TTP - chap.VII - §§5-10 : Les étapes de l’interprétation.
A. §5 : L’interprétation de l’Écriture ne repose que sur une enquête historique. Ce qu’elle est.
[5] La règle universelle à poser dans l’interprétation de l’Écriture, est donc de ne lui attribuer d’autres enseignements que ceux que l’enquête historique nous aura très clairement montré qu’elle a donnés. Nous allons dire maintenant quelle doit être cette enquête historique et ce qu’elle doit principalement faire connaître.
En 1er lieu elle doit comprendre la nature et les propriétés de la langue dans laquelle furent écrits les livres de l’Écriture et que leurs auteurs avaient accoutumé de parler. De la sorte en effet nous pourrons examiner tous les sens qu’un texte peut avoir d’après l’usage commun. Et tous les écrivains, tant de l’Ancien Testament que du Nouveau, ayant été des Hébreux ; il est certain que la connaissance de la langue Hébraïque est nécessaire avant tout, non seulement pour entendre les livres de l’Ancien Testament écrits dans cette langue, mais aussi du Nouveau Testament : bien qu’ayant été répandus dans d’autres langues, ils sont cependant pleins d’hébraïsmes.
2° Il faut grouper les énonciations contenues dans chaque livre et les réduire à un certain nombre de chefs principaux, de façon à retrouver aisément toutes celles qui se rapportent au même objet ; noter ensuite toutes celles qui sont ambiguës ou obscures ou en contradiction les unes avec les autres. J’appelle ici une énonciation claire ou obscure suivant que le sens en est facilement ou difficilement perçu en s’aidant du contexte, et non suivant qu’il est facilement ou difficilement perçu par la Raison ; car nous nous occupons ici du sens des textes et non de leur vérité. Il faut même avant tout prendre garde, quand nous cherchons le sens de l’Écriture, à ne pas avoir l’esprit préoccupé de raisonnements fondés sur les principes de la connaissance naturelle (pour ne rien dire des préjugés) ; afin de ne pas confondre le sens d’un discours avec la vérité des choses, il faudra s’attacher à trouver le sens en s’appuyant uniquement sur l’usage de la langue ou sur des raisonnements ayant leur seul fondement dans l’Écriture. Je vais illustrer ces distinctions par un exemple pour les faire plus clairement connaître. Ces paroles de Moïse comme Dieu est un feu, ou Dieu est jaloux, sont les plus claires du monde aussi longtemps qu’on a égard à la seule signification des mots ; je les range donc parmi les énonciations claires, bien qu’à l’égard de la Raison et de la Vérité, elles soient très obscures. Quand bien même le sens littéral est en contradiction avec la Lumière naturelle, s’il ne s’oppose pas nettement aux principes et aux données fondamentales tirés de l’Histoire critique de l’Écriture, il faut le maintenir ; au contraire, si ces paroles se trouvaient par leur interprétation littérale contredire aux principes tirés de l’Écriture, encore bien qu’elles s’accordassent le mieux du monde avec la Raison, il faudrait admettre une autre interprétation (je veux dire une interprétation métaphorique). Pour savoir donc si Moïse a cru véritablement que Dieu était un feu ou s’il ne l’a pas cru, il ne faudra pas tirer de conclusion de ce que cette opinion s’accorde avec la Raison on lui contredit, mais seulement des autres paroles de Moïse. Puis donc que Moïse, en beaucoup d’endroits enseigne très clairement que Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses visibles qui sont dans les cieux, sur la terre ou dans l’eau, nous devons conclure que cette parole en particulier ou toutes celles du même genre doivent être entendues comme des métaphores. Mais comme il faut s’écarter aussi peu que possible du sens littéral, il faudra en premier lieu chercher si cette unique parole : Dieu est un feu admet un sens autre que le littéral, c’est-à-dire si le mot feu signifie autre chose que le feu naturel. Si l’usage de la langue ne permettait pas de lui attribuer un autre sens, il n’y aurait aucun moyen d’interpréter la phrase autrement, bien que le sens littéral soit contraire à la Raison ; et au contraire il faudrait dans l’interprétation de toutes les autres phrases, alors même qu’elles s’accorderaient avec la Raison, avoir égard au sens de celle-là. Si l’usage de la langue ne le permettait pas non plus, c’est donc qu’il serait impossible de concilier toutes les phrases et par suite il faudrait suspendre tout jugement sur elles. Mais comme le mot feu se prend aussi pour colère et jalousie (voir Job, ch. XXXI, v. 12), il est facile de concilier entre elles les phrases de Moïse, et nous arrivons légitimement à cette conclusion que ces propositions Dieu est un feu, Dieu est jaloux, ne sont qu’une seule et même énonciation. Poursuivons : Moïse enseigne clairement que Dieu est jaloux et n’enseigne nulle part que Dieu est sans passions ou exempt d’affections passives de l’âme ; nous en conclurons que Moïse a cru à l’existence en Dieu de la jalousie, ou qu’au moins il a voulu l’enseigner, bien que selon nous cela soit contraire à la Raison. Nous ne devons pas en effet, nous l’avons déjà montré, accommoder de force aux injonctions de notre Raison et à nos opinions préconçues la pensée de l’Écriture ; toute connaissance des Livres bibliques doit être tirée de ces Livres seuls.
