"Spinoza : tolérance et liberté d’expression", par Robert Misrahi

Le titre du chapitre XX du Traité théologico-politique, qui vaut aussi comme conclusion, définit avec force le propos de Spinoza dans l’ordre politique et social : « Dans une libre République chacun est autorisé à penser ce qu’il veut et à dire ce qu’il pense. » Il y a là, dès 1670, la formulation d’une exigence fondamentale de la démocratie : la liberté de penser et la liberté d’expression. Si l’on se souvient que l’ensemble du Traité est une critique de la pseudo-sacralité des Écritures, et que, outre la conclusion, le chapitre XVI se réfère explicitement et préférentiellement à la démocratie pour illustrer la théorie du Pacte social, on est conduit à reconnaître la place décisive et la signification politique de l’idée de tolérance dans la philosophie de Spinoza. Critique rationnelle et tolérance vont compter parmi les sources les plus efficaces du mouvement des Lumières au XVIIIe siècle et de l’action révolutionnaire en France.

Il peut donc être intéressant de rappeler le contexte culturel et les données biographiques qui éclairent cette pensée spinoziste qui, loin d’être une pure contemplation, est à la fois rationnellement sereine et pratiquement subversive. A l’âge de huit ans (en 1640) il est marqué, directement ou indirectement, par l’infamie des autorités rabbiniques qui condamnent Uriel da Costa pour ses opinions hostiles au dogme de l’immortalité ; excommunication, procès, flagellation, piétinement public se terminent par le suicide de Uriel, dont se souviendront aussi Bayle et Voltaire. C’est dans un esprit critique que Spinoza poursuit ses études talmudiques et, après la lecture approfondie de Descartes (qu’il commentera) et la fréquentation du cours de latin du « libertin » Van den Enden, il rompt avec la religion et les rites de cette communauté juive portugaise où il est né. Il est lui-même excommunié par la Synagogue en 1656 et poursuit alors, totalement indépendant grâce à un travail artisanal, l’élaboration de sa philosophie. Toute son oeuvre, dont la plus grande partie est publiée après sa mort en 1677, est consacrée à la recherche des conditions et des contenus du bonheur véritable. Son « Éthique » est un eudémonisme et elle rompt radicalement avec la morale traditionnelle qui, au niveau populaire, qu’elle soit juive ou chrétienne, s’appuie toujours en fait sur la crainte et la superstition.

Critique du dogmatisme religieux de son temps, qui confond toujours raison et imagination, Spinoza est naturellement conduit à la revendication de la liberté de penser, non seulement dans l’ordre religieux mais encore dans l’ordre politique. C’est la théorie du Pacte social (l’une des sources de la théorie du Contrat au XVIIIe siècle) qui unira et reliera les fondements et les visées de la vie politique, tels que les définit Spinoza.

Sans se référer à aucune transcendance ni aucune autorité morale ou religieuse, Spinoza définit d’abord un « droit de nature » qui n’est que la puissance du Désir, et un « droit d’institution » ou « droit civil », qui résulte d’un Pacte rationnel, implicite ou explicite. Seul un tel Pacte est en mesure d’instaurer la sécurité et la concorde, contre la puissance conflictuelle, chaotique et illusoire des individus livrés à eux-mêmes (en langage moderne : seuls des négociations et des accords préalables peuvent assurer la paix et la sécurité, celle-ci étant postérieure aux accords, et non antérieure).

Il se produit alors une délégation de pouvoir. Et c’est ici que nous retrouvons la revendication de la liberté de penser : pour Spinoza (comme il le dit dans la préface et la conclusion du Traité théologicopolitique) nul ne peut aliéner sa liberté aux mains d’un seul homme, monarque ou tyran, et, s’il délègue une partie de son pouvoir aux mains du Souverain collectif, il gagne en retour la garantie et l’exercice de droits effectifs et réels. Mais le pouvoir et la liberté de penser et de parler ne se délèguent pas.

On le voit, l’idée de tolérance revêt chez Spinoza une signification bien spécifique. Elle n’est pas l’acceptation sceptique ou condescendante de toutes les opinions, elle n’est pas une attitude de prudence et de réserve, concevable dans une société tyrannique qu’il s’agit justement de changer. Au contraire, la tolérance est bien plutôt pour Spinoza l’attitude active qui consiste à affirmer en l’autre, et à défendre pour lui, quelles que soient ses opinions (et fussent-elles fausses à nos yeux) le droit institutionnel absolu de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. Seul un tel droit, inscrit dans une constitution et garanti par elle, permet de réaliser effectivement le droit de nature, c’est-à-dire la puissance personnelle de vivre et de penser. Cette latitude donnée à la libre expression de toutes les opinions exprime un fait fondamental que Spinoza évoque ainsi : il n’est pas « aussi facile de commander aux esprits qu’aux langue ». Le pouvoir de penser librement est en fait et par nature inaliénable.

Le législateur et le philosophe défendront donc fermement cette liberté d’expression et son extension universelle. Mais le philosophe (et, aujourd’hui, tout intellectuel et tout chercheur) aura une exigence supplémentaire : pour Spinoza, il y a lieu de combattre toutes les pensées fausses qui ne sont que des « opinions », et de se consacrer à l’élaboration rationnelle d’une connaissance vraie dans laquelle la vérité, démontrable et communicable, n’aura besoin d’aucun signe ni d’aucune autorité extérieure : elle sera son propre signe (index sui). La tolérance ne consiste donc pas à tenir pour vraie n’importe quelle opinion, mais à reconnaître en autrui la liberté entière de penser par lui-même et d’exprimer son opinion, quelle qu’elle soit. En même temps, cette tolérance en appelle au jugement de chacun et pose qu’une vérité universelle est accessible par la raison, et qu’elle seule peut ouvrir la voie à la vraie joie et à la véritable réalisation singulière de sa propre nature.

Dans une lettre à Albert Burgh, Spinoza écrit : « je ne prétends pas avoir rencontré la meilleure des philosophies, mais je sais que je comprends la vraie philosophie. » Pour lui, l’homme est un être de Désir qui n’est soumis aux passions que lorsqu’il refuse d’utiliser la puissance de penser et de raisonner qui est au fond même de ce Désir. Or seule la Raison unit les hommes ; les passions les divisent, mais elles ne sont que délire et servitude.

C’est donc par la raison, et par la recherche de « l’utile propre », qu’ils peuvent formuler le Pacte social, et entrer dans cette Cité où ils seront plus libres que dans une solitude anarchique. Mais le meilleur des pactes sera démocratique, car lui seul permet d’élaborer des sociétés originales et souveraines dans lesquelles les individus sont librement soumis à des lois qu’ils élaborent eux-mêmes, et en même temps maîtres de leur pensée et de leur parole, pensée et parole qu’ils peuvent librement exprimer, construire et perfectionner.

Reliée à la fois au Désir et à la Raison, à la liberté d’expression et à la démocratie, combattant à la fois l’ignorance et les procès d’opinion, la tolérance est donc un concept clef : c’est par elle que le Pacte social peut être fidèle à sa vocation. C’est en incluant la tolérance dans son discours, qu’il devient capable de fonder une société qui ne soit pas simplement une garantie pour la « vie » du corps, mais qui rende possible l’accès à ce que Spinoza appelle, dans le Traité théologico-politique, « la vie vraie de l’esprit ».

Magazine littéraire, n° 363, mars 1998, pp.26-27.
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