa ut et de intellectus nostri emendatione tractas“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 51). Trois mois plus tard, Spinoza, depuis sa nouvelle résidence de Voorburg dans les environs de La Haye, où il a pu faire connaissance de Christian Huygens, lui-même propriétaire du château de la localité voisine de Zeelhem, remercie Oldenburg de lui faire connaître les observations de Boyle qu’il n’attendait plus (la lettre 13, datée de juillet 1663, commence ainsi : “Literas tuas, mihi dudum desideratas, tandem accepi, iisque etiam respondere licuit“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 63), et auxquelles il prend la peine une nouvelle fois de répondre minutieusement, en vue de défendre son propre point de vue, qu’il maintient intégralement contre les arguments qui lui ont été opposés de la part de Boyle (à la fin de sa lettre, Spinoza écrit : “Constitui igitur mentem meam apertissime explicare ; et nihil hoc viris Philosophis gratius fore judicavi“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 69) ; au début de sa lettre, il annonce la publication en cours de ses Principes de philosophie cartésienne (les Renati Descartes Principiorum philosophiae pars I et II more geometrico demonstratae per Benedictus de Spinoza, suivies des Cogitata Metaphysica, paraîtront à Amsterdam chez l’éditeur J. Rieuwerts en 1663 ; cet ouvrage, qui, à la fin du XVIIème siècle, sera un succès de librairie, est le seul publié sous le nom de Spinoza de son vivant : toutes ses autres oeuvres seront éditées à titre anonyme ou posthume), et propose d’en faire parvenir un exemplaire à Oldenburg. Une dizaine de jours plus tard, Oldenburg expédie coup sur coup deux lettres à Spinoza : il se réjouit de recevoir bientôt l’ouvrage de Spinoza, et lui envoie, dans l’attente de réponses de Boyle à ses nouvelles observations (ces réponses seront proposées, sous une forme très abrégée dans la seconde de ces lettres d’Oldenburg, Ep. XVI) ; Boyle semble ne s’être guère intéressé aux théories proposées par Spinoza, auxquelles il répond de façon très abrégée), un nouvel ouvrage de l’auteur vedette de la Royal Society (il s’agit de De Elatere et Gravitate Aeris, publié en traduction latine à Londres en 1663 ; cet ouvrage figure dans le catalogue de la bibliothèque de Spinoza qui a été réalisé après sa mort devant notaire : dans ce catalogue figure un autre titre de Boyle : les Paradoxa hydrostatica, traduction latine parue en 1670 d’un ouvrage publié d’abord en langue anglaise en 1666 sous le titre Hydrostatical paradoxes, made out by new experiments (for the most part physical and easie) by the honorable Robert Boyle) ; dans la première de ces lettres, il résume la fameuse expérience du vide dans le vide (il s’agit de l’expérience de Torricelli, reproduite à l’intérieur de la cloche de la machine pneumatique ; dans sa lettre à Spinoza, Oldenburg présente cette expérience, dont les résultats étaient fort controversées, comme plutôt favorable aux adversaires du vide : “Valde torquet vacuistas, plenistis vero vehementer placet“, Ep. XIV, éd. Gebhardt, t. IV, p. 70), dont Spinoza ne semble pas avoir eu auparavant connaissance.
(1665)
La correspondance entre Oldenburg et Spinoza s’interrompt ensuite à nouveau pendant près de deux ans, et reprend en avril 1665 : Boyle et Oldenburg ont entendu parler de la préparation d’une contrefaçon hollandaise de la traduction latine des essais sur le salpêtre et sur la fluidité et la solidité des matériaux dont Spinoza a déjà eu connaissance, et ils voudraient empêcher cette publication. “Non est quod Domini Boylii diatriba de Nitro deque Firmitate et Fluiditate apud vos imprimatur : hic quippe latino sermone jam excusa est, nec nisi commoditas deest exemplaria ad vos transvehendi“ (Ep. XXV, éd. Gebhardt, t. IV, p. 158). “Vos” désigne ici le public hollandais, auprès duquel Oldenburg souhaite que puisse être diffusée la nouvelle édition latine des Tentamina, qui sera publiée à Londres en 1667, et se présentera comme une “editio nova prioribus correctior ”, parce qu’y a été ajoutée la relation de nouvelles expériences. Spinoza n’avait eu connaissance que de la première édition de 1661, dont on ne trouve pourtant pas mention dans le catalogue de sa bibliothèque. Dans sa réponse à Oldenburg, Spinoza indique qu’il a eu, par l’intermédiaire de Christian Huygens, connaissance des récents travaux de Boyle sur la question des couleurs et de ses expériences avec le microscope. La lettre suivante d’Oldenburg, datée de septembre 1665, paraît répondre à une lettre de Spinoza qui n’a pas été conservée (Oldenburg précise la date de cette lettre de Spinoza : le 4 septembre 1665, Ep. XXIX, éd. Gebhardt, t. IV, p.164). Les remerciements que Oldenburg adresse à Spinoza de la part de Boyle laissent entendre que Spinoza est intervenu dans l’affaire de contrefaçon ou a transmis des informations à ce sujet (cela n’empêchera pas deux éditions des Tentamina de paraître simultanément à Amsterdam en 1667, l’une “apud C. Commelinum”, l’autre “ apud D. Elzevirium”) ; dans sa lettre, Oldenburg fait aussi allusion aux difficultés que rencontre la recherche scientifique dans les temps troublés que vit à ce moment l’Angleterre, ce qui contraint les membres de la Royal Society à poursuivre leurs travaux à titre privé, sans la reconnaissance publique dont ils bénéficiaient auparavant ; enfin Oldenburg demande à Spinoza de l’informer sur l’état des recherches de Huygens ; Oldenburg formule aussi quelques considérations au sujet du Mundum Subterraneum d’Athanase Kircher, qui, selon lui, a droit à une petite place dans la “République philosophique” (Republica philosophica, Ep. XXXI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 167) ; Spinoza et Oldenburg échangent également des informations au sujet des nouvelles découvertes concernant les comètes. Il ressort du texte de la lettre 29 d’Oldenburg que Spinoza, dans sa lettre du 4 septembre 1665, l’a informé de la nouvelle orientation prise par ses recherches, en vue de la préparation de ce qui sera, cinq ans plus tard, le Tractatus Theologico-Politicus ; Spinoza y revient plus en détail dans sa réponse (lettre 30), en exposant les raisons qui l’ont amené à entreprendre cet ouvrage (“Compono jam tractatum de meo circa Scripturam sensu“, Ep. XXX, éd. Gebhardt, t. IV, p. 166) : combattre les préjugés des théologiens, se libérer de l’accusation d’athéisme qui lui est faite (de ce point de vue, l’entreprise de Spinoza ne sera pas précisément une réussite, comme Oldenburg lui-même le lui fera remarquer dans ses lettres de 1675), aider au développement de la liberté de penser. Dans une nouvelle lettre, datée d’octobre 1665, Oldenburg insiste pour que Spinoza s’explique complètement et au grand jour sur les divergences qui l’opposent à Descartes, dans les domaines philosophique et scientifique (“Tenta, aggredere, perfice tanti momenti provinciam et videbis totum vere Philosophantium Chorum tibi patrocinari“, Ep. XXXI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 168), et lui demande, de la part de Boyle et de la sienne, de montrer “comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et selon quelle raison elle se rattache aux autres” (“Quomodo unaquaeque pars Naturae cum suo toto conveniat et qua ratione cum reliquis cohaereat“, Ep. XXXI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 167), question à laquelle Spinoza répond longuement dans une nouvelle lettre datée de novembre 1665, où, à partir de l’exemple des éléments constituants ou “particules”(particulae), du sang il expose comment il conçoit les relations que les déterminations modales finies de la nature entretiennent les unes par rapport aux autres et avec la nature considérée dans son ensemble ; cette théorie fait d’une certaine manière écho aux précédentes discussions consacrées aux problèmes de la chimie corpusculaire de Boyle, dont elle transpose les enjeux sur un plan plus général, en les reformulant dans les termes de ce qu’on peut appeler une métaphysique. Oldenburg écrit à nouveau à Spinoza un moins plus tard, en décembre 1665 : satisfait de l’exposé des raisons générales donné par Spinoza, il lui demande de préciser sa position sur la conception cartésienne du mouvement, et, sans doute incité à cela par l’exemple du sang utilisé par Spinoza dans sa lettre précédente, évoque les recherches de Boyle dans le domaine de l’anatomie, qui n’avaient pas encore été évoquées dans cette correspondance.
(après 1665)
La correspondance entre Oldenburg et Spinoza s’interrompt ensuite pendant dix ans, et reprend en 1675 : elle tourne alors autour des débats suscités par la publication du Tractatus Theologico-Politicus, dont Oldenburg a eu connaissance cinq ans après sa parution ; ces débats ont contraint Spinoza à ajourner l’impression de son grand traité philosophique en préparation depuis quinze ans, et dont Oldenburg a eu quelques aperçus qui, dés le départ, avaient fortement éveillé sa curiosité. Une nouvelle discussion s’ébauche entre Oldenburg et Spinoza sur fond de controverses religieuses, et il n’y est plus question des travaux scientifiques de Boyle : il n’y a donc pas lieu d’y insister davantage ici. Néanmoins, dans la version originale de la lettre 78, dont une copie a été conservée d’après l’exemplaire de celle-ci détenu par Leibniz, Spinoza remercie Oldenburg de lui avoir fait parvenir un catalogue des oeuvres de Boyle (Ep. LXXVIII, éd. Gebhardt, T. IV, p. 329). Dans sa réponse, Oldenburg promet à Spinoza de lui donner de plus amples informations sur l’état actuel des travaux de la Royal Society (Ep. LXXIX , éd. Gebhardt, t. IV, p. 330), mais cette lettre, datée du 11 février 1676, est la dernière de cet échange qui avait été amorcé quinze ans plus tôt, en 1661. Rappelons que Spinoza est mort en février 1677.
Une fois reconstitué le cadre factuel de la controverse qui s’est développée entre Spinoza et Boyle par l’intermédiaire d’Oldenburg, il faut à présent s’intéresser aux questions de fond qui en ont constitué le contenu (parmi les études qui ont déjà été consacrées à l’examen de ces questions, il faut principalement citer : de H. Daudin, “Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l’expérience de Boyle”, Revue d’Histoire des sciences, janvier-avril 1949, p. 179-190 ; de A. R. et M. B. Hall, “Philosophy and natural philosophy : Boyle et Spinoza”, Mélanges Alexandre Koyré, t. II, L’aventure de l’esprit, Paris, Hermann, 1964, p. 241-256 ; de E. Yakira, “Boyle et Spinoza” (Archives de Philosophie, 51/1, 1988, p. 107-124 ; et de P. F. Moreau, dans son livre, Spinoza. Expérience et éternité, Paris, PUF, 1994, les p. 269 et sq. A première vue, ces questions paraissent difficiles à cerner, car les échanges théoriques entre Boyle et Spinoza se présentent sous une forme ponctuelle, à travers une succession de remarques marginales dispersées dont la continuité n’est pas immédiatement saisissable. Toutefois un examen attentif révèle certaines des lignes de force qui ont soutenu cette discussion, dont l’intérêt se situe à l’articulation de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences, au point où interfèrent des préoccupations relevant de la philosophie naturelle et de la philosophie première, les protagonistes de ce débat s’exprimant du point de vue de chacune de ces deux positions théoriques : Boyle en tant que représentant de la philosophie naturelle (pour désigner celle-ci, Boyle se sert également du terme de “physiologie” ; la frontière qui passe entre philosophie naturelle et histoire naturelle, si elle existe, est extrêmement difficile à préciser) selon sa tradition post-baconienne, et Spinoza en tant que représentant de la philosophie première selon sa tradition post-cartésienne. On comprend que le débat entretenu par des interlocuteurs qui ne parlaient pas la même langue, en ce sens que leurs propos s’inscrivaient dans des systèmes de référence différents, ait pris la forme d’un dialogue de sourd, dont les aspects les plus significatifs pourraient bien être ces incompréhensions réciproques. Les textes dans lesquels il s’est inscrit peuvent être lus simultanément sur deux plans, que l’on va ici dissocier, pour les commodités de l’analyse : d’une part ils sont traversés par une interrogation à caractère général sur le statut de l’expérience et les conditions de son intégration dans le processus de la connaissance rationnelle, interrogation qui relève d’enjeux proprement épistémologiques ; d’autre part ils se situent sur le terrain d’une recherche scientifique particulière, qui porte sur un domaine d’investigation bien précis, relevant de la chimie corpusculaire, et tourne autour du problème de la nature et de la composition du salpêtre. A cela s’ajoute une troisième ordre de problèmes, qu’il n’est pas facile d’articuler aux deux précédents : celui-ci concerne une question rituelle entre savants et philosophes de cette période dans la mesure où elle exprime exemplairement les difficultés du rapport entre physique et métaphysique : la question du vide.
