TTP - chap.VI - §§12-15 : Par décrets et volitions de Dieu l’Écriture entend l’ordre même de la Nature.




[12] Je passe donc au troisième point, c’est-à-dire, je vais montrer par l’Écriture que les décrets et commandements de Dieu ne sont rien en réalité que l’ordre de la Nature ; autrement dit, quand l’Écriture dit que telle chose ou telle autre est arrivée par la volonté de Dieu, il faut entendre en réalité simplement que cela est arrivé conformément aux lois et à l’ordre de la Nature, non du tout, comme le croit le vulgaire, que la Nature a pour un temps cessé d’agir ou que son ordre a été interrompu. Toutefois l’Écriture n’enseigne pas directement ce qui ne concerne pas sa doctrine propre, parce que son objet n’est pas (nous l’avons montré à propos de la loi divine) de faire connaître les choses par des causes naturelles, non plus que de donner un enseignement spéculatif. Il faut donc arriver par voie de conséquence à ce que nous voulons ici prouver, mettant à profit pour cela certains récits de l’Écriture par chance plus longs et plus circonstanciés ; j’en citerai donc quelques-uns de cette sorte.

[13] Dans le livre I de Samuel (chap. IX, vs. 15-16) se trouve le récit de la révélation faite à Samuel par Dieu qui doit lui envoyer Saül : Dieu cependant n’envoie pas Saül à Samuel à la façon dont les hommes ont accoutumé d’envoyer l’un d’eux à quelque autre ; cette mission de Dieu ne fut autre que l’ordre de la Nature : Saül cherchait des ânesses qu’il avait perdues (tel est le récit du chapitre cité) et déjà se demandait s’il ne rentrerait pas sans elles à la maison, quand, par le conseil d’un serviteur, il alla trouver le Prophète pour savoir de lui où il les trouverait ; et dans tout le récit rien n’indique qu’en dehors de cette raison, conforme à l’ordre de la Nature, Saül ait reçu de Dieu aucun commandement d’aller trouver Samuel. Dans le psaume CV, verset 24, il est dit que Dieu changea les dispositions des Égyptiens et fit qu’ils prirent les Israélites en haine ; or le changement fut entièrement naturel, comme le montre le chapitre I de l’Exode, où est exposée la raison grave qui poussa les Égyptiens à réduire les Israélites en servitude. Au chapitre IX, verset 13, de la Genèse, Dieu dit à Noé qu’il ferait apparaître l’arc-en-ciel dans la nuée ; or cette action de Dieu se confond avec la réfraction et la réflexion des rayons du soleil que les rayons eux-mêmes subissent dans les gouttes d’eau. Dans le psaume CXLVII, verset 18, l’action naturelle d’un vent chaud qui liquéfie le givre et la neige est dénommée le Verbe de Dieu. Au verset 15, le vent froid est appelé la parole et le Verbe de Dieu ; le vent et le feu sont dans le psaume CV, verset 4, les envoyés et les ministres de Dieu. Et l’on trouve dans l’Écriture plusieurs passages de cette sorte indiquant très clairement que le décret de Dieu, son commandement, sa parole et son Verbe ne sont autre chose que l’action même et l’ordre de la Nature. Il n’est donc pas douteux que tout ce qui est raconté dans l’Écriture, ne soit arrivé naturellement ; et cependant ces faits sont rapportés à Dieu parce que l’objet de l’Écriture, comme nous l’avons déjà montré, n’est pas de faire connaître les choses par des causes naturelles, mais seulement de raconter des choses qui puissent tenir une grande place dans l’imagination et cela suivant une méthode et dans un style propres à exciter le plus possible l’admiration et à imprimer en conséquence la dévotion dans l’âme du vulgaire.

