"Spinoza peut décevoir son lecteur, mais il réjouit toujours le penseur". Entretien avec Jean-Luc Marion.
Quelle est la place de Spinoza et de son oeuvre dans votre propre itinéraire philosophique ?
Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza [1] , aurait dit Bergson. Faut-il l’entendre comme un privilège ou comme l’indication qu’entre ces deux philosophies, il y en a une de trop ? En tout cas, comme nombre d’apprentis philosophes, avant d’avoir la moindre thèse un peu personnelle, j’ai cru devoir penser sur un mode spinoziste. Le Traité de la réforme de l’entendement me semblait, au lycée, plus convaincant que le Discours de la méthode, plus démonstratif que le début de la Critique de la raison pure (en un sens je n’avais pas tort). Combien de dissertations, combien de leçons se terminaient invariablement par une troisième partie spinoziste !Le premier cours que j’ai improvisé, alors que j’étais à peine assistant de Ferdinand Alquié en Sorbonne, fut, comme d’ailleurs mon premier article, consacré à Spinoza et, durant chacune de mes sept années d’assistant, j’ai toujours commenté au moins un livre de l’Éthique. Même les thèses sur Descartes n’ont pas troublé la basse continue spinoziste. L’époque s’y prêtait, il est vrai, entre la formalisation onirique de Martial Gueroult, la simplification étincelante de Gilles Deleuze, et, plus heureusement, la quasi-déconstruction de Ferdinand Alquié. On entendait dire que nous n’avions le choix qu’entre Spinoza et, au choix, Marx, Feuerbach et pourquoi pas Nietzsche. Et puis cette basse continue s’est évanouie.
Quel est le texte de Spinoza qui vous a le plus marqué et pourquoi ?
L’Éthique évidemment. Texte impressionnant, mais sur un mode étrange. A première lecture, on subit la fascination d’un discours sans références historiques, d’une apparence parfaitement démonstrative, qui paraît le pur travail du concept. Mais, plus les lectures se multiplient, plus ce texte déroute.D’abord parce que la rigueur des démonstrations devient souvent problématique — Spinoza ne démontre pas toujours ce qu’il prétend démontrer ou bien démontre autre chose. Ensuite parce que sa hautaine revendication d’autonomie fait que l’Éthique néglige, voire rature ce qu’elle doit aux autres philosophes, ou même ce qu’elle leur oppose : clos sur sa perfection, le texte se donne à prendre ou à laisser, se dérobe à l’épreuve d’une vérification, donc aussi d’une falsification. D’où l’impression perverse qu’il faut croire en l’Éthique, et que, si l’on n’y croit pas, l’Éthique elle-même explique quelle maladie mentale nous en empêche.Il y a comme un effet idéologique de l’Éthique sur ses lecteurs, qui se partagent plus suivant l’adhésion ou la répulsion qu’ils ne s’accordent entre eux sur les motifs de l’une ou de l’autre. Car on peut devenir un spinoziste convaincu (ou un opposant résolu) aussi bien avec une interprétation matérialiste et athée qu’une interprétation mystico-religieuse de l’Éthique, une interprétation vitaliste qu’une interprétation logiciste, une interprétation scientiste et moderne qu’une interprétation néoplatonisante, judaïsante, voire christianisante. On en vient alors à soupçonner que le spinoziste double la philosophie de chaque philosophe précisément parce que ce n’en est pas une, mais un complément idéologique à toutes, l’asile de la foi pour ceux qui ne croient pas.Peu à peu, l’Éthique m’a semblé révéler l’origine profonde de ces étrangetés : elle concentre des choix non seulement déjà anachroniques au XVIIe siècle, mais en un sens tous opposés aux innovations qui l’ont rendu révolutionnaire. D’abord le choix de l’ordre géométrique, euclidien, que les mathématiciens, déjà bien avant Descartes, avaient abandonné définitivement au profit de toutes les figures possibles de l’analyse. Ensuite la transposition ne varietur d’un ordre valide en mathématique à la philosophie (au contraire des précautions de Descartes, Pascal et Leibniz, il est vrai eux mathématiciens de formation). Ensuite le refus de presque tous les acquis de l’époque : la distinction entre la méthode et la métaphysique, la révision radicale de la logique aristotélicienne, l’ego cogito comme principe, la critique de la substance au profit de la naissante ontologia, la reconnaissance de l’autonomie de la volonté face à l’entendement, etc.Comment expliquer cette étrangeté ? Beaucoup y voient une anticipation des philosophies contemporaines. Il se pourrait qu’on puisse aussi y reconnaître le dernier aristotélicien, celui qui transpose Aristote, sans les médiations médiévales de l’aristotélisme réel : identification de l’être à la substance, de la substance à Dieu, du bonheur à la connaissance contemplative par le sage, sur le modèle de celle de Dieu. D’autres (dont Frédéric Manzini) confirmeront bientôt la légitimité d’une telle hypothèse. Cette appréciation, j’en suis conscient, peut surprendre ou même déplaire. Mais enfin l’histoire de la philosophie a ses résultats, qu’on ne peut négliger. Pourtant, précisément à cause de cette appréciation paradoxale, lire Spinoza garde toute son importance.
Selon vous, où cet auteur trouve-t-il son actualité la plus intense ?
Sans doute dans la difficulté même que nous avons à l’inscrire dans l’actualité : selon Spinoza, pour le meilleur et pour le pire, tout devrait se penser sub specie aeternitatis, surtout pas dans l’actualité, pure illusion. Étrangeté qui se voit d’abord par rapport à l’histoire de la métaphysique. En fait-il seulement partie ? S’agit-il d’une pensée de l’étant en tant qu’étant (ou d’une théorie de la connaissance sans véritable ontologie) ? Construit-elle une onto-théo-logie ? Si oui, laquelle, et pourquoi Heidegger n’en dit-il rien ? Ensuite comment expliquer la multiplicité et la contradiction des lectures que permet l’Éthique ? Pourquoi ce livre nourrit-il tant de dérives idéologiques et que nous enseigne-t-il tacitement sur notre besoin irrépressible d’idéologie, c’est-à-dire de croyance irrationnelle dans la raison, elle-même mythifiée ? Enfin, quel rapport maintenir entre l’Éthique et ce dont elle ne parle pas - par exemple la discussion du statut de la religion, de la révélation biblique, bref du débat ouvert par le Traité théologico-politique et toute sa descendance ? Surtout l’Éthique, dans son extra-territorialité an-historique, son abstraction splendide et son ambition démesurée, nous fascine parce qu’elle pose la question du pouvoir et des limites de la philosophie elle-même. Notre esprit peut-il vraiment ’ avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu ’ (Éthique II, § 47) ? L’homme libre peut-il vraiment ’ penser à aucune chose moins qu’à la mort ’ (Éthique IV, § 67) ? Pouvons-nous vraiment ’ sentir et expérimenter que nous sommes éternels ’ (Éthique V, § 23, scolie) ? Bref, sommes-nous vraiment plus heureux quand nous connaissons plus et mieux, et voulons-nous d’autant plus le bien que nous connaissons mieux le vrai ? Spinoza peut décevoir son lecteur, parce qu’il laisse soupçonner que la philosophie n’a pas les moyens de son ambition. Mais il réjouit toujours le penseur, parce qu’il garde intactes toutes ses ambitions, même imprudentes, à la philosophie.
Propos recueillis par Jean Birnbaum, Le Monde des livres, 19 avril 2008.