La méthode expérimentale
Il est tentant de ramener la discussion qui a eu lieu entre Spinoza et Boyle au débat du rationalisme et de l’expérimentalisme : par rationalisme, il faudrait alors entendre une attitude doctrinale appuyée sur une exigence de démonstrativité dont la mise en oeuvre ordonnée relève de principes, la reconnaissance de ces principes étant, sinon tout à fait indépendante de l’expérience, du moins prioritaire par rapport à celle-ci ; et par expérimentalisme, l’attitude inverse, qui privilégie le caractère décisif de faits, dont les principes ne sont que des expressions abrégées, nécessairement relatives à l’expérience, ou plutôt aux expériences qui permettent de révéler et d’identifier ces faits. C’est bien ainsi qu’Oldenburg paraît interpréter le débat qui oppose Spinoza à Boyle lorsqu’il présente ce dernier comme étant “au nombre de ceux qui ne font pas confiance à leur raison au point de ne pas vouloir que les phénomènes s’accordent avec la raison” (“Est noster Boylius ex eorum numero qui non adeo suae rationi confidant ut non velint cum ratione convenire phaenomena“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 50). Dans un sens voisin, selon H. Daudin, le différend qui a opposé Boyle et Spinoza s’explique par la confrontation de “deux mentalités bien différentes : celle de l’expérimentateur, du technicien qui s’efforce d’observer le plus minutieusement possible les phénomènes - celle du philosophe métaphysicien qui n’attribue d’autre rôle à l’expérience que celui de confirmer ses principes“ (H. Daudin, “Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l’expérience de Boyle” , Revue d’histoire des sciences, janvier-avril 1949, p. 179). Ceci revient à opposer frontalement deux figures de la connaissance : l’une se caractérise par un certain dogmatisme, puisque, sans toutefois l’exclure, elle prétend subordonner l’expérience à la raison en la faisant rentrer dans un cadre déjà défini par celle-ci pour l’essentiel ; l’autre se caractérise au contraire par son relativisme, puisqu’elle n’admet rien qui ne soit d’abord produit dans l’expérience par des expériences, dont l’interprétation ne relève en aucun cas de principes posés a priori en dehors de celles-ci. L’idée d’une expérience rationnelle, qui plie l’expérience aux exigences de la raison, se pose ainsi en alternative à celle d’une raison expérimentale, qui développe une nouvelle rationalité sur le plan défini par les conditions de l’expérience, les démarches indiquées par ces deux notions étant exactement inverses l’une de l’autre. Toutefois, même en admettant que ces deux attitudes correspondent bien aux positions intellectuelles propres à Boyle et à Spinoza, ce qui ne pourra être confirmé ou infirmé que par une relecture détaillée des textes, il reste qu’il est impossible de les renvoyer simplement dos à dos. En effet c’est leur coexistence qui définit le champ de la science classique, à l’intérieur duquel se poursuit leur débat, et qui fixe à celui-ci ses conditions de possibilité. Il faut donc bien que les positions inverses du rationalisme et de l’expérimentalisme aient quelque chose en commun, sans quoi elles ne pourraient se rencontrer : leur confrontation implique que soient réunies les conditions minimales sans lesquelles une discussion théorique ne serait tout simplement pas possible.
C’est ce dont Oldenburg paraît avoir eu conscience au moment où, ses protagonistes ayant échangé l’essentiel de leurs arguments et exprimé leurs points de désaccord, il devenait possible de faire le bilan de leur débat : “Puisque vous êtes d’accord sur l’essentiel, je ne voudrais pas insister davantage sur ces (points de désaccord) : je préférerais contribuer à ce que vous unissiez vos talents l’un et l’autre de manière à cultiver une philosophie authentique et solide. Qu’il me soit d’abord permis de t’engager à raffermir les principes des choses en vertu de l’acuité de ton génie de Mathématicien ; quant à mon noble ami Boyle, sans attendre, je le pousse à confirmer et à illustrer cette même Philosophie par des expérimentations et des observations, faites et reproduites avec soin. Tu vois, cher ami, ce que je cherche à faire, ce que j’ambitionne : je sais bien que les philosophes de notre royaume ne manqueront jamais à leur tâche d’expérimentateurs ; et, je n’en suis pas moins convaincu, toi et ton pays, vous vous acquitterez sans faiblesse de votre tâche, quelles que soient les récriminations et les accusations de la masse des philosophes ou de théologiens“ (“Cum de re summa consentiatis, nolim haec ulterius exaggerare : potius author essem ut ingenia jungatis uterque ad Philosophiam genuinam, solidamque certatim excolendam. Te imprimis monere mihi fas sit ut principia rerum pro mathematici tui ingenii acumine consolidare pergas : uti nobilem meum amicum Boylium sine mora pellicio ut eandem experimentis et observationibus pluries et accurate factis confirmet illustretque. Vides Amice charissime quid moliar, quid ambiam : novi nostrates hoc in Regno Philosophos suo muneri experimentali nequaquam defuturos ; nec minus persuasum mihi habeo te quoque Provincia tua gnaviter perfuncturum, quicquid ogganniat vel criminetur sive Philosophorum sive Theologorum vulgus“, Ep. XVI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 75). Est ici esquissé le projet d’une sorte de division du travail scientifique, en fonction des dispositions propres à chaque tempérament national : aux Anglais revient le génie expérimental, aux continentaux l’attention aux principes des choses exprimés dans le langage abstrait de la rationalité mathématique. Mais, et c’est là le point fondamental, cette division n’est viable qu’entre des “philosophes” qui sont d’accord sur l’essentiel, ainsi que le rappelle Oldenburg au début du passage cité : et cet accord est, en dernière instance la condition d’existence de ce qu’il nomme, selon les cas, “République des Lettres” ou “République philosophique”, où débattent les tenants de la science moderne, ce lieu d’échanges qui constitue l’ébauche d’une cité scientifique, faisant cohabiter ceux qu’A. Comte appellera plus tard des savants spéciaux et des savants généraux.
Où se situe ce point d’accord ? Si l’on s’en tenait à l’opposition frontale entre un rationalisme et un expérimentalisme, on pourrait dire qu’il se formule en droit, au point de vue du philosophe pur que serait Spinoza, à travers le refus d’admettre des hypothèses qui mettraient les principes rationnels en contradiction avec eux-mêmes ; et, au point de vue du savant pré-positiviste que serait Boyle, à travers le refus symétrique de raisonner au-delà des faits et des relations que révèle entre eux l’expérience : ce qui reviendrait à dire qu’il n’y a pas du tout d’accord, mais antagonisme radical entre deux positions qui s’excluent, non seulement sur le plan des thèses particulières qu’elles développent, mais sur celui de la conception qu’elles se font du travail théorique comme tel. Or, si l’on examine attentivement l’échange qu’ont eu Spinoza et Boyle par l’intermédiaire d’Oldenburg, on s’aperçoit qu’il n’en va pas du tout ainsi. Sont en effet à plusieurs reprises définies au cours de cet échange les conditions qui le rendent possible : à savoir l’admission par les deux partenaires des thèses générales de ce qu’on peut appeler la vision mécaniste du monde, à l’intérieur de laquelle s’inscrivent les démarches de la science classique.
Dés le départ, en formulant le programme de la société savante dont il était le représentant, et avant même que Spinoza ait pu prendre connaissance des recherches expérimentales de Boyle, Oldenburg avait présenté ses membres comme ”admettant pour acquis que les formes et les qualités des choses ne peuvent mieux s’expliquer que par les principes mécaniques” (“Ratum habentes ex principiis mechanicis formas et qualitates rerum optime posse explicari“, Ep. III, éd. Gebhardt, t. IV, p. 12). Et c’est précisément à la lumière de ces principes mécaniques que, dans la longue lettre où il commente de façon détaillée certains passages des Tentamina de Boyle, Spinoza formule ses propres objections aux théories élaborées par Boyle à l’occasion de ses expériences sur le salpêtre : ce qu’il récuse, c’est la manière dont Boyle interprète et applique ces principes mécaniques, d’une façon exclusivement descriptive qui n’a donc pas un caractère véritablement démonstratif (“Conatur Vir clarissimus ostendere omnes tactiles qualitates pendere a solo motu, figura, caeteris mechanicis affectionibus, quas demonstrationes, quandoquidem a clarissimo viro non tanquam mathematicae proferuntur, non opus est examinare an prorsus convincant“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 25), ce qui le conduit par exemple à présenter la fluidité et la solidité comme des propriétés générales des choses, alors qu’au point de vue de Spinoza elles n’en sont tout au plus que des expressions extrinsèques (“Si nomen fluidi quid extrinsecum non significaret et non ex vulgi usu tantum usurparetur ad significanda ea corpora mota“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 29) : de là le caractère très incertain de sa référence à des “lois générales de la nature”, référence qui présente au contraire chez Descartes un caractère expressément démonstratif (<
Après avoir précisé les conditions formelles du débat, intéressons nous à présent à son objet, en maintenant sa définition sur un plan proprement épistémologique : celui-ci concerne le statut et la place de l’expérience à l’intérieur de la structure épistémique dont il vient d’être question. A ce sujet, deux points sont essentiellement en discussion : le premier tourne autour du thème de l’expérience obvie, le second autour de celui de l’expérience décisive.
a/ Le problème de l’expérience obvie
(Le qualificatif “obvie” s’applique à tout ce qu’on trouve au passage sur son chemin, donc par rencontre, sans nécessité et en vrac. L’expérience obvie, c’est l’expérience commune ou l’expérience vulgaire, qui n’a pas été préméditée et donne lieu à des constatations de fortune s’appliquant à des objets ou à des contenus dont la nature reste indéterminée : dans ce cas l’observation s’appuie sur des impressions qualitatives davantage que sur des mesures quantitatives susceptibles d’être affinées.)
En ce qui concerne le premier point, c’est Boyle qui adopte une position offensive, en soulignant la transformation que sa démarche fait subir au concept d’expérience, qu’il renouvelle de fond en comble : “Selon lui, il y a une grande différence entre des expériences obvies, au sujet desquelles nous ignorons quel est l’apport propre de la nature et celui des circonstances, et celles dont les conditions sont établies avec certitude” (“Magnum discrimen ait intercedere inter obvia experimenta circa quae quid adferat natura quaeque interveniant ignoramus, et inter ea de quibus certo constat quaenam ad ea afferantur“ (Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 50 ; dans cette lettre, rédigée en 1663, est repris de manière condensé un argument que Boyle avait déjà développé l’année précédente en préparant sa défense contre Hobbes. Dans son Examen of Hobbes’s Dialogus publié en annexe à la seconde édition des New Experiments, on peut lire ceci : “En aucun cas les expériences ordinaires ne doivent être dédaignées, mais il y a un risque à s’en contenter dans tous les cas ; en particulier quand on a des raisons de suspecter que le phénomène qu’elles mettent en évidence est dû non pas à une cause mais à plusieurs et d’espérer qu’une expérience plus artificielle pourrait déterminer laquelle est la bonne“, cité dans S. SHAPIN ET S. SCHAFFER, Leviathan and the Air-Pump, Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton University Presse, 1985, trad. fr., Leviathan et la pompe à air, Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, éd. la Découverte, 1993, p.178), c’est-à-dire les expériences de laboratoire (si Boyle tient un rôle clé dans l’histoire des sciences, c’est parce qu’il est l’inventeur, ou l’un des principaux inventeurs, du “laboratoire” au sens moderne : ce point est développé dans l’important ouvrage précité de S. SHAPIN ET S. SCHAFFER). Les premières, qui sont des expériences de rencontre, sont simplement données, avec la marge d’incertitude et de hasard que cela implique ; les secondes sont au contraire systématiquement produites, en rapport avec la mise en place d’un instrumentarium bien défini qui permet d’en contrôler les résultats. Le modèle topique d’un tel appareil opératoire est donné par le dispositif expérimental de la pompe à air, avec lequel Boyle a réalisé ses principales expériences, celles qui concernent l’élasticité de l’air. La discussion entre Boyle et Spinoza est en partie faussée par le fait qu’elle se rapporte à des expériences chimiques utilisant encore un matériel archaïque : les fourneaux, creusets, tubes et cornues des alchimistes, plus proches des techniques artisanales des apothicaires et des métallurgistes que des pratiques scientifiques systématiquement réglées par l’utilisation d’instruments comme la machine pneumatique. En d’autres termes, alors que dans le premier cas on a affaire à des expériences naturelles, en ce sens qu’elles sont spontanément fournies par la nature, dans le second cas il s’agit d’expériences artificielles ou factices, qui forcent ou détournent le cours de la nature pour en révéler certaines lois, inapparentes lorsque ce cours est abandonné à son déroulement normal, qui ne permet pas d’isoler et de caractériser des tels “faits” (c’est ainsi que l’espace “vide” libéré par le fonctionnement de la machine pneumatique constitue un milieu artificiel : les “faits” qui sont produits à l’intérieur de cet espace n’ont rien à voir ave ceux qui se produisent librement au grand air ; dans la cloche de la pompe à air, la colonne de mercure de l’expérience de Torricelli redescend, sans toutefois atteindre le niveau du liquide à l’intérieur du récipient où le tube est immergé) : ainsi l’expérimentateur est celui qui observe des faits qu‘il a lui-même programmés et provoqués, de manière à en contrôler rigoureusement les conditions de production.
Toute la question, c’est précisément celle que, de son côté, Hobbes avait posée à Boyle, est alors de savoir si des faits qu’on a soi-même faits, en les mesurant à des exigences soigneusement définies et agencées, sont encore, sinon par abus de langage, des faits, c’est-à-dire ont la valeur d’expérience qu’on leur reconnaît : si on leur attribue cette valeur, n’est-ce pas qu’on retire à l’expérience le privilège de faire parler directement la nature, et ceci en la faisant rentrer dans l’ordre d’un “nouveau monde”, simulé et fictif, reconstitué par des moyens purement théoriques, du type de celui dont Descartes avait déjà formé le concept, sans avoir d’ailleurs eu besoin pour cela de recourir au concept d’expérience ? De tels faits expérimentaux ne se distinguent plus de théories déguisées, et en conséquence, soit on s’engage dans un cercle vicieux en prétendant confirmer des théories à l’aide de preuves qui déjà les présupposent, soit on reconnaît abusivement à des appareillages sophistiqués dont le fonctionnement ne peut jamais être parfaitement contrôlé (c’était l’une des principales objections faite à Boyle par Hobbes, qui contestait formellement l’étanchéité de la pompe à air : sur ce point, voir le chap. 5 de l’ouvrage cité de Shapin et Schaffer) le privilège de représenter des théories dont la légitimité démonstrative se situe sur un tout autre plan ; et dans les deux cas, le recours qu’on fait prétendument à l’expérience est faussé.