3° Cette enquête historique doit rapporter au sujet des livres des Prophètes toutes les circonstances particulières dont le souvenir nous a été transmis : j’entends la vie, les mœurs de l’auteur de chaque livre ; le but qu’il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit. Elle doit rapporter aussi les fortunes propres à chaque livre : comment il a été recueilli [1] à l’origine, en quelles mains il est tombé, combien de leçons différentes sont connues de son texte, quels hommes ont décidé de l’admettre dans le canon, et enfin comment tous les livres reconnus canoniques par tous ont été réunis en un corps. Tout cela, dis-je, l’enquête historique sur l’Écriture doit le comprendre. Car pour savoir quelles propositions sont énoncées comme des lois, quelles au contraire comme des enseignements moraux, il importe de connaître la vie, les mœurs des auteurs et le but visé par eux ; outre que nous pouvons expliquer d’autant plus facilement les paroles d’un homme que nous connaissons mieux son génie propre et sa complexion spirituelle. De plus, pour ne pas confondre des enseignements éternels avec d’autres valables pour un temps seulement et destinés à un petit nombre d’hommes, il importe aussi de savoir à quelles occasions, en quel temps, pour quelle nation et quel siècle tous ces enseignements furent écrits. Il importe enfin de connaître les autres circonstances dites plus haut pour savoir non seulement à quoi nous en tenir sur l’autorité propre à chaque livre, mais encore si le texte a pu en être falsifié par des mains criminelles, ou s’il n’a pu l’être, si des erreurs s’y sont glissées, si ces erreurs ont été corrigées par des hommes compétents et dignes de foi. Il est très nécessaire de savoir tout cela pour ne pas céder à un entraînement aveugle qui nous rendrait faciles à tromper et pour n’admettre que ce qui est certain et hors de doute.
B. §§6-7 : La doctrine interprétée.
1. §6 : doctrine universelle.
[6] Après que nous aurons achevé cette enquête sur l’Écriture et pris la ferme décision de n’admettre rien comme doctrine certaine des Prophètes qui ne suive de cette enquête ou ne puisse en être tiré avec la plus grande clarté, alors il sera temps de nous appliquer à l’étude de la pensée des Prophètes et de l’Esprit-Saint. Mais, pour, cette tâche également, il faut, pour suivre la méthode et l’ordre requis, procéder comme nous le faisons quand nous nous élevons de l’Histoire à l’interprétation de la Nature. De même que, dans l’étude des choses naturelles, il faut s’attacher avant tout à la découverte des choses les plus universelles et qui sont communes à la nature entière, comme le mouvement et le repos, de leurs lois et de leurs règles, que la nature observe toujours et par lesquelles elle agit constamment, puis s’élever de là par degrés aux autres choses moins universelles ; de même dans l’histoire de l’Écriture nous chercherons tout d’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le fondement de toute l’Écriture, ce qui enfin est recommandé par tous les Prophètes comme une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous les hommes. Par exemple qu’il existe un Dieu unique et tout-puissant, qui seul doit être adoré, qui veille sur tous et aime par-dessus tout ceux qui l’adorent et aiment leur prochain comme eux-mêmes, etc. Ces enseignements et d’autres semblables se trouvent partout dans l’Écriture, si clairs et si exprès que personne jamais n’a pu douter de leur signification. Quant à la nature de Dieu, à la façon dont il voit toutes choses et y pourvoit, l’Écriture n’enseigne rien expressément et comme une doctrine éternelle sur ces points et d’autres semblables ; au contraire, les Prophètes eux-mêmes ne s’accordent pas sur ces questions, nous l’avons déjà montré. Il n’y a donc pas lieu de rien poser comme doctrine de l’Esprit-Saint à ce sujet, bien qu’il puisse être traité le mieux du monde par la Lumière naturelle.
2. §7 : enseignements particuliers.
