TTP - Chap. XV - §6-9 : Séparation de la Philosophie et de la Théologie.



[6] Point n’est besoin ici de les passer tous en revue, car nous en avons dit assez pour prouver l’absurdité des conséquences qu’entraîne la règle posée et sa fausseté, ainsi que la précipitation de son auteur. Nous avons ainsi montré que cette manière de voir, comme auparavant celle de Maïmonide, n’était pas soutenable, et nous tenons pour solidement établi que ni la Théologie ne doit être la servante de la Raison, ni la Raison celle de la Théologie, mais que l’une et l’autre ont leur royaume propre : la Raison, comme nous l’avons dit, celui de la vérité et de la sagesse, la Théologie celui de la piété et de l’obéissance. La puissance de la Raison, en effet, ne s’étend pas, nous l’avons montré, tellement loin qu’elle puisse établir la possibilité pour les hommes de parvenir à la béatitude par l’obéissance seule sans la connaissance des choses. La Théologie d’autre part ne prétend rien que cela, ne commande rien que l’obéissance, ne veut ni ne peut rien contre la Raison. Elle détermine en effet les dogmes de la Foi (comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent), dans la mesure où il suffit pour l’obéissance ; par contre le soin de déterminer comment ces dogmes doivent être entendus de façon précise eu égard à la vérité, elle le laisse à la Raison qui est vraiment la lumière de la Pensée, sans laquelle elle ne voit rien que rêves et fictions. J’entends ici par Théologie d’une façon précise la révélation en tant qu’elle indique le but auquel nous avons dit que tend l’Écriture (la raison pour laquelle et la façon dont il faut obéir, en d’autres termes les dogmes de la piété vraie et de la foi), c’est-à-dire ce qu’on peut appeler proprement la parole de Dieu, laquelle ne consiste pas dans un nombre déterminé de livres (voir sur ce point le chapitre XII). Comprise ainsi en effet, la Théologie, si l’on considère ses préceptes, les enseignements qu’elle donne pour la vie, se trouvera entièrement d’accord avec la Raison et, si l’on a égard à son objet et à sa fin, on ne découvrira rien en elle qui contredise à la Raison ; en conséquence elle est universelle ou commune à tous.

Quant à toute l’Écriture en général nous avons déjà montré au chapitre VII qu’il en fallait déterminer le sens par la critique historique seule et non par l’histoire universelle de la Nature, qui est la donnée fondamentale de la Philosophie seulement ; et si, après avoir ainsi recherché le véritable sens de l’Écriture, nous y trouvons quelque chose qui contredise à la Raison, nous ne devons pas nous y arrêter. Car tout ce qu’il peut y avoir de tel dans l’Écriture, comme tout ce que les hommes peuvent ignorer sans danger pour la charité, nous savons avec certitude que cela ne concerne en rien la Théologie ou la Parole de Dieu et conséquemment que chacun peut à cet égard penser sans crainte ce qu’il voudra. Nous concluons donc absolument que ni l’Écriture ne doit se plier à la Raison ni la Raison à l’Écriture.