Pour caractériser l’attitude de Spinoza à l’égard de l’expérience, qui n’est certainement pas de pur rejet (il y a chez Spinoza une véritable philosophie de l’expérience, qui est au contraire absente de la pensée hobbésienne : sur ce point, on peut se reporter à l’important ouvrage que lui a consacré P. F. MOREAU, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994), considérons la d’abord en nous plaçant au point de vue qui a pu être celui de Boyle : pour ce dernier, cette attitude se caractériserait surtout par le fait que, si elle ne l’ignore pas tout à fait, elle ne respecte pas suffisamment la distinction qui passe entre l’expérience scientifique et l’expérience obvie. Si toutefois elles ont été réellement effectuées (on peut aussi supposer que, selon une pratique courante au XVIIème siècle, il s’agit d’expériences de pensée, dont la description atteint un certain degré de précision en raison de son caractère idéal ; c’est de cette sorte qu’ont été par exemple les expériences sur le vide que Pascal aurait “menées” à Rouen en 1647, qu’il ne faut pas confondre avec l’expérience du Puy-de-Dôme de 1649, dont les conditions d’exécution ont d’ailleurs donné lieu à de nombreuses controverses ; Spinoza relate les expériences qu’il évoque dans sa lettre 6 à Oldenburg en utilisant une rhétorique narrative qui paraît établir leur caractère effectif ; par exemple il écrit : “ Ayant fait cela, je voyais une épaisse matière blanchâtre se déposer sur ce verre” (quo facto materiam crassam albicantem vitro hic illic adhaerentem conspiciebam, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 26), ce qui, par l’usage du pronom (“je”) et du temps (l’imparfait), suggère la réalité d’un événement ayant eu lieu en un moment et à un endroit donnés, ce dont témoigne personnellement celui qui relate cet événement), les expériences évoquées par Spinoza dans la lettre 6, avec leur outillage sommaire faisant davantage penser à des activités de type culinaire qu’à un véritable travail de savant expérimentateur, révèlent des “faits” qui donnent lieu, plutôt qu’à des observations, à des interprétations fondées sur le principe de l’analogie. Sans pratiquer un strict rigorisme mécaniste qui n’admettrait pour seuls “instruments” de la connaissance que la règle et le compas, Spinoza, en activant des fourneaux, en humectant des coupelles de son haleine, et en remuant des récipients au-dessus desquelles il place des petites cheminées faites avec des morceaux de carton enroulés, même si, comme il le précise lui-même, il a pris la précaution de se livrer à ces opérations par temps clair, se condamne à rester en deçà d’un certain seuil : c’est seulement au-delà de ce seuil, franchi exemplairement dans le domaine de la philosophie naturelle par l’expérience de Torriccelli, que les observations recueillies sont vraiment significatives, en ce sens qu’elles isolent des faits pouvant être reproduits dans des conditions identiques ou dont les variations peuvent être contrôlées, de manière à donner lieu ensuite à des interprétations susceptibles d’être elles-mêmes discutées et reformulées en rapport avec la mise au point de nouveaux dispositifs expérimentaux qui en rectifient les orientations.
Pourtant Spinoza possède indiscutablement l’idée de ce que serait une expérimentation exacte, et c’est au nom de celle-ci précisément qu’il critique certains aspects du travail théorique de Boyle : lorsque ce dernier prétend avoir isolé les composantes du salpêtre, il lui objecte que ses expériences débouchent uniquement sur un repérage qualitatif des propriétés de ces éléments, ainsi distingués par leur aspect extérieur, leur couleur, leur odeur, leur sapidité, etc, alors qu’il faudrait procéder à des mesures quantitatives exactes pour établir définitivement ces résultats (“Ad minimum requirebatur inquirere an salis fixi quae in crucibulo manet quantitas semper eadem ex eadem quantitate Nitri et ex majore secundum proportionem reperiatur“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17) ; plus loin dans la même lettre, Spinoza indique que l’une des expériences de Boyle irait dans ce sens “si elle avait pu être faite avec précision”, si accurate potuisset fieri, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 24) ; c’est donc en se plaçant lui-même à un point de vue expérimentaliste, et même en radicalisant ce point de vue, qu’il dénonce les limites de la démarche de Boyle, qui reste entachée par les approximations de l’expérience courante (“Adeoque me dubitare an id quod Vir clarissimus ope libellae deprehendisse ait, quod nempe pondus spiritus nitri quem interstillavit pondus illius quod inter detonandum perierat fere exaequabat, satis caute observare potuit“ (Ep. XIII , éd. Gebhardt, t. IV, p. 68 ; ceci revient à dire que tant que Boyle n’aura pas soumis les phénomènes qu’il prétend avoir isolés à des mesure précises, ses explications conserveront le statut d’hypothèses, non moins discutables que des hypothèses purement rationnelles formulées sans référence à l’expérience). Toutefois, il faut remarquer que s’il formule cette exigence d’exactitude, c’est au conditionnel, en indiquant qu’il faudrait réaliser de telles expériences, qu’il n’a pas lui-même les moyens d’exécuter (“Alia si mihi fuisset commoditas ulterius experiundi his adjunxissem quae fortassis rem prorsus indicarent ; sed quia aliis rebus prorsus sum distractus in aliam occasionem, tua venia, differam“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 24), et qu’il diffère parce que, de toutes façons, il ne concède à l’expérience qu’une valeur d’appoint par rapport à des théories élaborées préalablement en dehors d’elle, à partir de principes et de règles purement rationnelles : c’est ainsi qu’il procède lui-même à propos de la rédintégration du salpêtre, dont il commence par présenter une explication rationnelle, d’inspiration nettement cartésienne, avant de proposer “deux ou trois expérimentations d’exécution assez aisée par lesquelles cette explication soit dans une certaine mesure confirmée“ (“Simulque duo aut tria experimenta admodum facilia adjungam quibus haec explicatio aliquo modo confirmatur“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17) ; ainsi, s’il se contente d‘expériences dont le caractère sommaire et imprécis ne lui échappe pas (pour expliquer l’inflammabilité du salpêtre, Spinoza avait fait intervenir la “matière subtile” de Descartes, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 20, explication dont Boyle avait contesté le principe, Ep. XI , éd. Gebhardt, t. IV, p. 49 ; répondant à ces objections de Boyle, Spinoza maintient son point de vue dans les termes suivants : “Pour ce que j’ai rapporté de l’inflammabilité du salpêtre et de l’ininflammabilité de l’esprit de nitre, cela ne fait intervenir d’autre supposition que celle-ci : pour exciter une flamme dans quelque corps que ce soit, il faut une matière qui disjoigne les parties de ce corps et les agite, deux choses que, à mon avis, montrent assez l’expérience quotidienne et la raison”Quae autem tradidi de Nitri inflammabilitate et spiritus Nitri aphlogia nihil aliud supponunt quam quod ad excitandam in aliquo corpore flammam requiratur materia quae ejus corporis partes disjungat agiteretque, quae duo quotidianam experientiam et rationem satis docere puto, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 66 ; la raison s’accorde parfaitement avec les données de l’expérience “quotidienne”, qui ne nécessitent la mise en oeuvre d’aucun dispositif expérimental), c’est parce qu’il ne voit pas de raison pour consacrer inutilement du temps (et de l’argent à la fin de la lettre 6, Spinoza explique que certaines des idées exprimées par Boyle concernant les seuils de perceptibilité du mouvement pourraient être établies sans l’appui des expériences inutilement compliquées qu’il se donne la peine d’effectuer à cet effet, et donc aussi “sans aucun frais”, sine ullo dispendio, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 32) à des performances techniques du type de celles qui ont fait la réputation de Boyle. “Très habile” (ingeniosissimus) : c’est ainsi que Spinoza désigne Boyle au commencement de la lettre 6 (éd. Gebhardt, t. IV, p.15). Mais cette habileté n’est-elle pas consommée en pure perte ? C’est ce que Spinoza suggère plus loin, lorsqu’il explique que les expériences sophistiquées de Boyle n’apportent rien de réellement nouveau par rapport à ce que donne déjà naturellement l’expérience courante (“Neque video hoc experimentum luculentiora nobis praebere indicia quam alia satis obvia experimenta“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 25), ce qui les rend “superflues” (supervacanea, id., p. 26) : comme relevant de l’ordre de l’expérience courante, il évoque ensuite les exemples de l’étincelle qui jaillit de deux morceaux de bois frottés l’un contre l’autre, l’eau qui chante lorsqu’elle se met à bouillir, les changements naturels de couleur des végétaux, etc. Plus tard, Malebranche critiquera aussi la prédilection des chimistes pour les expériences exceptionnelles : “Ils s’arrêtent plutôt à des expériences curieuses et extraordinaires qu’à celles qui sont les plus communes. Cependant il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s’y arrêter d’abord avant que de s’appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d’un plus grand nombre de causes“ (MALEBRANCHE, De la Recherche de la Vérité, livre II, éd. G. Lewis, Paris, Vrin, 1946, t. I, p. 172). Le rapport entre l’expérience commune et l’expérience de laboratoire se ramènerait ainsi à celui du simple au complexe. Le point de vue de Boyle est exactement inverse : il amène à considérer que l’expérience de laboratoire, si elle est plus compliquée sur le plan de sa réalisation, permet d’isoler des phénomènes dont la nature est plus simple.
C’est ainsi, par exemple, que, à son point de vue, pour “comprendre” (intelligere) quelle est la nature d’un fluide en général, une expérience très simple, comme celle qui consiste à déplacer la main dans un milieu liquide, suffit : elle fait immédiatement saisir que la différence des solides et des fluides se ramène au rapport des mouvements de leurs parties composantes, indépendamment de tout autre facteur. Et Spinoza conclut cette remarque de la façon suivante : “Cela est suffisamment manifeste au point de vue de ceux qui ont égard à ces notions qui expliquent la nature telle qu’elle est en elle-même, et non pas telle qu’elle se présente à la sensibilité humaine. Et en conséquence je ne regarde pas cette relation comme inutile ; bien au contraire, si elle était faite au sujet de chaque fluide avec le plus grand soin et dans des conditions tout à fait dignes de confiance, je l’estimerais des plus utiles en vue de faire comprendre leurs différences spécifiques, chose qui doit satisfaire avec la plus haute nécessité le voeu suprême de tous les philosophes” (“Ut satis manifestum est iis qui ad notiones illas quae naturam ut in se est non vero ut ad sensum humanum relatam explicant satis attendunt. Neque ideo hanc historiam tanquam inutilem despicio ; sed contra si de unoquoque liquore quam accuratissime et summa fide fieret ipsam utilissimam judicarem ad eorum peculiares differentias intelligendum, quae res ut summa necessaria omnibus philosophis maxime desideranda“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 33-34 ; nous citons ici le texte des Opera Posthuma). Il est donc parfaitement justifié que l’investigation de la nature s’appuie sur des “relations” (historiae) d’expériences, sous réserve que celles-ci s’inscrivent dans un cadre théorique bien défini, à l’intérieur duquel prennent place les rapports constitutifs de la nature “considérée en elle-même” (ut in se est), ce qui implique que soient éliminées les déterminations extrinsèques qui concernent la manière dont elle se présente aux sens. Ceci confirme que, au point de vue de Spinoza, l’expérience doit être maintenue dans un rôle d’appoint, rôle purement illustratif, qui la subordonne à la considération des raisons et des causes.
Cette subordination s’explique par le fait que les expériences, si intéressantes et significatives qu’elles soient, ne doivent intervenir qu’après coup dans le déroulement du processus de la connaissance : la représentation que la raison forme de la réalité physique colle si étroitement, si adéquatement, à cette réalité considérée dans sa nature essentielle qu’elle a la capacité d’anticiper sur les observations ou les expérimentations dont celle-ci fait l’objet. Ainsi les expériences remplissent à l’égard des théories une fonction de validation partielle et non globale. Revenant sur ce point dans la lettre 13 de 1663 où il réagit aux réponses de Boyle à ses objections qu’Oldenburg a fini par lui transmettre, Spinoza insiste à nouveau sur le fait que les expériences sur lesquelles Boyle s’est appuyé en vue de défendre ses propres thèses n’ont, au mieux, qu’une valeur relative (“Experimenta quae attuli non ut absolute sed, ut expresse dixi, aliquo modo, meam explicationem confirmarem“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 66 ; ce point auquel il attache une extrême importance est développé quelques lignes plus bas : “Ego enim, ut expresse dixi, haec experimenta non attuli ut iis ea quae dixi prorsus confirmarem ; sed tantum quia ea experimenta quae dixeram et rationi convenire ostenderam illa aliquo modo confirmare viderentur, id.). C’est pourquoi, malgré les différences qui l’en séparent, Spinoza semble néanmoins assez proche du point de vue de Hobbes, qui implique une certaine dévalorisation de l’expérience par rapport aux procédures proprement rationnelles de la démonstration.
b/ Le problème de l’expérience décisive
Ceci est confirmé par la position que Spinoza prend sur la question de l’expérience décisive, celle-ci constituant le second point important de la discussion méthodologique qu’il poursuit avec Boyle. Sur cette question, c’est Spinoza qui adopte une position offensive : à vouloir trop dégager une rationalité de l’expérience, on retire à celle-ci son statut propre d’expérience, qui est lié au contraire à l’évidence grossière du fait brut, s’imposant de lui-même dans sa globalité indivise en dehors de toute idée préconçue. Mais ceci signifie, corrélativement, que cette évidence relève de l’ordre d’une connaissance du premier genre et ne saurait donner lieu qu’à des estimations approximatives et confuses, qui ne sont pas susceptibles d’être définitivement vérifiées, et doivent en conséquence s’effacer devant la nécessité irrécusable des preuves rationnelles, qui se formulent à travers des idées distinctes. A propos des théories de Boyle sur la fluidité, qu’il explique par la petitesse des parties constituantes du corps fluide, Spinoza remarque que “jamais par des expériences chimiques, ni non plus par des expériences d’un autre type, personne ne parviendra à en établir la validité sans passer par la démonstration et par le calcul” (“Nunquam chymicis neque aliis experimentis nisi demonstratione et computatione aliquis id comprobare poterit“, Ep. VI , éd. Gebhardt, t. IV, p. 29) : en effet la “petitesse” (parvitas) à laquelle fait référence cette explication est d’un ordre tel qu’elle échappe à une appréhension empirique et relève d’un principe de division purement rationnel.
Il y a donc des limites à ce que peut prouver l’expérience. A propos de ses propres essais expérimentaux, relatés dans la lettre 6, qui attestent exemplairement qu’il n’est pas lui-même tout à fait indifférent au rôle que joue l’expérience dans le développement de la philosophie naturelle, Spinoza apporte, dans cet esprit précisément, le commentaire suivant : “Pour ma part, ainsi que je l’ai déclaré expressément, je n’ai pas fait référence à ces essais expérimentaux pour confirmer davantage ce que j’ai dit ; mais seulement parce que ces essais expérimentaux paraissent confirmer dans une certaine mesure ce que j’avais dit et montré s’accorder avec la raison” (“Ego enim, ut expresse dixi, haec experimenta non attuli ut iis ea quae dixi prorsus confirmarem ; sed tantum quia ea experimenta quae dixeram et rationi convenire ostenderam illa aliquo modo confirmare viderentur“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 66). La position adoptée par Spinoza est donc cohérente : elle revient à accorder à l’expérience une valeur relative d’appoint, sans qu’elle puisse prétendre à un statut démonstratif au plein sens du terme. L’expérience a une valeur de suggestion, elle peut inciter à la réflexion, mais elle n’a pas un caractère probant, en ce sens qu’elle n’oblige en aucun cas l’esprit à reconnaître de manière définitive la vérité d’une hypothèse à l’exclusion d’une autre.
