TTP - chap.VI - §§3-5 : Il n’arrive rien contre la Nature ; elle conserve un ordre éternel.



[3] A l’égard de la première thèse on en fait voir aisément la vérité par le principe démontré au chapitre IV au sujet de la loi divine : que tout ce que Dieu veut ou détermine, enveloppe une nécessité et une vérité éternelles. Nous avons conclu en effet de ce que l’entendement de Dieu ne se distingue pas de sa volonté, que c’est tout un de dire que Dieu veut quelque chose et qu’il conçoit quelque chose : la même nécessité qui fait que Dieu par sa nature et sa perfection conçoit une chose comme elle est, fait aussi qu’il la veut comme elle est. Puis donc que nécessairement rien n’est vrai, sinon par un décret divin, il suit de là très clairement que les lois universelles de la nature sont de simples décrets divins découlant de la nécessité et de la perfection de la nature divine. Si donc quelque chose arrivait dans la Nature qui contredit à ses lois universelles, cela contredirait aussi au décret, à l’entendement et à la nature de Dieu ; ou, si l’on admettait que Dieu agit contrairement aux lois de la Nature, on serait obligé d’admettre aussi qu’il agit contrairement à sa propre nature, et rien ne peut être plus absurde. La démonstration pourrait encore se tirer aisément de ce que la puissance de la Nature est la puissance même et la vertu de Dieu, et la puissance de Dieu absolument identique à son essence ; mais j’aime mieux laisser cela de côté quant à présent.

[4] Il n’arrive donc rien dans la Nature [1] qui contredise à ses lois universelles ; ou même qui ne s’accorde avec ses lois ou n’en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par la volonté et le décret éternel de Dieu ; c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà montré, rien n’arrive que suivant des lois et des règles enveloppant une nécessité éternelle. La Nature observe donc toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien qu’elles ne nous soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité éternelles, et par suite un ordre fixe et immuable. Aucune bonne raison n’invite à attribuer à la Nature une puissance et une vertu limitées et à croire que ses lois s’appliquent à certaines choses seulement, non à toutes ; car puisque la vertu et la puissance de la Nature est la vertu même et la puissance de Dieu, que les lois et règles de la Nature sont les décrets même de Dieu, il faut croire sans restriction que la puissance de la Nature est infinie et que ses lois sont assez larges pour s’étendre à tout ce qui est conçu par l’entendement divin. En juger autrement, ne serait-ce pas admettre que Dieu a créé une Nature si impuissante et établi des lois et des règles si stériles, qu’il est souvent obligé de lui venir en aide pour qu’elle se conserve et que les choses tournent selon son vœu ? et j’estime une telle croyance aussi contraire que possible à la raison.

[5] De ces principes donc que rien n’arriva dans la nature qui ne suive de ses lois ; que ses lois s’étendent à tout ce que conçoit l’entendement divin ; qu’enfin la Nature observe un ordre fixe et immuable, il suit très clairement que le nom de miracle ne peut s’entendre que par rapport aux opinions des hommes et signifie tout uniment un ouvrage dont nous ne pouvons assigner la cause par l’exemple d’une autre chose accoutumée, ou que du moins ne peut expliquer l’auteur relatant le miracle.

Je pourrais dire à la vérité qu’un miracle est un événement dont on ne peut assigner la cause par les principes des choses naturelles tels que la Lumière Naturelle les fait connaître ; toutefois, puisque les miracles ont été faits à la mesure de la compréhension du vulgaire, lequel ignorait totalement les principes des choses naturelles, il est certain que les anciens ont tenu pour miracle ce qu’ils ne pouvaient expliquer par le moyen dont le vulgaire a coutume d’user pour expliquer les choses naturelles, c’est-à-dire en recourant à sa mémoire pour se rappeler un cas semblable qu’il se représente sans surprise à l’ordinaire ; le vulgaire en effet estime assez connaître ce qu’il voit sans surprise. Les anciens donc et presque tous les hommes jusqu’au temps présent n’ont eu d’autre règle applicable aux miracles ; il n’est pas douteux en conséquence que les livres saints ne racontent beaucoup de faits prétendus miraculeux dont il serait facile d’assigner la cause par les principes connus des choses naturelles ; nous l’avons déjà indiqué au chapitre II en parlant de l’arrêt du soleil au temps de Josué et de sa rétrogradation au temps d’Achaz, mais nous traiterons ce point plus longuement tout à l’heure, ayant promis de nous occuper dans ce chapitre de l’interprétation des miracles.


[1Je n’entends pas ici par Nature la matière seulement et ses affections, mais outre la matière une infinité d’autres choses. (Note de l’auteur.)