[7] Toutefois, puisque nous ne pouvons démontrer par la Raison la vérité ou la fausseté du principe fondamental de la Théologie qui est que les hommes sont sauvés même par l’obéissance seule, on peut nous faire cette objection : pourquoi le croyons-nous ? Si nous adhérons à ce dogme sans raison comme des aveugles, nous aussi agissons en insensés et sans jugement. Si, au contraire, nous prétendons que ce fondement peut se démontrer par la Raison, alors la Théologie devient une partie de la Philosophie et il n’y a plus à l’en séparer. Je réponds que j’admets absolument que ce dogme fondamental de la Théologie ne peut être découvert par la Lumière Naturelle ou que du moins nul ne s’est trouvé qui l’ait démontré, et que par suite la Révélation a été nécessaire au plus haut point ; que néanmoins nous pouvons justifier notre adhésion à ce dogme révélé de façon à avoir à son sujet une certitude au moins morale. Je dis une certitude morale ; il n’y a pas lieu en effet de prétendre à une certitude d’un ordre plus élevé que celle qu’ont eue les Prophètes eux-mêmes, auxquels a été faite la première révélation de ce dogme et dont cependant la certitude a été seulement morale, comme nous l’avons montré au chapitre II de ce Traité. C’est donc se tromper totalement que de vouloir établir l’autorité de l’Écriture par des démonstrations mathématiques. L’autorité de la Bible en effet dépend de l’autorité des Prophètes ; elle ne peut donc être démontrée par des arguments plus forts que ceux dont les Prophètes avaient accoutumé d’user pour établir leur autorité dans l’esprit du peuple ; et même notre certitude à ce sujet ne peut reposer sur aucun autre fondement que celui sur lequel les Prophètes fondaient leur propre certitude et leur autorité. Nous avons montré en effet que la certitude des Prophètes reposait sur trois raisons : 1° une imagination distincte et vive ; 2° un signe ; 3° enfin et principalement une âme encline au juste et au bon. Ils ne se fondaient pas sur d’autres raisons ; et par suite c’étaient aussi les seules par lesquelles ils pouvaient démontrer leur autorité au peuple en lui parlant et à nous par leurs écrits.

Or la première, l’imagination vive de certaines choses, n’a de force que pour les Prophètes seuls ; par suite, toute notre certitude au sujet de la révélation peut et doit se fonder sur les deux autres : le Signe et la Doctrine. C’est d’ailleurs ce qu’enseigne expressément Moïse ; dans le Deutéronome (chap. XVIII), il ordonne au peuple d’obéir au Prophète qui, au nom de Dieu, a donné un signe vrai ; si au contraire il a prédit quelque chose à faux, alors même qu’il l’a fait au nom de Dieu, on devra le condamner à mort, tout comme celui qui aura voulu éloigner le peuple de la vraie religion, encore bien qu’il ait confirmé son autorité par des signes et des prodiges (sur ce point, voir Deut., chap. XIII). D’où cette conséquence qu’un vrai prophète se distingue d’un faux à la fois par la doctrine et par le miracle ; c’est celui qui a ces deux marques en effet que Moïse déclare un vrai et auquel il ordonne d’obéir sans craindre aucune fraude, et il dit que ceux-là sont des faux qui auront prédit quelque chose à faux, même au nom de Dieu, ou enseigné de faux dieux, même en faisant de vrais miracles. Nous aussi donc sommes tenus de croire à l’Écriture, c’est-à-dire aux Prophètes eux-mêmes, pour cette même cause seulement, c’est-à-dire à raison de leur doctrine confirmée par des signes. Puisque nous voyons en effet que les Prophètes ont recommandé par-dessus tout la Charité et la Justice et n’ont tendu à aucun autre objet, nous sommes en droit de penser qu’ils n’ont point voulu méchamment nous tromper, mais ont parlé avec sincérité quand ils ont enseigné que les hommes devenaient bien heureux par l’obéissance et la foi ; comme en outre ils ont confirmé cet enseignement par des signes, nous nous persuadons qu’ils n’ont point dit cela à la légère et n’ont pas déliré, tandis qu’ils prophétisaient. Nous nous confirmons encore plus dans cette croyance en considérant qu’ils n’ont donné aucun enseignement moral qui ne s’accorde pleinement avec la Raison, car ce n’est pas une chose de peu de poids que le parfait accord de la parole de Dieu telle qu’elle est dans les Prophètes, avec la parole vivante de Dieu comme elle est en nous. Et nous tirons notre conclusion de la Bible avec autant de certitude que les Juifs autrefois la tiraient de la parole réellement entendue du Prophète. Nous avons montré en effet à la fin du chapitre XII que l’Écriture, en ce qui concerne la doctrine et les principaux récits, nous est parvenue sans corruption. Ainsi, bien que le dogme fondamental de toute la Théologie et de l’Écriture ne puisse être établi par une démonstration mathématique, l’adhésion que nous y donnons est cependant tout à fait justifiée. Il y aurait déraison en vérité à ne pas vouloir accepter un dogme confirmé par les témoignages de tant de Prophètes, et d’où ceux qui par la Raison ne s’élèvent pas très haut, tirent tant de consolation, un dogme qui a pour l’État des conséquences d’une utilité non médiocre et auquel nous pouvons adhérer absolument sans péril ni dommage, il y aurait déraison, dis-je, à le rejeter, pour cette seule raison qu’il ne peut être démontré mathématiquement. Comme si, pour régler sagement notre vie, nous ne tenions jamais pour vrai que ce que nous n’avons aucune raison de révoquer en doute, ou comme si la plupart de nos actions n’étaient pas extrêmement incertaines et pleines de risque.