A propos de l’expérience de la rédintégration du salpêtre, Spinoza déclare en conséquence : “Je concède volontiers que cette rédintégration du salpêtre est un admirable essai expérimental en vue d’une investigation concernant la nature même du salpêtre, surtout lorsque, nous avons pour commencer pris connaissance des principes mécaniques de la philosophie, et lorsqu’il est admis que toutes les variations des corps se font selon les lois de la mécanique ; mais je refuse d’admettre que cela découle avec plus de clarté et d’évidence du seul essai expérimental en question davantage que de bien d’autres expériences obvies, à partir desquelles cependant cela n’est pas établi” (“Dico me libenter fateri hanc Nitri redintegrationem praeclarum quidem experimentum esse ad ipsam Nitri naturam investigandam, nempe ubi prius principia Philosophiae mechanica noverimus et quod omnes corporum variationes secundum leges mechanicae fiant ; sed nego haec ex modo docto experimento clarius atque evidentius sequi quam ex aliis multis obviis experimentis ex quibus tamen hoc non evincitur“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 67, la formule ex quibus tamen hoc non evincitur est soulignée dans le texte). Les principes de la mécanique, qui donnent en dernière instance l’explication rationnelle de tous les changements corporels, ne sont ni prouvés ni infirmés par l’expérience que l’affirmation de ces principes précède de toute façon. Or ceci vaut pour les expériences sophistiquées de Boyle comme pour n’importe quelle expérience obvie, et c’est précisément la raison pour laquelle Spinoza ne voit pas l’intérêt d’installer une coupure nette entre ces deux catégories d’expérience, ainsi que l’explique la suite du texte : “Selon lui il y a une grande différence entre ces essais expérimentaux, obvies sans doute et douteux, que j’ai rapportés, au sujet desquels nous ignorons ce qu’apporte la nature et ce qui relève de circonstances adventices, et ceux dont les conditions sont établies avec certitude. Pourtant je persiste à ne pas voir en quoi cet homme illustre aurait expliqué la nature des corps qui sont employés à cette occasion, à savoir celle de la chaux de salpêtre et celle de l’esprit de nitre ; en conséquence toutes deux ne me paraissent pas moins obscures que celles que j’ai rapportées, à savoir la chaux commune et l’eau... Enfin j’ignore sur quelle raison cet homme illustre s’appuie pour oser affirmer quel est l’apport propre de la nature dans le sujet en question” (“Ait porro magnum discrimen intercedere inter ea obvia scilicet et dubia quae attuli experimenta circa quae quid adferat Natura quaeque interveniant ignoramus et inter ea de quibus certo constat quaenam ad ea adferantur. Verum nondum video quod clarissimus Vir nobis explicuerit naturam eorum quae in hoc subjecto adhibentur, nempe calcis Nitri hujusque spiritus ; adeo ut haec duo non minus obscura videantur quam quae attuli calcem nempe communem et aquam... Deinde nescio qua ratione clar. Vir affirmare audet se scire quae in hoc subjecto de quo loquimur Natura adferat“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 67). A trop vouloir théoriser l’expérience, on finit par lui prêter un caractère de vérité dont elle ne pourrait disposer que si elle avait cessé d’être une expérience, avec les caractères d’incertitude et d’obscurité qui, sur ce plan, lui sont attachés. Qu’est-ce qui permet d’affirmer que l’expérience rend manifestes, en les isolant, tous les éléments qui interviennent dans son déroulement ? “C’est pourquoi, non sans raison, je peux douter que n’interfèrent éventuellement certains paramètres qui n’auraient pu être observés par aucun sens ; surtout tant qu’on ignore comment toutes ces variations que le célèbre Boyle a observées au cours de ses expériences ont pu se produire à partir des corps en question“ (“Quare non sine ratione dubitare possum an forte quaedam non concurrerint quae nullo sensu observari potuissent ; praersertim quamdiu ignoratur quomodo omnes illae variationes quas Vir clar. inter experiendum observavit ex dictis corporibus fieri potuerunt”, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 67). Spinoza ne voit donc pas comment l’expérience pourrait invalider l’hypothèse de la matière subtile, puisque celle-ci concerne un ordre de réalité qui se situe précisément hors des limites de l’expérience, en vertu du principe selon lequel tout ce que fait la nature n’apparaît pas nécessairement de façon distincte dans l’expérience. En affirmant qu’il est impossible de voir distinctement tout ce qui se passe dans l’expérience, Spinoza pense d’abord à la matière subtile. Mais son argument, sans qu’il le sache, porte aussi sur un autre aspect de l’expérience de Boyle : la décomposition du salpêtre, sépare le peroxyde d’azote (appelé “esprit de nitre”) et le carbonate de potasse (appelé “sel fixe”) en libérant du gaz carbonique : or Boyle n’avait pas “vu” le gaz carbonique, ce qui l’autorisait à ramener la composition du salpêtre aux deux seuls “éléments” précédents. Bien sûr c’est par une illusion récurrente qu’on reprocherait à Boyle de ne pas posséder la “formule” chimique du salpêtre, qui seule permet de rendre compte adéquatement de son expérience : il n’en reste pas moins que le raisonnement développé par Spinoza reçoit par cette voie une justification inattendue.
A ces arguments, Boyle objecterait, bien sûr, qu’ils s’appliquent seulement à l’expérience obvie, mais non à des démarches expérimentales ayant pour objectif de faire apparaître, grâce au fonctionnement de dispositifs appropriés, des faits nouveaux, qui ne sont pas assimilables à ceux directement observés dans l’expérience courante. Pour pouvoir maintenir l’expérience dans de strictes limites, fixées une fois pour toutes, Spinoza doit privilégier une conception archaïque de celle-ci, qui en fige les procédures, et s’interdit ainsi de comprendre, en théorie et en pratique, la possibilité de raisonner, non seulement sur l’expérience, mais dans l’expérience et avec l’expérience, en en affinant les opérations et en faisant intervenir dans le déroulement de celles-ci des théories matérialisées par des instruments. Il est vrai que les expériences de Boyle sur le salpêtre ne permettaient guère d’identifier et de caractériser cette conception nouvelle de l’expérimentation scientifique, qui reste implicite dans cette partie de ses recherches : c’est pourquoi Spinoza n’a pas estimé que ces essais le contraignaient à modifier sa propre conception. La méthode exploitée par Boyle reconnaît en conséquence à l’expérience la capacité d’entraîner la conviction que Spinoza précisément lui conteste. En vertu de cette capacité, aussitôt après avoir réaffirmé son adhésion aux principes généraux de la philosophie mécanique, il fait savoir que “son expérience sur le salpêtre enseigne suffisamment et au-delà que le corps global du salpêtre a été décomposé par l’analyse chimique en parties distinctes l’une par rapport à l’autre comme par rapport à l’ensemble“ (“Experimentum suum de Nitro satis superque docere Nitri corpus universum in partes a se invicem et ab ipso tot discrepantes per analysin chymicam abiisse”, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49), ce que, pour des raisons sur lesquelles il va falloir revenir, Spinoza refuse d’admettre. Mais en caractérisant comme il le fait les enseignements de l’expérience, à l’aide des termes “suffisamment et au-delà” (satis superque), Boyle reconnaît-il par là-même à l’expérience une valeur démonstrative absolue et illimitée ? S’il en était ainsi, son désaccord avec Spinoza serait frontal, et les positions défendues par les deux auteurs s’inscriraient indiscutablement dans des visions du monde incompatibles et définitivement alternatives l’une par rapport à l’autre.
Mais Boyle, dont l’expérimentalisme renvoie à une conception relativiste de la connaissance, ne pense pas du tout cela, et, tout autant que Spinoza, il admet le caractère limité des connaissances qui dérivent de l’expérience, même s’il ne s’entend pas avec Spinoza sur l’endroit où, dans tel ou tel cas, passe cette limite. S’il objecte aux explications par lesquelles Spinoza cherche à établir l’homogénéité du salpêtre qu’elles ne s’appuient sur aucune preuve (“Ea a te gratis dicta nec probata arbitratur“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49), et s’il reproche à la théorie de la matière subtile de reposer sur une affirmation dont la nécessité ne peut être prouvée à partir d’aucun phénomène connu (“Nec videt auctor illum materiae subtilissimae quam adstruis necessitatem ex ullis phaenomenis probatam“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49), ce que Spinoza ne cesse d’ailleurs de répéter de son côté, il précise lui-même jusqu’où va l’apport théorique de l’expérience et où s’arrête son rôle probatoire d’estimation : “Il ajoute que ce qu’il a véritablement montré c’est que la chose se passe ainsi ; quant au mode de la chose, que tu parais toi-même conjecturer, il ne s’agissait pas de cela, ni non plus de déterminer quoi que ce soit à cet égard, car cela n’entrait pas dans son dessein“ (“Addit vero se ostendisse rem ipsam ita se habere ; de rei autem modo quem tu conjecturari videris non egisse nec de eo quicquam cum praeter institutum ejus fuerit determinasse“, Ep. XI , éd. Gebhardt, t. IV, p. 49). La méthode suivie par Boyle suppose en effet que soit maintenue une stricte démarcation entre les faits et les interprétations (de ce point de vue, la formule utilisée par Spinoza dans sa correspondance avec Hugo Boxel, “Pour ce qui touche aux relations de faits, pour ma part ce ne sont pas elles que je déclare nier tout à fait, mais la conclusion qui en est déduite”, “Quantum ad historia attinet, me eas non omnino, sed inde deductam conclusionem negare dixi, Ep. LIV, éd. Gebhardt, t. IV, p. 254, est parfaitement boylienne dans son esprit) : la valeur de connaissance qu’il attribue à l’expérience se maintient donc sur le plan de ce que Pascal a appelé une “raison des effets”, plan indépendant de toute spéculation concernant les causes à partir desquelles ces effets ont été produits, spéculation qui relève d’une investigation à caractère métaphysique et non de l’observation physique. On retrouve ici le projet d’une division du travail théorique préconisée par Oldenburg à la fin de la même lettre 11 d’où sont extraits les passages qui viennent d’être cités : une chose est la détermination scientifique des faits, qui sont de purs effets, à laquelle se consacre entièrement un expérimentateur comme Boyle ; une tout autre chose est le raisonnement portant sur les causes permettant d’expliquer ces effets et la recherche de l’origine des choses à laquelle se consacre Spinoza d’un point de vue philosophique. Ainsi Spinoza et Boyle, au-delà de leur divergence seraient d’accord pour dénoncer la confusion entre ces deux plans, d’où découlent des malentendus, qui rendent impossible en la faussant la discussion de telle ou telle question scientifique déterminée.
On peut donc conclure sur ce point : la critique que fait Boyle de l’expérience obvie et celle que fait Spinoza de l’expérience décisive, si elles les amènent à s’opposer sur des points précis, s’inscrivent donc bien dans une même perspective théorique, celle propre à la vision mécanique ou mécaniciste du monde, où le statut de l’expérience et son rapport à la connaissance demeurent en discussion, ce dont témoigne exemplairement le débat de l’expérimentateur et du philosophe. Au terme de son analyse de la discussion entre Spinoza et Boyle, qu’il appuie sur une étude détaillée des usages du terme experimentum, en particulier dans le De intellectus emendatione, dont l’ébauche de rédaction est contemporaine de l’échange de correspondance entre Spinoza et Oldenburg, qui y fait de nombreuses allusions, P. F. Moreau arrive à une conclusion voisine : “Nous pouvons affirmer que Spinoza présente une conception de l’expérimentation qui diffère sur certains points de celle de Boyle, mais s’inscrit comme elle à l’intérieur de l’éventail d’interprétations qui est celui de la science classique“ (P. F. Moreau, Spinoza. Expérience et éternité, Paris, PUF, 1994, p. 177).
L’analyse chimique du salpêtre
Après avoir reconstitué l’arrière-plan épistémologique du débat entre Spinoza et Boyle, qui met en jeu le statut scientifique de l’expérience, il faut à présent s’intéresser à ce qui lui a donné directement son contenu : la tentative poursuivie par Boyle, à partir de ses expériences sur le salpêtre en particulier, de jeter les bases d’une chimie-physique, tentative qui n’a pas non plus convaincu Spinoza, pour des raisons plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord.