[7] Une fois bien connue cette doctrine universelle de l’Écriture, on passera à des enseignements moins universels qui se rapportent cependant à l’usage commun de la vie et découlent comme des ruisseaux de cette doctrine universelle : telles sont toutes les actions particulières externes, vraiment vertueuses, qui ne peuvent s’accomplir que dans une occasion donnée. Tout ce qu’on trouvera dans les Écrits d’obscur et d’ambigu, relativement à ces actions, devra être éclairci et déterminé par la doctrine universelle de l’Écriture ; si des contradictions se découvrent, il faudra voir à quelle occasion, en quel temps, pour qui, les textes opposés ont été écrits. Par exemple, quand le Christ dit : bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés, nous ne savons par ce texte seul quels pleurs il entend ; mais il enseigne plus loin que nous devons n’avoir d’inquiétude que du seul royaume de Dieu et de sa justice, qu’il nous présente comme le souverain bien (voir Matth., ch. VI, v. 33) ; donc, par ceux qui pleurent, il entend seulement ceux qui pleurent le royaume de Dieu et la justice méconnue par les hommes ; cela seul, en effet, peut être pleuré par ceux qui n’ont d’amour que pour le royaume de Dieu, c’est-à-dire pour l’équité, et méprisent le reste qui est chose de fortune. De même encore quand il dit : à celui qui a frappé ta joue droite, tends l’autre, et ce qui suit. Si le Christ ordonnait cela à la façon d’un législateur faisant connaître aux juges sa volonté, il eût détruit la loi de Moïse par ce précepte ; interprétation contre laquelle il nous met ouvertement en garde (voir Matth., chap. V, v. 17) ; il faut donc voir ce qu’était celui qui a dit cela, à qui et en quel temps il l’a dit. C’est le Christ qui a dit cette parole, le Christ qui n’instituait pas des Lois à la façon d’un législateur, mais donnait des enseignements comme un docteur ; car (nous l’avons montré ci-dessus) il n’a pas voulu corriger les actions extérieures, mais les dispositions internes de l’âme. Il l’a dit à des hommes opprimés, qui vivaient dans un État corrompu où la justice était entièrement méconnue, et qui semblait menacé de ruine imminente. Et cela même qu’enseigne le Christ en ce passage, alors que la Ville était menacée de ruine, nous voyons que Jérémie l’a enseigné lors de la première dévastation de la Ville, c’est-à-dire en un temps semblable (voir Lament., ch. III, lettres Tet et Jot) ; puis donc que les Prophètes n’ont donné cet enseignement que dans un temps d’oppression, qu’il n’a jamais été posé en loi, et qu’au contraire Moïse (qui n’a pas écrit dans un temps d’oppression, mais - observation importante - a cherché à constituer une société politique saine), tout en condamnant la vengeance et la haine du prochain, a cependant ordonné de faire payer l’œil pour l’œil, il apparaît très clairement que, suivant les seuls principes de l’Écriture elle-même, cet enseignement donné par le Christ et Jérémie, savoir l’acceptation de l’injustice et la non-résistance à l’impiété, s’applique seulement où la justice est méconnue et dans les temps d’oppression, non dans un État sain ; bien au contraire, dans un État sain où la justice est maintenue, chacun est tenu, s’il veut se montrer juste, de demander au juge la punition de l’injustice soufferte par lui (voir Lévit., ch. XIII, v. 1), non par vengeance (voir Lévit., chap. XIX, vs. 17, 18), mais par désir de défendre la justice et la loi de la Patrie et pour que les méchants ne tirent pas d’avantage du mal. Tout cela s’accorde aussi entièrement avec la Raison naturelle. Je pourrais citer plusieurs exemples de cette sorte ; je juge que ceux que j’ai donnés suffisent pour l’explication de ma pensée et de son utilité, ce qui est présentement mon souci.
