Traité politique, I, §6
Un État dont le salut dépend de la loyauté de quelques personnes, et dont les affaires, pour être bien dirigées, exigent que ceux qui les mènent veuillent agir loyalement, n’aura aucune stabilité. Pour qu’il puisse subsister il faudra ordonner les choses de telle sorte que ceux qui administrent l’État, qu’ils soient guidés par la raison ou mus par une affection, ne puissent être amenés à agir d’une façon déloyale ou contraire à l’intérêt général. Et peu importe à la sécurité de l’État quel motif intérieur ont les hommes de bien administrer les affaires, pourvu qu’en fait ils les administrent bien : la liberté de l’âme en effet, c’est-à-dire le courage, est une vertu privée [1], la vertu nécessaire à l’État est la sécurité.
Traduction Saisset :
L’État sera donc très-peu stable, lorsque son salut dépendra de l’honnêteté d’un individu et que les affaires ne pourront y être bien conduites qu’à condition d’être dans des mains honnêtes. Pour qu’il puisse durer, il faut que les affaires publiques y soient ordonnées de telle sorte que ceux qui les manient, soit que la raison, soit que la passion les fasse agir, ne puissent être tentés d’être de mauvaise foi et de mal faire. Car peu importe, quant à la sécurité de l’État, que ce soit par tel ou tel motif que les gouvernants administrent bien les affaires, pourvu que les affaires soient bien administrées. La liberté ou la force de l’âme est la vertu des particuliers ; mais la vertu de l’État, c’est la sécurité.
Imperium igitur, cuius salus ab alicuius fide pendet et cuius negotia non possunt recte curari, nisi ii, qui eadem tractant, fide velint agere, minime stabile erit ; sed, ut permanere possit, res eius publicae ita ordinandae sunt, ut qui easdem administrant, sive ratione ducantur sive affectu, induci nequeant, ut male fidi sint seu prave agant. Nec ad imperii securitatem refert, quo animo homines inducantur ad res recte administrandum, modo res recte administrentur. Animi enim libertas seu fortitudo privata virtus est ; at imperii virtus securitas.
[1] En politique, la droiture éthique ne sert à rien. Voyez sur ce pont l’exemple de Savonarole : Machiavel, Le Prince, VI : « (...) tous les prophètes bien armés furent vainceurs et les désarmés déconfits (...). Comme de notre temps advint à frère Jérôme Savonarole duquel la ruine fut produite dans le nouvel ordre qui était le sien, aussitôt que la multitude commença de ne le croire plus, vu qu’il n’avait pas le moyen de tenir fermes ceus qui l’avaient cru, ni de faire croire ceux qui ne croyaient pas en lui. »