L’expérience de Boyle consistait, dans un premier temps, à décomposer le nitre, c’est-à-dire du salpêtre, en le portant à haute température et en le mettant en présence de charbons incandescents : cette opération laisse comme résidu un sel, le sel de potassium, donc une base ou un alcali que Boyle appelait la partie fixe du salpêtre, en libérant sous forme de vapeurs rutilantes de l’esprit de nitre, c’est-à-dire du peroxyde d’azote, qui, en solution aqueuse, devient de l’eau-forte. Dans son article sur “Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l’expérience de Boyle” (Revue d’Histoire des sciences 1949 n° 2, p. 180), H. Daudin reconstitue ainsi la formule de l’expérience de Boyle :
4 NO3K (salpêtre)+3C (carbone) ---> CO2 (gaz carbonique)+2 NO2 (peroxyde d’azote)+ N2 + 2CO3K2 (sel de potassium).
Boyle n’avait, bien sûr, aucune idée de cette formule, ni même de la possibilité d’exprimer à l’aide de formules les phénomènes qu’il observait ; dans son interprétation de l’expérience il ne prenait pas en considération le rôle du carbone ni le fait qu’il se combine avec certains éléments composants du salpêtre ; et il ne voyait pas, ainsi qu’on l’a déjà signalé, que la désintégration du salpêtre par du carbone chauffé à haute température dégageait du gaz carbonique. Dans un second temps, Boyle procédait à la “rédintégration” (redintegratio) du salpêtre en versant de l’eau-forte sur une solution aqueuse de sel de potassium, de manière à obtenir, sous forme cristalline, une recomposition du salpêtre à partir des éléments qui avaient été préalablement séparés. Selon H. Daudin, la formule de cette nouvelle opération est la suivante :
CO3K2+2NO3H ---> 2NO3K+H2O+2CO2
Dans le débat que soulève l’interprétation de cette expérience, si Spinoza n’a pas raison contre Boyle, on ne peut dire non plus que Boyle ait raison contre Spinoza. En effet tous deux passent à côté de son contenu réel tel qu’il peut aujourd‘hui être appréhendé, à savoir la réaction chimique qui provoque, à haute température, la fixation du salpêtre par le carbone, en redistribuant les éléments constitutifs du salpêtre et en combinant certains de ceux-ci avec l’élément pur du carbone : pour Spinoza comme pour Boyle, ni l’un ni l’autre ne possédant ce concept de réaction chimique (ce qui fait obstacle à l’introduction de ce concept dans l’espace théorique de la rationalité classique, c’est qu’il débouche sur la représentation de rapports affinitaires susceptibles d’être interprétés comme des qualités occultes ; le concept de réaction chimique commencera à devenir pensable dans la perspective ouverte par le newtonianisme ; son contenu sera complètement renouvelé après Lavoisier), le charbon contribue à la décomposition du salpêtre seulement au titre d’un adjuvant, qui, en permettant d’élever brusquement la température, provoque la séparation du sel fixe et de l’esprit de nitre, sans intervenir lui-même directement dans le déroulement de cette opération en tant qu’agent chimique actif, ce qu’est effectivement le carbone. Pour comprendre comment Boyle et Spinoza ont eux-mêmes “vu” cette expérience, il faut donc replacer leurs interprétations dans le contexte de la science du XVIIème siècle, où le projet d’une étude “chymique” de la constitution des substances fait encore problème et n’est pas reconnu comme une discipline scientifique à part entière.
C’est le cycle complet de ses deux opérations successives, décomposition et rédintégration, qui donne d’abord son intérêt à l’expérience de Boyle (au début de sa lettre 6, Spinoza présente l’expérience de Boyle comme “expérience sur la rédintégration du salpêtre”, experimentum de redintegratione Nitri, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 16, ce qui revient à la caractériser par son moment ultime, dans lequel ce cycle s’accomplit). Cette expérience permet de refaire ce qui, dans un premier temps, avait été défait, selon un processus d’analyse-synthèse, qui met en évidence la réversibilité du phénomène de transformation subi par le salpêtre. Ce point est essentiel, et il permet tout de suite de comprendre comment Boyle, ainsi qu’il ne cesse de le rappeler, se situe dans le champ épistémique propre à la vision mécaniste du monde, en se démarquant dans sa manière de concevoir les substances matérielles à la fois des doctrines aristotéliciennes, alchimiques et paracelsiennes, dont il dénonce le caractère chimérique : ces doctrines, qui finalisaient ou vitalisaient les processus matériels, présentaient ceux-ci comme orientés, donc comme s’effectuant de manière privilégiée dans un certain sens, sur fond d’irréversibilité, dans un contexte interprétatif où la durée remplissait une fonction essentielle (on connaît l’importance dévolue au thème de la maturation dans la philosophie alchimique). La réciprocité des deux moments de l’expérience de Boyle, dont le second reconstitue ce que le premier avait séparé, situe celle-ci dans une toute nouvelle perspective : l’action du temps s’annulant en quelque sorte, on est renvoyé à la représentation d’un processus de composition ou d’agencement déployé dans l’espace, comme un déplacement d’éléments, sur fond de figure et de mouvement. Lorsque Spinoza explique, dans la lettre 13 que “cette expérience de la rédintégration constitue un admirable essai expérimental en vue d’une investigation concernant la nature même du salpêtre” (“Dico me libenter fateri hanc Nitri redintegrationem praeclarum quidem experimentum esse ad ipsam Nitri naturam investigandam, nempe ubi prius principia Philosophiae mechanica noverimus et quod omnes corporum variationes secundum leges mechanicae fiant“, Ep. XIII, éd. Gebhradt, t. IV, p. 67), à condition de la replacer dans le contexte d’une explication mécaniste des phénomènes naturels, c’est sans doute à cet aspect de l’expérience de Boyle, auquel il ne peut que donner en principe son approbation, qu’il fait allusion. Toutefois, ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer, Spinoza estime que, pour exploiter dans ce sens l’expérience de la décomposition /rédintégration, il serait nécessaire de procéder à des mesures extrêmement précises, de manière à mettre en évidence l’élément de permanence qui commande ces déplacements dans l’espace, en tant que ceux-ci s’opèrent sans création ni déperdition de substance. On peut considérer que, de ce point de vue, Spinoza se place déjà à un point de vue assez voisin de celui qui sera explicitement développé par Lavoisier, point de vue selon lequel, dans le déroulement d’une réaction chimique, “rien ne se perd, rien ne se crée”. Et c’est assez justement qu’il fait remarquer que Boyle n’a pas, de fait, les moyens de donner de cette règle une traduction sur le plan de l’expérience. Toutefois Spinoza, pas davantage que Boyle, ne possède le concept de réaction chimique dans le sens que celui-ci prendra après Lavoisier, lorsqu’aura été surmonté le problème des relations affinitaires entre les substances.
Ce n’est donc pas sur ce point que porte le désaccord entre Spinoza et Boyle. Ce que Spinoza conteste, c’est l’interprétation donnée par Boyle de la première phase de l’opération, expressément présentée par lui en termes d’analyse (Boyle est le premier à avoir formulé le concept d’analyse chimique). En effet l’un des objectifs poursuivis par Boyle était de montrer que le salpêtre est un corps hétérogène, composé de parties solides (le sel fixe) et de parties volatiles (l’esprit de nitre), qui sont eux-mêmes des corps de natures différentes, susceptibles d’être isolés par un dispositif expérimental approprié, puis d’être à nouveau assemblés (“Auctor porro ait experimentum suum de Nitro satis superque docere Nitri corpus universum in partes a se invicem et ab ipso discrepantes per Analysin chymicam abiisse ; postea vero ita rursum ex iisdem coaluisse et redintegratas fuisse ut parum fuerit de pristino pondere desideratum“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49 ; c’est cet à peu près de l’équivalence pondérale qui suscite une objection de la part de Spinoza). Pour exprimer cette conception, Boyle utilise le terme de “composition” (textura), qui évoque une idée fort différente, voire opposée, de celle de mélange ou de mixte (l’histoire de cette question, du XVIIème siècle à nos jours, est étudiée dans l’ouvrage de P.DUHEM, Le mixte et la composition chimique, Essai sur l’évolution d’une idée, 1902, rééd. Fayard, Corpus des Philosophes français, 198) : cette idée prend tout son sens si on la replace dans le contexte de la philosophie corpusculaire professée par Boyle, qui installe une discontinuité dans la constitution des substances matérielles, présentées comme résultant de la combinaison ou de l’agencement de particules ou de corpuscules dont la nature reste par ailleurs à déterminer. La nature de ces particules les maintenant en deçà du seuil de ce qui est donné dans l’expérience, elle doit faire l’objet d’une reconstitution hypothétique dont les critères sont rationnels. De ce point de vue, Spinoza n’avait pas tort d’objecter à Boyle que la logique de sa démarche le conduisait nécessairement à sortir du plan strict de l’expérience. La théorie de la mixité, d’inspiration aristotélicienne, suppose au contraire que l’union des substances opère une transformation interne de leur forme (cette théorie, indépendamment de ces aspects purement physiques ou chimiques, intervient de manière déterminante dans la formation du concept théologique de transsubstantiation), et non seulement une association de leurs éléments. A la question de savoir si, lorsqu’une substance est décomposée, sa forme est détruite ou subsiste de manière potentielle, Boyle répond de la manière suivante, dans le cadre de ses expériences sur le salpêtre : “L’esprit de nitre, sans doute est matériellement du nitre, mais non formellement, car ils diffèrent par leurs qualités et leurs propriétés, comme le goût, l’odeur, la volatilité, le pouvoir de dissoudre les métaux, de changer les couleurs de végétaux, etc.” (“Spiritum Nitri Nitrum quidem esse materialiter, formaliter nequaquam, cum qualitatibus et virtutibus quam maxime differant, sapore scilicet, odore, volatilitate, potentia solvendi metalla, colores vegetabilium mutandi, etc.”, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49). L’esprit de nitre est “matériellement” du salpêtre, puisqu’il intervient dans la composition de celui-ci, mais il n’est pas “formellement” du salpêtre, dans la mesure où sa nature, telle qu’elle est manifestée par ses propriétés, est différente de celle du salpêtre, dont la texture fait intervenir aussi d’autres éléments : en d’autres termes, l’esprit de nitre est dans le salpêtre, mais il n’est pas le salpêtre, qui s’en distingue par sa texture ou composition (selon Boyle, qui ne voit pas le rôle joué par le carbone dans son expérience, le sel de potassium se trouve également en tant que tel dans le salpêtre). Et lorsqu’on procède à la rédintégration du salpêtre en recréant les conditions d’une combinaison entre les éléments qui en avaient été extraits, le sel fixe et l’esprit de nitre, il n’y a pas lieu de dire que l’esprit de nitre se transforme en salpêtre, car c’est toujours en tant qu’esprit de nitre qu’il intervient, par l’intermédiaire de ses particules, dans la composition corpusculaire du salpêtre. Ceci signifie que les transformations chimiques doivent s’interpréter en termes d’association et de séparation entre des éléments eux-mêmes incorruptibles et invariants, qui préexistent à ces transformations et subsistent comme tels, qu’ils soient isolés ou combinés à d’autres. L’expression “élément chimique” ne doit pas être ici utilisée dans le sens qu’elle prendra après Lavoisier, mais il faut la replacer dans le contexte de la philosophie corpusculaire professée par Boyle comme par un certain nombre de ses contemporains : un élément, dans ce contexte, c’est un corps élémentaire, ou une particule. Les modifications qualitatives qui accompagnent ces transformations, et les expriment phénoménalement, s’expliquent donc par ces déplacements de particules qui permettent de les ramener à des variations quantitatives ou tout au moins de les interpréter mécaniquement en termes de figure et de mouvement : les textures matérielles, qui commandent la composition des différents corps, se ramènent ainsi à des arrangements de particules, elles-mêmes sans qualités, arrangements qui se manifestent aux sens sous forme de qualités (cf. sur ce point B. BENSAUDE et I. STENGERS, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 1993, I chap. 5 “L’atome sans qualités”). Réciproquement, ces modifications qualitatives sont interprétables comme des indices qui révèlent phénoménalement la composition réelle des corps affectés par ces modifications : lorsqu’un gaz rutilant s’échappe d’un solide incolore en combustion, on peut affirmer, en s’appuyant sur l’expérience, qu’on a affaire à des textures corporelles différentes.
Or ceci est le point que Spinoza, sans revenir pourtant à la conception aristotélicienne des formes substancielles, conteste. Les expériences de Boyle, selon lui, n’établissent pas de manière décisive que l’esprit de nitre est réellement d’une autre nature que le salpêtre ; et elles ne montrent pas non plus de manière certaine que, pour redevenir du salpêtre il doive être mis en présence d’une autre substance avec laquelle il est recomposé, le sel fixe, qui le solidifie à nouveau en le cristallisant. En conséquence, il propose une autre interprétation de l’expérience de la décomposition : cette interprétation, qui offre à ses yeux un caractère de plus grande simplicité, consiste à exprimer l’expérience de la décomposition du salpêtre en termes, non pas de séparation ou d’analyse, mais de “purification” (defaecatio) ; lorsqu’on chauffe à blanc le salpêtre à l’aide charbons ardents, on en extrait une sorte d’élixir volatile, l’esprit de nitre qui est une quintessence de salpêtre, en le débarrassant de ses impuretés, celles-ci étant ramassées et retenues dans le sel fixe, qui, lui, n’est pas du tout du salpêtre, et n’intervient en aucune façon dans sa constitution. A XVIIème siècle, le statut des matières volatiles est encore problématique. La notion de “gaz” (ou de “gas”) vient seulement d’être formée par Van Helmont (1577-1644) : l’origine du mot, bien qu’incertaine, évoque une certaine proximité de cette notion avec celle d’esprit (Geist) interprété comme une semi- ou une quasi-matière. L’esprit de nitre serait ainsi l’essence du salpêtre, débarrassée des contraintes extérieures qui déterminent son existence naturelle. Cependant Spinoza précisera ultérieurement que l’esprit de nitre n’est pas lui-même un pur esprit (“Spiritum Nitri non esse purum spiritum“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 68), d’où toute particule adventice de chaux aurait été expulsée. Pour démontrer que le sel fixe est dans le salpêtre, comme Boyle le soutient, et non seulement avec le salpêtre, au moins faudrait-il procéder à des mesures précises, de manière à faire apparaître que la quantité de sel fixe déposée varie proportionnellement à la quantité de salpêtre analysée : en suggérant le principe de cette expérience, Spinoza laisse entendre qu’elle serait, à ses yeux, sinon décisive, du moins plus conforme à l’esprit de vérification qui anime l’utilisation de la méthode expérimentale (“Ad minimum requirebatur inquirere an salis fixi quae in crucibulo manet quantitas semper eadem ex eadem quantitate nitri et ex majore secundum proportionem reperiatur“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17). Tant que ce point n’est pas établi, il faut donc dire que la différence du salpêtre et de l’esprit de nitre est seulement apparente, et s’explique par le fait que “les particules du premier sont en repos alors que celles du second se remuent les unes les autres du fait de leurs mouvements qui ne sont pas négligeables“ (“Particulae hujus quiescere, illius vero non parum concitatae inter sese agitari“, Ep. 6, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17 ; Spinoza reviendra sur ce point à la fin de la lettre 13, pratiquement dans les mêmes termes, ce qui indique que sa discussion avec Boyle n’a en rien ébranlé son point de vue : “Nullam aliam differentiam inter spiritum Nitri et Nitrum ipsum adhuc agnoscere cogor ab experimentis quam quod particulae hujus quiescant, illius vero valde concitatae inter sese agitentur ; adeo ut eadem differentia quae est inter glaciem et aquam sit inter Nitrum et ejus spiritum“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 68-69) : à la fin de la lettre 6, Spinoza affirmera en conséquence que la fluidité et la solidité, qui sont seulement des caractères apparents des corps, et non des déterminations intrinsèques de leur nature, se ramènent à de telles différences de mouvement (Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 28 et sq.). Ainsi le sel fixe se présente à la manière d’une enveloppe, plus ou moins homogène et résistante, dans les pores de laquelle sont provisoirement retenues les particules mobiles de l’esprit de nitre : en portant le salpêtre à haute température, on fait éclater cette enveloppe, à la manière dont se fend l’argile d’une poterie échauffée trop brusquement, et les particules de l’esprit de nitre, poussées vers le haut par la matière subtile, s’échappent à toute vitesse, et ainsi “s’envolent en fumée” (“In fumum avolabant “, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 18), comme le feraient des étincelles expulsées d’un feu de bois. Inversement, la rédintégration du salpêtre s’explique par le fait que, arrêtées à nouveau par le sel fixe rendu moins friable par le fait qu’il est en solution avec de l’eau, à la manière d’une argile qu’on a ramollie, les particules d’esprit de nitre retombent, “ en sorte qu’elles perdent le mouvement qu’elles avaient et à nouveau s’immobilisent, de la même façon qu’un boulet de canon s’applique à du sable ou à de la boue” (“Ut quem habebant motum amittant atque iterum consistant, eodem modo ac globus tormentarius cum arenae aut luto impigit“, Ep. Vi, éd. Gebhardt, t. IV, p. 19).