C. §8 : Questions portant sur le domaine de la spéculation.
[8] Jusqu’ici toutefois nous avons montré comment il faut étudier les textes de l’Écriture qui se rapportent à l’usage de la vie et dont l’étude est pour cette raison plus facile, car, en vérité, il n’y a jamais eu de controverse à ce sujet entre ceux qui ont écrit les Livres saints. Pour le reste du contenu de l’Écriture, qui est du domaine de la spéculation seule, il n’est pas aussi facile d’y avoir accès ; la voie est plus étroite ; les Prophètes, en effet, n’étant pas d’accord entre eux sur les matières d’ordre spéculatif et leurs récits étant au plus haut point adaptés aux préjugés propres à chaque siècle, il ne nous est plus du tout permis de conclure ce qu’a voulu dire un Prophète de passages plus clairs d’un autre, à moins qu’il ne soit établi avec une évidence entière qu’ils ont eu une seule et même manière de voir. Je vais donc exposer brièvement comment, dans des cas semblables, on arrive à connaître la pensée des Prophètes par l’histoire critique de l’Écriture. Il faudra commencer là encore par les principes les plus universels, se demandant avant tout ce que c’est qu’un Prophète, ou une révélation, et en quoi elle consiste essentiellement, puis ce que c’est qu’un miracle et ainsi de suite en s’appliquant aux choses les plus communes, de là on descendra aux opinions propres à chaque Prophète et on arrivera ensuite au sens de chaque révélation du Prophète, de chaque récit, de chaque miracle. De quelles précautions il faut user pour ne pas confondre la pensée des Prophètes et des Historiens avec celle de l’Esprit-Saint et la vérité vraie, nous l’avons montré ci-dessus en son lieu par de nombreux exemples ; il n’est donc pas nécessaire d’en parler plus longuement. A noter toutefois, en ce qui touche le sens des Révélations, que notre méthode enseigne à rechercher seulement ce que les Prophètes ont réellement vu et entendu, non ce qu’ils ont voulu signifier ou représenter par leurs images sensibles ; cela, on peut bien le conjecturer, non le déduire, avec certitude des données fondamentales de l’Écriture.
D. §§9-10 : Polémique : réfutation des deux autres méthodes d’interprétation : l’autorité d’une tradition, ou d’un interprète infaillible.
[9] Nous avons ainsi exposé une façon d’interpréter l’Écriture et nous avons démontré en même temps qu’elle était la voie unique et une voie sûre pour arriver à en connaître le vrai sens. Je reconnais d’ailleurs que ceux-là auraient une certitude supérieure qui auraient reçu des Prophètes eux-mêmes à ce sujet une tradition, c’est-à-dire une explication vraie, comme les Pharisiens prétendaient en avoir une ; ou bien encore ceux qui auraient un Pontife infaillible dans l’interprétation de l’Écriture, comme s’en vantent les Catholiques romains. Ne pouvant toutefois être assurés ni de cette tradition ni de l’autorité du Pontife, nous ne pouvons rien fonder là-dessus ; cette autorité, les plus anciens Chrétiens l’ont niée ; cette tradition, les plus anciennes sectes juives l’ont rejetée ; et si nous considérons le compte des années que les Pharisiens ont reçu de leurs Rabbins (pour ne rien dire du reste), compte suivant lequel cette tradition remonterait jusqu’à Moïse, nous trouverons qu’il est faux ; comme je le montre ailleurs. Une tradition de cette sorte doit donc nous être extrêmement suspecte. Il y a bien une tradition des Juifs que, dans notre méthode, nous sommes obligés de supposer pure de toute corruption, c’est la signification des mots de la langue hébraïque, puisque nous la tenons d’eux ; mais, tandis que la première nous paraît douteuse, cette deuxième tradition ne l’est pas. Personne en effet n’a jamais pu avoir profit à changer le sens d’un mot, tandis qu’il y a souvent profit à changer le sens d’un texte. La première opération est certes très difficile ; qui voudrait changer en effet la signification d’un mot, d’une langue, devrait en même temps expliquer tous les auteurs qui ont écrit dans cette langue et qui ont employé ce mot dans le sens reçu et cela suivant la complexion et la pensée de chacun d’eux ou il devrait les falsifier avec la plus grande prudence. De plus la langue est conservée à la fois par le vulgaire et par les doctes, tandis que le sens des textes et les livres est conservé seulement par les doctes ; nous pouvons donc facilement concevoir que les doctes aient pu changer ou corrompre la signification du texte de quelque livre très rare qu’ils ont en leur possession, mais non celle des mots. Outre que, si un homme voulait changer en une autre la signification d’un mot qu’il a l’habitude d’employer, il ne pourrait pas sans difficulté observer par la suite en parlant et en écrivant cette signification. Par toutes ces raisons nous nous persuaderons aisément qu’il n’a pu venir à l’esprit de personne de corrompre une langue ; tandis qu’on a pu souvent corrompre la pensée d’un écrivain en changeant le texte ou en l’interprétant mal.
[10] Puis donc que notre méthode (fondée sur cette règle que la connaissance de l’Écriture doit se tirer de l’Écriture seule) est l’unique et la vraie, tout ce qu’elle ne pourra nous donner pour arriver à une entière connaissance de l’Écriture, nous devons désespérer de l’avoir d’ailleurs. Quelles difficultés maintenant cette méthode présente-t-elle ou que lui manque-t-il pour qu’elle puisse nous conduire à une connaissance certaine des Livres Sacrés ? C’est ce que nous allons dire.
[1] comment il a été recueilli : le sens est ici : comment il a été reçu, c’est-à-dire accueilli (note jld).