Traité politique, I, §2



Pour les Politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu’à les diriger pour le mieux, et on les juge habiles plutôt que sages. L’expérience en effet leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes ; ils s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l’efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d’appliquer ; agissant en cela d’une façon qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens : selon ces derniers en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d’observer. Il n’est pas douteux cependant que les Politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant eu l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné en effet qui fût inapplicable.


Traduction Emile Saisset :

Tout au contraire, les politiques passent pour plus occupés à tendre aux hommes des embûches qu’à veiller à leurs intérêts, et leur principal titre d’honneur, ce n’est pas la sagesse, mais l’habileté. Ils ont appris à l’école des faits qu’il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes. Or, tandis qu’ils s’efforcent de prévenir la malice humaine à l’aide des moyens artificiels depuis longtemps indiqués par l’expérience et dont se servent d’ordinaire les hommes que la crainte gouverne plutôt que la raison, ils ont l’air de rompre en visière à la religion, surtout aux théologiens, lesquels s’imaginent que les souverains doivent traiter les affaires publiques selon les mêmes règles de piété qui obligent un particulier. Mais cela n’empêche pas que cette sorte d’écrivains n’aient mieux réussi que les philosophes à traiter les matières politiques [1], et la raison en est simple, c’est qu’ayant pris l’expérience pour guide, ils n’ont rien dit qui fût trop éloigné de la pratique.


At politici contra hominibus magis insidiari, quam consulere creduntur, et potius callidi, quam sapientes aestimantur. Docuit nimirum eosdem experientia, vitia fore, donec homines. Humanam igitur malitiam praevenire dum student, idque iis artibus, quas experientia longo usu docuit, et quas homines magis metu, quam ratione ducti exercere solent, religioni adversari videntur, theologis praecipue, qui credunt summas potestates debere negotia publica tractare secundum easdem pietatis regulas, quibus vir privatus tenetur. Ipsos tamen politicos multo felicius de rebus politicis scripsisse, quam philosophos, dubitari non potest. Nam quoniam experientiam magistram habuerunt, nihil docuerunt, quod ab usu remotum esset.

[1Allusion à Machiavel. Lui aussi soutient que les principes de l’action politique ne sont pas les mêmes que ceux de la moralité individuelle. Voyez Le Prince, chap.18.