L’explication proposée par Spinoza, qui sera rejetée par Boyle (“Quae tu interim de modo supponis quodque sal Nitri fixum tanquam faeces ejus consideras caeteraque talia ea a te gratis dicta nec probata arbitratur“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49), s’inscrit, comme celle de Boyle, dans le contexte d’une philosophie corpusculaire, du type de celle dont Descartes avait déjà systématisé l’exposition dans ses Principes. Mais elle exploite d’une autre manière les thèses de base qui commandent cette conception générale de la matière. Pourquoi, dans son interprétation de l’expérience de la décomposition/rédintégration du salpêtre, Spinoza a-t-il choisi d’emprunter cette autre voie ? Avant d’essayer de répondre à cette question, on peut remarquer que, replacée dans son contexte théorique, et mesurée à l’état d’avancement des études dans le domaine propre de la chimie au XVIIème siècle, l’interprétation qu’il propose n’est pas moins crédible, si elle ne l’est pas non plus davantage, que celle de Boyle, qui se situe au même niveau d’intelligibilité : c’est seulement d’un point de vue récurrent que l’on pourrait être tenté de prêter à Boyle des idées qu’il ne possédait pas, et que d’ailleurs il ne pouvait pas avoir, au point de vue desquelles il aurait été en avance sur son temps et aurait préfiguré, à la manière d’un précurseur, des conceptions de l’analyse chimique radicalement extérieures au champ de la philosophie corpusculaire qui ne se mettront en place qu’à la fin du XVIIIème siècle. Les raisons pour lesquelles Spinoza s’est opposé aux thèses défendues par Boyle doivent donc elles aussi être considérées en rapport avec les critères de rationalité sur lesquelles elles s’appuient ; et la principale question qu’on peut se poser à ce sujet est de savoir si ces critères de rationalité s’inscrivent dans le cadre d’une conception du monde radicalement différente de celle qui inspire les démarches de Boyle, ou bien si le désaccord qui s’est élevé à leur sujet se ramène à une discussion théorique interne, telle qu’elle a pu se produire entre deux tenants de la même philosophie corpusculaire, qui ont débattu sur la manière d’en exploiter les principes et de les appliquer à l’expérience, sans que les arguments développés par l’un ou par l’autre aient eu le privilège exorbitant d’anticiper sur des théories scientifiques dont la formulation supposait précisément que les thèses générales de cette philosophie corpusculaire aient perdu leur crédibilité.
La première raison pour laquelle Spinoza s’oppose à l’interprétation de Boyle, - elle est au centre de l’argumentation développée dans la lettre 6 qui est la première qu’il échange à ce sujet avec Oldenburg -, est qu’il considère que, lorsqu’il s’agit d’identifier la nature des corps, cette interprétation accorde une trop grande importance aux propriétés apparentes, comme l’aspect sensible apprécié en termes de couleur, d’odeur ou de goût (l’une des raison qui, à l’époque classique, explique que l’accès de la chimie au statut de science soit contesté, est la place importance qu’elle concède à l’odorat et au goût, à côté de la vue, dans la détermination des ses phénomènes), ou bien la température ou l’inflammabilité, propriétés dont l’appréciation demeure exposée à toutes sortes de confusions, au détriment des déterminations réelles que sont la figure et le mouvement, c’est-à-dire la forme et la vitesse des particules, qui obéissent à des lois nécessaires et font l’objet de “notions irréprochables (castae notiones)” (“Notiones ex vulgi usu factas vel quae naturam explicant non ut in se est sed prout ad sensum humanum refertur nullo modo inter genera rerum numerandas censerem neque miscendas (ne dicam confundendas) cum castis notionibus et quae naturam ut in se est explicant. Hujus generis sunt motus, quies et eorundem leges ; illius vero visibile, invisibile, calidum, frigidum, et ut statim dicam fluidem etiam et consistens, etc.“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 28, note au par. 1 du traité de Boyle sur la fluidité). Pour reprendre les termes utilisés par Spinoza dans le De intellectus emendatione, dont la rédaction est à peu près contemporaine de ses échanges épistolaires avec Oldenburg au sujet des travaux expérimentaux de Boyle, il faut, en vue d’expliquer les changements dont les choses singulières sont l’objet, partir de la considération des “choses fixes et éternelles” (fixa et aeterna), telles que sont les lois générales du mouvement et du repos, et non l’inverse (De Intellectus emendatione, éd. Gebhardt, t. II, p. 37 ; dans ce même passage, Spinoza évoque, en la renvoyant à plus tard, l’étude des conditions permettant de subsumer l’existence des choses singulières sous les lois régulières qui déterminent la réalité nécessaire des choses fixes et éternelles : “Antequam ad rerum singularium cognitionem accingamur tempus erit ut ea auxilia tradamus quae omnia eo tendent ut nostris sensibus sciamus uti et experimenta certis legibus et ordine facere quae sufficient ad rem quae inquiritur determinandam ut tandem ex iis concludamus secundum quasnam rerum aeternarum leges facta sit et intima ejus natura nobis innotescat, ut suo loco ostendam“, id. Ceci confirme que la seule façon d’atteindre la “nature intime”, intima natura, des choses singulières est de passer par la considération des choses fixes et éternelles, le rôle de l’expérience étant seulement d’aider à effectuer la transition de l’une à l’autre). Or Boyle ne respecte pas cet ordre démonstratif, ce qui l’amène à valoriser indûment des caractères extérieurs instables, comme le sont précisément les propriétés sensibles, au lieu de s’en tenir aux figures de régularité qui peuvent être directement dérivées de principes rationnels avant d’être ensuite confirmées par l’expérience. Ces caractères instables doivent donc être expliqués par le fait que les particules dont les choses sont constituées sont plus ou moins en mouvement ou en repos, et ainsi affectent différemment le corps humain dans lequel s’impriment leurs images, qui ne les représentent que partiellement et confusément : c’est ainsi qu’un goût piquant correspond à un mouvement rapide de ces particules, qui les fait entrer en contact avec la langue par leurs faces les plus fines et les plus pénétrantes, alors que, lorsque les particules sont en repos, au lieu de rentrer dans les pores de la langue, elles les obturent, ce qui provoque une sensation de froid, etc. (Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 19-20). Spinoza constate au passage que Boyle, si, lui aussi, “il s’efforce de montrer que toutes les qualités tactiles dépendent uniquement de la figure, du mouvement et d’autres affections mécaniques” (“Conatur Vir clarissimus ostendere omnes tactiles qualitates pendere a solo motu, figura et caeteris mechanicis affectionibus“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 25), ne va pas jusqu’à donner une expression mathématique de cette explication ; et donc il ne voit pas ce que, en s’en tenant comme elle le fait à l’expérience, l’interprétation proposée par Boyle apporte de plus que les théories déjà développées à ce sujet par Descartes ou Bacon. Ceci revient à dire qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des caractères extérieurs des choses pour expliquer leur constitution, qui relève d’un tout autre ordre de déterminations.
Il reste à présent à comprendre en quoi ces arguments, dont la portée est très générale, conduisent à affirmer en particulier que le salpêtre n’est pas un corps hétérogène, puisque c’est sur ce point précis que porte le débat. Dans la lettre 13, qu’il rédige après que Boyle lui ait fait savoir qu’il refuse de reconnaître à ses arguments une caractère probant, Spinoza admet que ceux-ci reposent sur l’hypothèse que le salpêtre est un corps homogène, mais il retourne à Boyle l’exigence d’établir démonstrativement sa propre thèse : “Il ne m’appartenait pas de montrer que le sel fixe est une impureté du salpêtre, mais seulement de le supposer, afin de voir comment ce grand homme parviendrait à me montrer que ce sel n’est pas une impureté mais intervient nécessairement dans la constitution de l’essence du salpêtre de telle façon que sans lui celle-ci ne puisse être conçue” (“Meum non erat ostendere sal fixum faeces esse Nitri, sed tantum supponere, ut viderem quomodo Vir clarissimus ostendere posset illud sal non esse faeces sed prorsus necessarium ad essentiam Nitri constituendam sine quo non posset concipi“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 65). Or les expériences de Boyle, qui, en tant qu’expériences, se tiennent nécessairement sur le plan du visible et du sensible en général, ne “montrent” rien à cet égard : “En vérité je ne vois toujours pas qu’il nous ait expliqué la nature des choses qui interviennent à ce propos, à savoir la chaux de salpêtre et l’esprit de salpêtre, de telle façon que les natures de ces deux choses ne paraissent pas moins obscures que celles auxquelles je me suis référé, à savoir la chaux commune et l’eau” (“Verum nondum video quod clarissimus Vir nobis explicuerit naturam eorum quae in hoc subjecto adhibentur, nempe calcis Nitri hujusque spiritus, adeo ut haec duo non minus obscura videantur quam quae attuli, calcem nempe communem et aquam“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 67). Etant impossible de conclure à partir des caractères apparents des corps ce qui constitue leur nature intime, il n’est possible de formuler au sujet de celle-ci que des hypothèses, en sachant qu’il s’agit seulement d’hypothèses, qui permettent de clarifier la question jusqu’à un certain point, sans toutefois en faire disparaître tout résidu d’obscurité.
En affirmant que le salpêtre est un corps homogène, Spinoza, de son propre aveu, oppose donc une hypothèse à une hypothèse. Toute la question est alors de savoir ce qui rend à ses yeux sa propre hypothèse préférable, étant admis que si elle peut, pour une part, être confirmée par l’expérience, elle ne peut être par elle démontrée, et ainsi acquérir un caractère de certitude qui la placerait définitivement au dessus de toute discussion. Or Spinoza a d’emblée esquissé la solution de ce problème, en présentant au début de la lettre 6 son explication de la décomposition du salpêtre comme étant la plus simple (“Ut hoc phaenomenon quam simplicissime explicem, nullam aliam differentiam inter spiritum Nitri et ipsum Nitrum ponam ...“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 17). Il reste donc à comprendre en quoi l’hypothèse de l’homogénéité du salpêtre présente un plus grand caractère de simplicité que celle de l’hétérogénéité. Sur ce point, qui est capital, la correspondance de Spinoza et d’Oldenburg ne fournit pas d’indications explicites, et, si l’on veut comprendre ce qui dirige la démarche de Spinoza et justifie à ses yeux certains choix rationnels en en excluant d’autres, il faut s’appuyer sur d’autres textes, qui d’ailleurs ne fournissent guère à ce sujet d’explications plus développées, et, à partir d’eux, reconstituer l’allure générale d’un raisonnement dont les enjeux sont sans doute décisifs, mais qui n’en maintient pas moins tout au long de son développement un caractère problématique, propre à une question qui n’est pas définitivement tranchée mais demeure en débat. De ce point de vue, E. Yakira (“Boyle et Spinoza”, Archives de Philosophie , 51/1, 1988, p. 107-124) a parfaitement raison de soutenir que, dans la discussion qu’il poursuit avec Boyle par l’intermédiaire d’Oldenburg, Spinoza est aussi, et même peut-être d’abord, en débat avec lui même.