[8] Je le reconnais d’ailleurs, ceux pour qui la Philosophie et la Théologie se contredisent mutuellement, et qui estiment en conséquence que l’une ou l’autre doit être chassée de son royaume et qu’il faut signifier son congé soit à l’une, soit à l’autre, n’ont pas tort de vouloir donner à la Théologie des fondements solides et de s’efforcer à la démontrer mathématiquement. Qui en effet, s’il n’est un désespéré et un insensé, consentirait à donner congé à la Raison ou à mépriser les arts et les sciences et à nier la certitude de la Raison ? Et cependant nous ne pouvons en aucune façon les excuser puisqu’ils appellent la Raison au secours pour la mettre elle-même à la porte et cherchent une raison certaine de la rendre incertaine. Tandis qu’ils s’efforcent à établir par des démonstrations mathématiques la vérité et l’autorité de la Théologie et à ravir leur autorité à la Raison et à la Lumière Naturelle, font-ils donc autre chose que contraindre la Théologie à reconnaître la domination de la Raison ? Ne semblent-ils pas supposer que l’autorité de la Théologie emprunte toute sa clarté à la lumière naturelle de la Raison ? Et si au contraire ils ont la prétention de se reposer entièrement sur le témoignage interne de l’Esprit-Saint et de n’appeler la Raison au secours que contre les infidèles et pour les convaincre, il ne faut avoir aucune confiance dans leurs paroles, car nous pouvons montrer aisément qu’elles sont inspirées par leurs passions ou par la vaine gloire. Il suit en effet très évidemment du chapitre précédent que l’Esprit-Saint ne rend témoignage que des œuvres bonnes appelées pour cette raison par Paul dans l’Épître aux Galates (chap. V, v. 22) les fruits de l’Esprit-Saint, et qu’il n’est lui-même autre chose que la tranquillité intérieure que les bonnes actions produisent dans l’âme. Quant à la vérité et à la certitude à l’égard des choses qui sont de spéculation pure, nul Esprit n’en rend témoignage en dehors de la Raison qui, seule, comme nous l’avons montré, revendique le royaume de la vérité. Si donc ils prétendent avoir, en dehors de celui-là, quelque autre Esprit, qui les rend certains de la vérité, ils se vantent faussement et leur langage traduit le préjugé auquel les attachent leurs passions, ou bien, par grande frayeur d’être vaincus par les Philosophes et exposés à la risée publique, ils cherchent un refuge dans le sacré ; vainement : quel autel pourra servir d’asile à qui lèse la majesté de la Raison ?

[9] Mais c’est assez nous occuper d’eux ; puisqu’il suffit à ma cause d’avoir montré pour quelle raison la Philosophie doit être séparée de la Théologie et en quoi l’une et l’autre consistent essentiellement ; qu’aucune des deux ne doit être la servante de l’autre, chacune occupant son royaume sans aucune opposition de l’autre ; et qu’enfin j’ai aussi montré à l’occasion les conséquences absurdes, gênantes et dommageables qu’ont produites la confusion surprenante par les hommes de ces deux disciplines et leur inhabileté à les distinguer et séparer l’une de l’autre.