[14] Si donc nous trouvons relatés dans les livres sacrés certains faits dont nous ne connaissons pas les causes et qui semblent être arrivés en dehors de l’ordre de la Nature, ou même contrairement à lui, nous ne devons pas nous y arrêter, mais croire que tout ce qui est réellement arrivé, est arrivé naturellement. Cette manière de voir est encore confirmée par la présence dans les miracles de plusieurs circonstances montrant la nécessité des causes naturelles, encore que ces circonstances soient parfois omises dans le récit, surtout quand le narrateur use d’un style poétique. C’est ainsi que, pour infecter les Égyptiens, il fallut que Moïse jetât de la cendre en l’air (voir Exode, chap. IX, v. 10). Les sauterelles aussi s’abattirent sur l’Égypte par un commandement naturel de Dieu, savoir : un vent d’Est qui souffla un jour entier et une nuit, et elles furent chassées par un vent d’Ouest très violent (voir Exode, chap. X, v. 14, 19). Par le même commandement de Dieu la mer s’ouvrit pour laisser passer les Juifs (voir Exode, chap. XIV, v. 21), l’Eurus souffla très violemment pendant une nuit entière. Ailleurs, pour qu’Elisée ressuscitât l’enfant qu’on croyait mort, il fallut qu’il restât couché quelque temps auprès de lui, jusqu’à ce que l’enfant fût réchauffé d’abord et enfin ouvrît les yeux (voir Rois, liv. II, chap. IV, vs. 34, 35). De même encore l’Évangile de Jean (chap. IX) relate certaines circonstances dont le Christ fit usage pour guérir l’aveugle, et l’on trouve ainsi dans l’Écriture beaucoup d’autres passages montrant tous suffisamment que les miracles requièrent autre chose que le commandement absolu, comme on le dit, de Dieu. Il faut donc croire, bien que les circonstances et les causes naturelles des événements miraculeux ne soient ni toujours ni toutes relatées, qu’elles ne firent jamais défaut. Cela se voit par l’Exode (chap. XIV, v. 27) où il est seulement raconté que, par le simple geste de Moïse, la mer fut réduite à l’obéissance et où nulle mention n’est faite du vent bien que suivant le Cantique (chap. XV, v. 10) cela soit arrivé parce que Dieu souffla de son vent (c’est-à-dire d’un vent très violent) ; l’omission de cette circonstance fait paraître le miracle plus grand.

[15] Mais peut-être, insistera-t-on, trouvons-nous dans les Écritures un grand nombre de faits qui semblent ne pouvoir en aucune façon être expliqués par des causes naturelles : que par exemple les péchés des hommes et leurs prières peuvent être une cause de pluie et de fertilité pour la terre, ou que la foi peut guérir les aveugles et autres faits du même genre relatés dans les livres. Je pense avoir déjà répondu à cette objection ; j’ai montré en effet que l’Écriture ne fait pas connaître les choses par leurs causes prochaines, mais les raconte seulement dans un ordre tel et avec des phrases de telle sorte qu’elles puissent exciter le plus possible les hommes et surtout la foule à la dévotion. Pour cette raison elle parle très improprement de Dieu et des choses, je veux dire, parce qu’elle s’applique non à convaincre la Raison, mais à affecter et occuper le plus possible la fantaisie et l’imagination. Si l’Écriture racontait la ruine d’un État à la manière des historiens politiques, cela ne remuerait en aucune façon la foule ; l’effet est très grand au contraire quand on dépeint ce qui est arrivé d’un style poétique et qu’on le rapporte à Dieu, comme elle a accoutumé de le faire. Quand donc l’Écriture raconte que la terre est stérile à cause des péchés des hommes, ou que des aveugles sont guéris par la foi, ces récits ne doivent pas plus nous émouvoir que lorsqu’elle raconte qu’à cause des péchés des hommes Dieu s’est irrité, contristé, repenti du bien promis ou déjà fait, ou encore que Dieu se rappelle sa promesse à la vue d’un signe et beaucoup d’autres histoires qui sont des inventions poétiques ou expriment les opinions et les préjugés du narrateur. Nous concluons donc absolument que tout ce que l’Écriture raconte vraiment comme étant arrivé, s’est produit nécessairement suivant les lois de la Nature, comme tout ce qui arrive ; et s’il se trouve quelque fait duquel on puisse prouver apodictiquement qu’il contredit aux lois de la Nature ou n’a pas été produit par elles, on devra croire pleinement que c’est une addition faite aux Livres sacrés par des hommes sacrilèges. Tout ce qui est contraire à la Nature est en effet contraire à la Raison ; et ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit en conséquence être rejeté.