Dans la troisième partie de ses Principes de philosophie cartésienne, Spinoza a par ailleurs entrepris une explication des phénomènes naturels en raisonnant à partir de principes rationnels considérés par hypothèse comme constituant des “semences” de toutes les choses qui constituent le monde visible (“Talia principia erunt excogitanda quae valde simplicia et cognitu facillima sunt ex quibus tanquam seminibus quibusdam et sidera et terra et denique omnia quae in hoc mundo aspectabili deprehendimus oriri potuisse demonstremus, quamvis ipsa nunquam sic orta esse probe sciamus. Hoc enim pacto eorum naturam longe melius exponemus quam si tantum qualia jam sunt describeremus“, Principia philosophiae, III, éd. Gebhardt, t. I, p. 226, éd. Gebhardt, t. I, p. 226), une hypothèse rationnelle qui permet de rendre compte de la manière la plus simple de tous les aspects connus des phénomènes devant être tenue pour vraie tant que sa fausseté n’a pas été expressément démontrée : en suivant cette voie, Spinoza se plaçait de manière parfaitement orthodoxe dans la filiation de Descartes. Or l’hypothèse retenue par Descartes et reprise par Spinoza dans les Principes de philosophie cartésienne était celle de la philosophie corpusculaire, qui explique tous les phénomènes naturels par le mouvement de particules élémentaires, dont la réalité purement rationnelle échappe à toute appréhension sensible. Mais la troisième partie des Principes de philosophie cartésienne a été seulement ébauchée par Spinoza qui n’en a écrit ou dicté que les premières pages, et l’ouvrage a été publié inachevé, sans que Spinoza ait éprouvé ultérieurement le besoin de le compléter. On sait aussi que, au moment de la publication de ces Principes, en 1663, Spinoza a tenu à les faire précéder d’une Préface signée du nom de Louis Meyer mais manifestement directement rédigée sur ses indications, dans laquelle il faisait savoir que les thèses développées dans cet ouvrage étaient celles de Descartes, exposées géométriquement par Spinoza, sans que cela signifiât que ce dernier adhérait lui-même à leur contenu, dont sa propre philosophie s’écartait sur des points essentiels : et si on a des raisons de penser que, en 1663, Spinoza ne remettait pas en question sur le fond les principes généraux de la philosophie corpusculaire exposée dans les Principes de Descartes, il n’en est pas du tout allé de même à la fin de sa vie, ainsi qu’en témoigne sa lettre 83 à Tschirnhaus de 1676, l’une des dernières lettres rédigée par Spinoza à avoir été conservée, dans laquelle la discussion à ce propos est complètement réouverte, en quelques lignes énigmatiques qui se prêtent à toutes sortes d’interprétations : “En ce qui concerne ta demande de savoir si la variété des choses peut être démontrée a priori à partir du seul concept de l’étendue, j’estime avoir montré de manière suffisamment claire que cela est impossible, qu’en conséquence la matière est à tort définie chez Descartes par l’étendue, mais qu’elle doit nécessairement être expliquée par l’attribut qui exprime une essence éternelle et infinie. Mais peut-être aurai-je à un autre moment, si la vie le permet, l’occasion de m’expliquer avec toi plus clairement à ce propos. En effet jusqu’ici il ne m’a été permis de rien disposer par ordre sur ces question” (“Quod petis an ex solo extensionis conceptu rerum varietas a priori possit demonstrari credo me jam satis clare ostendisse id impossibile esse ; ideoque materiam a Cartesio male definiri per extensionem, sed eam necessario debere explicari per attributum quod aeternam et infinitam essentiam exprimat. Sed de his forsan aliquando si vita suppetit clarius tecum agam. Nam huc usque nihil de his ordine disponere mihi licuit“, Ep. LXXXIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 334). Que faut-il retenir de ces suggestions qui sont restées sans suite et que leur péremptoire brièveté ne rend guère éclairantes ? L’aveu d’une carence personnelle ou l’indication d’une voie nouvelle à explorer, sans qu’on voie bien d’ailleurs, dans les termes où elle est sommairement présentée, en quoi exactement elle peut consister ? En introduisant une distinction nouvelle entre la matière et l’étendue, distinction que la philosophie cartésienne ne permettait pas de penser, Spinoza a-t-il simultanément remis en cause les grandes orientations de la physique corpusculaire auxquelles il avait donné son approbation dans ses écrits antérieurs ? Aurait-il envisagé la possibilité d’une étendue sans matière, ce qui revient à dire qu’il aurait, en contradiction absolue avec ses propres thèses antérieures, accepté d’envisager la possibilité du vide (il faut pourtant remarquer à ce sujet que, dans le texte définitif de l’Ethique, l’hypothèse de l’existence du vide continue à être dénoncée comme une absurdité, E I, prop. 15 sc., éd. Gebhardt, t. II, p. 59) ? On peut disserter à perte de vue à ce sujet, sans aboutir à des conclusions certaines qui éclaireraient d’une manière définitive les aspects de la discussion avec Boyle qui nous intéressent à présent.
L’autre ensemble de textes auquel il est possible de se référer est le développement extrêmement ramassé que Spinoza a inséré dans la deuxième partie de l’Ethique, entre les propositions 13 et 14, et qui est consacré à un exposé des grandes lignes d’une physique et d’une physiologie, donc des conditions déterminant la réalité de tous les corps naturels en tant que modes de l’étendue. Est particulièrement intéressant ici le lemme 1, qui est ainsi rédigé : “Les corps se distinguent les uns des autres en proportion du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et non en proportion de la substance” (“Corpora ratione motus et quietis, celeritatis et tarditatis, et non ratione substantiae, ab invicem distinguuntur“, Ethica II, l. I, éd. Gebhardt, t. II, p. 97). La démonstration qui suit l’énoncé de ce lemme (cette démonstration fait référence aux propositions 5 et 8 et au scolie de la proposition 15 de la première partie de l’Ethique) indique que, dans ce contexte, la notion de substance est employée au sens où elle a été définie dans la première partie de l’Ethique, qui a établi la nécessaire unicité et le caractère “divin” de la substance, donc l’impossibilité que soient données dans la nature des choses plusieurs substances, que celles-ci soient de même nature ou de natures différentes ; dans la mesure où l’étendue présente un caractère substantiel, en ce sens que tous les corps matériels sont faits à partir d’elle, elle doit appartenir à la nature divine considérée en soi, en tant que cette nature divine est précisément la substance ou l’être absolument infini dont le concept rassemble celui de tous les attributs ou genres d’être pensables, au nombre desquels précisément l’étendue ; et en tant que l’étendue présente intrinsèquement ce caractère substantiel, elle doit indivisiblement se retrouver identique dans tous les corps, sans que cela conduise à concevoir ceux-ci comme ses parties, pouvant être séparées les unes des autres et du tout dont elles sont les déterminations modales finies.
Ces thèses contribuent à éclairer la notion d’homogénéité telle qu’elle intervient par ailleurs dans la discussion de Spinoza avec Boyle, et elles permettent de comprendre comment cette notion prend place dans le projet de rationaliser et de simplifier la représentation du monde matériel. Elles reviennent en effet à affirmer l’impossibilité pour tous les corps, en tant qu’ils sont des déterminations de l’étendue, de différer entre eux substantiellement, ce qui revient à dire qu’ils se distinguent seulement par leurs rapports respectifs mesurés en termes de mouvement et de repos, en relation avec leurs déplacements dans l’espace. Or, dans le cadre d’une telle conception, c’est le concept même de ce que les chimistes appellent des “substances” corporelles qui devient rationnellement suspect, et est renvoyé à l’empirie confuse des praticiens. De ce point de vue, l’on peut suivre P. F. Moreau lorsqu’il écrit : “Dans la physique spinoziste de 1661-1663, pas plus que dans la physique cartésienne, il n’y a de place pour une chimie, c’est-à-dire pour une théorie des différences significatives entre des natures dotées d’une certaine stabilité“ (P. F. MOREAU, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994 p. 277).
En effet, ce que Spinoza ne parvient pas à comprendre dans la façon dont Boyle interprète les expériences effectuées sur le salpêtre, c’est moins le fait qu’elle le conduit à attribuer à ce corps une composition particulièrement complexe qu’il désigne en parlant d’une hétérogénéité de sa constitution (Spinoza admet parfaitement que des corps puissent être différemment composés, de manière à présenter des niveaux distincts de complexité qui définissent leur nature propre et Oldenburg sera parfaitement fondé à répliquer à Spinoza que Boyle ne dit précisément rien d’autre), que le sort particulier que son interprétation réserve au salpêtre lui-même, en lui attribuant une hétérogénéité qui paraît s’apparenter à un caractère substantiel déterminant sa nature intime telle qu’elle est en soi : et alors il y a dans ce cas, ou abus de langage ou erreur de conception, ce qui conduit à invalider d’un point de vue rationnel une telle conclusion. Il faut alors comprendre que, pour Spinoza, tous les corps sans exception, en tant que parties constituantes du monde matériel, sont à la fois homogènes et hétérogènes : homogènes en tant qu’ils sont tous des déterminations de la même substance étendue, et hétérogènes en tant que chacun exprime la réalité unique de cette substance étendue à sa manière, certo ac determinato modo, selon une certaine proportion de mouvement et de repos. Il n’y a donc pas lieu de distinguer, du moins si on se place sur le seul plan de l’expérience, entre des corps homogènes, qui seraient des corps simples, et des corps hétérogènes, étant tout au plus possible de distinguer entre, d’une part, des éléments corporels idéaux, les particules ou “corps les plus simples“ (Ethica II, éd. Gebhardt, t. II, p. 99, l.. 23 ; cette notion des “corps les plus simples”, évoquée avec une certaine discrétion par Spinoza, fait penser à celle des atomes, à condition que ceux-ci soient considérés comme des semences idéales de la réalité : il s’agit d’entités abstraites et non de corps physiquement réels dont l’existence empirique puisse être identifiée ou observée), qui sont de pures constructions rationnelles impossibles à appréhender sur ce plan de l’expérience, éléments que leur simplicité rend tous d’une certaine façon homogènes entre eux, et, d’autre part, les corps réels, tels que l’expérience les présente avec leurs différences de composition qui peuvent à la rigueur être interprétées en termes d’hétérogénéité, à condition d’entendre cette hétérogénéité comme un caractère relatif et non comme un caractère absolu.
Or, dans un langage sans doute un peu différent, Boyle ne disait lui-même pas autre chose, ainsi qu’ Oldenburg le fait remarquer à Spinoza en lui rapportant les ultimes réponses de Boyle à ses arguments : “Il n’a jamais eu le projet d’enseigner quelle est la nature du salpêtre, ni non plus d’invalider les thèses que quiconque a pu formuler au sujet de l’homogénéité de la matière ou des différences entre les corps en tant que celles-ci ont seulement leur origine dans le mouvement et la figure. Il dit que ce qu’il a voulu seulement enseigner, c’est que la variété de composition des corps induit la variété de leurs différences, qui a pour conséquence des effets extrêmement divers ; d’où, tant que n’aura pas été opérée la réduction à une matière originelle, les philosophes et d’autres peuvent à bon droit conclure une certaine hétérogénéité. Et, à mon sens, quant au fond de la chose, il n’y a pas de désaccord entre toi et maître Boyle” (“Neutiquam autem in se suscepisse naturam Nitri docere vel etiam improbare ea quae de materiae homogeneitate deque corporum differentiis ex motu et figura, etc, duntaxat exorientibus a quoquam tradi possunt. Hoc duntaxat se voluisse ait texturas corporum varias varia eorum discrimina inducere ab iisque diversa admodum effecta proficisci riteque inde quamdiu ad primam materiam resolutio facta non fuerit heterogeneitatem aliquam a Philosophis et aliis concludi. Nec putem in rei fundo inter te et dominum Boylium dissensum esse“, Ep. XVI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 74). En effet Boyle n’a jamais envisagé d’attribuer au salpêtre une nature absolument hétérogène en soi, mais seulement “d’induire une certaine hétérogénéité” (aliquam heterogeneitatem inducere) de la complexité de sa composition telle que l’expérience la révèle. Par la même occasion, Oldenburg introduit de manière allusive un autre débat, qui concerne la question de la “matière originelle” (prima materia), c’est-à-dire la nature des éléments primitifs dont sont composés les différents corps. Pour Spinoza cette question ne peut donner lieu qu’à des conjectures rationnelles, et elle se tient sur un plan d’où est exclue la considération des phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience, et c’est pourquoi l’expérience ne permet pas de trancher de manière décisive à cet égard. Pour Boyle cette question n’est pas moins ouverte, ainsi qu’il s’en est expliqué en 1661 dans son grand ouvrage théorique The sceptical Chymist, dont Spinoza n’a pas eu connaissance : dans cet ouvrage, lui non plus ne tranche pas définitivement sur le point de savoir si les particules élémentaires sont à l’origine absolument identiques entre elles ou bien présentent d’emblée des différences dans leur constitution (cf. sur ce point B. BENSAUDE et I. STENGERS, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 1993, p. 49). Dans ce débat interne au système de la philosophie corpusculaire, le rationalisme de Spinoza et l’expérimentalisme de Boyle conduisent à adopter la même attitude de prudence théorique.
Faut-il conclure de ce qui précède que, dans la discussion qui a eu lieu entre Boyle et Spinoza, les points de désaccord ont été beaucoup moins importants qu’une lecture superficielle des lettres 6, 11, 13 et 16 échangées par Spinoza et Oldenburg ne le donnerait d’abord à penser ? En effet ces points de désaccord ne peuvent être isolés qu’à l’intérieur d’un champ de débat commun dont l’organisation s’appuie sur un certain nombre de présupposés admis tacitement par les protagonistes de ce débat ; et ces présupposés, dont la portée est générale, sont préalables à l’expression de leurs divergences sur tel ou tel point particulier auxquelles ils donnent leurs conditions de possibilité. Pourtant, avant de s’arrêter à une telle conclusion, il reste à examiner un dernier point qui, s’il n’a pas été au centre de la discussion qu’ont eue Boyle et Spinoza, en a constitué un enjeu essentiel et en a sans doute, ne serait-ce que sur le plan des arrière-pensées, accompagné, voire même peut-être dirigé le déroulement : il s’agit du problème du vide qui, dans cette seconde moitié du XVIIème siècle, après Torricelli et Pascal, constitue une question cruciale sur laquelle continuent à s’affronter les philosophes et les savants.
Le problème du vide
Il n’est pas question d’aborder ici ce problème en lui donnant toute son envergure, qui est considérable, puisqu’elle fait intervenir un ensemble complexe de considérations renvoyant inextricablement du plan de la physique à celui de la métaphysique, sur fond de débats théologiques. On se contentera d’en repérer les occurrences dans la correspondance de Spinoza et d’Oldenburg et de proposer un début d’interprétation de celles-ci.
Le débat sur le vide est évoqué indirectement dés le début de la lettre 6 lorsque Spinoza propose sa propre interprétation de l’expérience de la décomposition du salpêtre en s’appuyant sur la théorie de la combustion empruntée à Descartes qui donne un rôle essentiel à la matière subtile : “Les parties de salpêtre s’insinuant par les pores les plus larges, du fait qu’elles n’en touchaient pas les paroies étaient nécessairement entourées d’une certaine matière très subtile et, de la même manière des fragments de bois le sont pas le feu ou par la chaleur, étaient projetées vers le haut et s’envolaient en fumée” (“Partes vero Nitri per latiores meatus se insinuantes quoniam ipsorum parietes non tangebant necessario ab aliqua materia subtilissima cingebantur, et ab eadem eodem modo ac a flamma vel calore partes ligni sursum expellabantur et in fumum avolabant“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 18 ; la même explication est reprise un peu plus loin, en commentaire au par. 25 du Traité de Boyle, cf p. 26-27 ; Spinoza reprend ici l’explication proposée par Descartes dans ses Principes, IV, art. 106 et sq. ; cette explication consiste à appliquer au cas particulier de la combustion des corps inflammables la doctrine générale des tourbillons exposée dans les Principes, II, art. 33). Ceci implique, en rupture avec toute une tradition, que le feu ne soit pas considéré comme un élément ou comme une substance corporelle (dans d’autres expériences, Boyle exploitera l’idée que le feu est lui-même une substance chimique dont les particules, dans la combustion, s’incorporent aux matériaux brûlés, et il entreprendra de mesurer la quantité de substance ignée qui s’ajoute ainsi à la constitution des corps consumés), mais soit seulement rapporté à un mouvement extrêmement rapide des particules entraînées par l’impulsion accélérée que leur communique la matière subtile ; de la même manière, le rapport du chaud et du froid est ramené à celui de la vitesse et de la lenteur. En quoi la matière subtile intervient-elle dans cette explication ? Son concept est indispensable pour faire comprendre comment le mouvement, dont la quantité est une fois pour toutes donnée dans l’ensemble de la nature, se communique de proche en proche, sans déperdition, en brassant des amas solidaires de particules reliés entre eux par l’existence de cette matière invisible et impalpable, qui remplit tous leurs interstices, de manière à ce que n’apparaisse aucune solution de contiguïté dans le déploiement à l’infini de la matière étendue, dont ainsi tous les éléments sont amenés à agir et à réagir les uns sur les autres. Cette matière tourbillonnante remplit le rôle d’une sorte de conducteur de mouvement là où les lois du choc, qui ne jouent qu’entre les grosses particules, paraissent ne plus pouvoir intervenir. Si son concept est rejeté, l’unité du monde et la cohésion de ses composantes sont remises en question : or c’est précisément à cette conséquence que, selon Spinoza qui sur ce sujet prend la suite de Descartes, conduit le fait “d’accorder qu’il y a un vide, ce qui est la chose la plus absurde de toutes” (“Quo nihil absurdius) concedere dari vacuum“, Ep. VI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 32). C’est donc d’un point de vue strictement logique qu’est établie la nécessité de faire place à une matière subtile dans l’explication de la nature : du reste cette matière est tellement subtile, on serait presque tenté de dire immatérielle, qu’elle en paraît réduite à son concept et devient pur objet de raisonnement ; sa réalité, qui échappe à une présentation phénoménale, est en quelque sorte nouménale.
Or c’est précisément la logique de ce raisonnement que Boyle remet en question, non pas en lui opposant la logique d’un autre raisonnement, mais en discutant sur le fond la démarche qui consiste à ramener l’explication des phénomènes naturels à une affaire de logique et de raisonnement pur, où la référence à l’expérience ne joue tout au plus qu’un rôle d’appoint : “Notre auteur ne voit pas que la nécessité de cette matière subtile que tu fais intervenir par dessus le marché soit confirmée par aucun phénomène ; mais elle est seulement admise en raison de l’hypothèse de l’impossibilité du vide“ (“Nec videt Auctor illum materiae subtilissimae quam adstruis necessitatem ex ullis phaenomenis probatam ; sed ex sola vacui impossibilitatis hypothesi assumptam“, Ep. XI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 49). Le supplément interprétatif qu’apporte le concept de matière subtile renvoie à une construction de l’esprit, élaborée de telle manière que sa vérité ou sa fausseté ne puissent être établies par aucun fait connu, puisque, comme on vient de le voir, sa “réalité” se tient au-delà ou en deça des faits, ce qui aux yeux de Boyle confirme son caractère superfétatoire. Mais cela ne signifie pas que Boyle nie l’existence de la matière subtile : que ce soit dans un sens ou dans un autre, il ne voit pas de raison de prendre position à ce sujet, puisque celui-ci se situe par définition en dehors des frontières d’une philosophie naturelle et relève d’autres compétences, qui sont celles du logicien et du métaphysicien.
Sur ce point, qui à ses yeux n’est sujet à aucun doute (pour Spinoza, l’affirmation de l’impossibilité du vide relève de l’ordre de l’idée vraie, norma sui et falsi, qui s’impose par sa propre force sans avoir pour cela à être rapportée à des critères extérieurs), Spinoza s’affirme en désaccord complet avec Boyle : “Quant à ce que j’ai dit d’autre part, à savoir que dans la plupart des pores les particules de salpêtre sont entourées d’une matière plus subtile, cela, je l’ai bien déduit de l’impossibilité du vide, ainsi que le note le grand homme ; mais j’ignore pour quelle raison il appelle l’impossibilité du vide une hypothèse, alors qu’elle suit clairement de ce que le néant n’a pas de propriétés. Et je m’étonne que le grand homme mette cela en doute, alors qu’il semble admettre qu’il n’y a pas de réalité des accidents : mais, je le demande, n’y aurait-il pas une réalité des accidents s’il y avait une quantité sans substance ? “ (“Quod porro dixi, particulas Nitri in majoribus meatibus a materia subtiliori cingi, id ex vacui impossibilitate, ut clarissimus Vir notat, conclusi : sed nescio cur vacui impossibilitatem hypothesin vocat, cum clare sequatur ex eo quod nihili nullae sint proprietates. Et miror Virum clarissimum de hoc dubitare cum videatur statuere nulla dari accidentia realia : an quaeso non daretur accidens reale si daretur quantitas absque substantia ?“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 65 ; le même argument est repris par Spinoza, pratiquement dans les mêmes termes dans les Principes de philosophie cartésienne, dont la lettre 13 annonce la publication, Pr. II, prop. 3, éd. Gebhardt, t. I, p. 188). Admettre la réalité des accidents, ce serait la même chose que penser des affections existant par elles-mêmes, indépendamment de tout support substantiel, et ainsi remettre en cause le principe de la priorité absolue de la substance par rapport à ses affections (Ethica I, prop. 1). Or un espace qui serait vide, ainsi que l’est, selon les vacuistes, la partie supérieure du tube libérée de toute matière connue par la descente de la colonne de mercure dans l’expérience de Torricelli, continuerait pourtant à être délimité, ce qui constitue une propriété : on pourrait dire ainsi, ce qui est manifestement absurde, qu’occupant une certaine partie de l’étendue infinie, il la remplit de son vide ; et lorsqu’on fait subir un déplacement au dispositif de l’expérience de Torricelli en le transportant d’un lieu dans un autre, on serait conduit par là-même aussi à dire que cet espace vide est susceptible d’être mis en mouvement, exactement comme le serait n’importe quel corps : or comment pourrait-on attribuer à ce qui n’est rien, donc à ce qui n’est pas, la faculté de se mouvoir ? Pascal résout ce paradoxe de la manière suivante : “Quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec le tuyau, et l’immobilité est aussi naturelle à l’espace que le mouvement l’est au corps. Pour rendre cette vérité évidente, il faut remarquer que l’espace en général comprend tous les corps de la nature, dont chacun en particulier occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car quand un corps est mû d’un lieu dans un autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos“ (Lettre à Le Pailleur, in Pascal, Oeuvres Complètes, Paris, Le Seuil, coll. L’intégrale, 1963, p. 211). Ceci revient à dire que c’est l’espace comme tel, considéré dans son infinité, et non tel ou tel espace physiquement délimité, qui est vide : il est donc exclu que la réalité du vide, c’est-à-dire de l’espace illimité, qui est par nature immobile, puisse être enclose entre les parois d’un tube où le mouvement des liqueurs, s’arrêtant à un niveau déterminé qui en laisse apparemment inoccupée la partie supérieure, ouvre une sorte de lucarne sur cette étendue infinie qui, de toutes façons, est partout présente et la même, aussi bien là où il y a des corps que là où il n’y en a pas.
En formulant ces objections à ses yeux dirimantes, Spinoza mêle manifestement deux ordres de questions qu’il ne voit aucune raison de distinguer : l’une concerne la possibilité qu’il y ait un vide quelque part, donc dans une portion finie de l’étendue infinie ; l’autre concerne la possibilité du vide comme tel, dont la réalité n’est pensable que si elle est conçue comme infinie, et coïncidant ainsi avec la totalité de l’étendue occupée par le monde naturel ; dans le premier cas on a affaire à un vide physique, tel qu’il peut être appréhendé dans des conditions finies, et dans l’autre au vide métaphysique, qui est nécessairement infini. Or Spinoza ne veut ni de l’un de l’autre, et ceci en vertu d’un unique argument, qu’il reprend tel quel à Descartes (cf. à ce sujet les Principes de philosophie de Descartes, II, prop. 16 à 18), qui est un argument logique : l’impossibilité d’attribuer au néant ou à un néant, au vide ou à un vide, des propriétés, ce qui reviendrait à faire du rien qu’il est un être.
Cela signifie-t-il qu’il est possible de conclure directement de la métaphysique à la physique ? Non, car, si l’impossibilité du vide paraît à Spinoza clairement établie d’un point de vue purement rationnel, l’idée de la matière subtile qui en est déduite maintient, dans les conditions précisément où elle est ainsi déduite, un caractère hypothétique. Et, de la même manière qu’il le fait, dans la même lettre 13, au sujet de l’affirmation de l’homogénéité du salpêtre, c’est Boyle que Spinoza met au défi de fournir lui-même des preuves du caractère non fondé de cette hypothèse : “Et, je le demande, par quelle raison pourra-t-il nous montrer que cette chaleur n’est pas née de quelque matière extrêmement subtile ?” (“Qua quaeso ratione nobis ostendere poterit illum calorem non ortum fuisse a materia aliqua subtilissima ? “, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. IV, p. 67). Tant que le processus de la combustion n’aura pas été complètement analysé par des moyens naturels, la théorie cartésienne du feu, que Boyle conteste au nom d’une autre théorie qui revient à interpréter le feu non comme un pur mouvement mais comme un corps, demeure néanmoins valide dans son principe : “C’est pourquoi, non sans raison, je puis douter si par hasard certaines (parties de matières) ne sont pas intervenues qui n’auraient pu être observées par aucun sens ; surtout tant qu’on ne sait pas comment toutes ces variations observées par le grand homme au cours de ses expériences ont pu s’opérer à partir des dits corps” (“Quare non sine ratione dubitare possum an forte quaedam non concurrerint quae nullo sensu observari potuissent ; praesertim quamdiu ignoratur quomodo omnes illae variationes quas Vir clar. inter experiundum observavit ex dictis corporibus fieri potuerunt“, Ep. XIII, éd. Gebhardt, t. 4, p. 67 ; cette phrase tire une grande partie de son sens de l’expression, “par hasard” , forte , réaffirmant le caractère hypothétique de l’explication proposée, expression que la traduction Appuhn de la lettre 13 laisse tomber). Pas plus que les particules imperceptibles que sont les corps les plus simples, la matière subtile n’est un élément physique dont la réalité pourrait être expérimentalement attestée : et tant que l’expérience n’aura pas révélé de manière irréfutable que les choses se passent autrement, il n’y pas de raison d’écarter l’explication proposée, qui présente l’avantage d’être satisfaisante pour l’esprit même si son caractère de réalité n’est pas susceptible d’être définitivement établi.
Spinoza se garde donc bien d’affirmer que la matière subtile existe. Et de la même manière, Boyle se garde tout autant d’affirmer que le vide existe. Dans la lettre 14, adressée à Spinoza quelques jours après la précédente par Oldenburg, celui-ci, en lui rapportant les grandes lignes de l’expérience dite du vide dans le vide réalisée à l’aide de la machine pneumatique, s’amuse à lui faire remarquer qu’elle va plutôt dans le sens des plénistes alors qu’elle donne du fil à retordre aux vacuistes (“Valde torquet vacuistas, plenistis vero vehementer placet”, Ep. XIV, éd. Gebhardt, t. IV, p. 70). En effet jamais Boyle n’a estimé que le dispositif de l’expérience de Torricelli, pas davantage que celui qu’il a lui-même mis au point pour en reproduire les effets dans de nouvelles conditions qui en modifient les manifestations, soit en mesure de produire, aussi bien dans la partie supérieure du tube que dans la cloche de la machine pneumatique, le vide absolu ; tout au plus crée-t-il les conditions d’un vide relatif, n’excluant pas la présence de matières résiduelles imperceptibles et impondérables, qu’on peut si l’on y tient baptiser du nom de subtiles (cf. à ce sujet le chap. 5 de l’ouvrage cité de Shapin et Schaffer, Leviathan et la pompe à air). A ses yeux, la question du vide, au sens du vide absolu, relève de la métaphysique, et c’est pourquoi elle ne saurait en aucun cas se prêter à un traitement expérimental : au sens propre des mots, elle ne l’intéresse pas en tant qu’expérimentateur. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il accepte sans réserve l’argumentation exposée par Spinoza. Dans la lettre 16, qui rapporte sommairement ses réponses aux objections développées dans la lettre 13, il fait dire à Spinoza par Oldenburg que “pour ce qui touche à l’argumentation qu’il utilise pour écarter le vide, il en avait eu connaissance et il l’avait prévue ; mais en aucun cas il ne s’en remet à elle, ce pour quoi il s’engage à dire par ailleurs ce qu’il en pense” (“Quoad ratiocinationem qua evertendum vacuum uteris attinet, ait Boylius, se eam nosse et praevidisse ; at in ipsa nequaquam acquiescere : qua de re alibi dicendi locum fore asserit“, Ep. XVI, éd. Gebhardt, t. IV, p. 74). Ceci signifie que la question demeure ouverte, en l’absence d’une conviction définitivement établie, tout au moins sur le plan propre à la philosophie naturelle.
Sur ce point, on voit donc encore que l’opposition à première vue frontale entre un Spinoza farouchement et aveuglément pléniste et un Boyle qui adopterait les thèses exactement inverses, se révèle à l’examen beaucoup plus complexe et biaisée, ce qui interdit de la considérer de manière aussi tranchée. Réinscrit dans son contexte historique, le débat qui a eu lieu entre le philosophe et le physicien n’est pas uniment interprétable à la lumière de la distinction du vrai et du faux, ce dont ses deux protagonistes, tout en essayant chacun d’aller jusqu’au bout de leur conception, ont eu indiscutablement conscience, engagés comme ils l’étaient dans une discussion scientifique dont l’issue, pas plus aujourd’hui qu’au temps où elle s’est déroulée, en aucun cas ne peut être appréciée en vertu d’autres critères que ceux qui ont circonstanciellement défini ses propres conditions de possibilité.
(copyright P. Macherey)
in : Revue du Nord, t. LXXVII, octobre-décembre 1995 " La communication entre savants dans l’Europe du Nord-Ouest de 1660 à 1740", p. 733-774.
SOURCE : http://www.univ-lille3.fr/set/mache....