Traité politique, VII, §14
Dans nulle Cité autre que celle qui est organisée de la sorte, le roi ne peut attendre plus de sécurité. Outre, en effet, qu’un roi que ses propres soldats ne veulent plus défendre, a bientôt fait de périr, il est certain qu’un roi est exposé au plus grand danger par ceux qui sont le plus près de lui. Plus petit donc sera le nombre des conseillers et plus puissants ils seront en conséquence, plus grand sera pour le roi le danger qu’ils ne transfèrent le pouvoir à un autre. Rien n’a plus effrayé David que de voir son conseiller Achitophel prendre parti pour Absalon [1]. Ajoutez que si tout le pouvoir était donné absolument à un seul, il serait bien plus facile de le transférer à un autre. Deux manipulaires [2] entreprirent de mettre à la tête de l’empire romain un nouvel empereur et y réussirent (Tacite, Histoires, livre I) [3]. Je passe sous silence les artifices et les ruses des conseillers, contre lesquels les rois doivent se mettre en garde pour ne pas être immolés à l’envie : ces choses sont trop connues et quiconque lit les récits des historiens ne peut les ignorer. La loyauté des conseillers a souvent causé leur perte et, s’ils veulent se garder eux-mêmes, ce n’est pas fidèles, mais rusés qu’ils doivent être. Si cependant les conseillers sont trop nombreux pour pouvoir s’accorder dans une pensée criminelle, s’ils sont tous sur le même rang et ne restent en fonctions que quatre ans, ils ne pourront jamais menacer le roi d’un danger véritable à moins qu’il ne tente de leur ravir la liberté, ce qui serait un attentat contre tous les citoyens. Ainsi que le fait observer Ant. Perez [4] avec grande raison, rien n’est plus dangereux pour le Prince que de vouloir établir un pouvoir absolu, odieux aux sujets et contraire à toutes les lois divines et humaines, comme le montrent des exemples innombrables [5].
Traduction Saisset :
Il semble qu’aucun roi ne puisse se promettre autant de sécurité qu’en aura le Roi de notre État. Car outre que les rois sont exposés à périr aussitôt que leur armée ne les défend plus, il est certain que leur plus grand péril vient toujours de ceux qui leur tiennent de plus près. A mesure donc que les conseillers seront moins nombreux, et partant plus puissants, le Roi courra un plus grand risque qu’ils ne lui ravissent le pouvoir pour le transférer à un autre. Rien n’effraya plus le roi David que de voir que son conseiller Achitophel avait embrassé le parti d’Absalon. Ajoutez à cela que lorsque l’autorité a été concentrée tout entière dans les mains d’un seul homme, il est beaucoup plus facile de la transporter en d’autres mains. C’est ainsi que deux simples soldats entreprirent de faire un empereur, et ils le firent (Tacite, Histoires, livre I). Je ne parle pas des artifices et des ruses que les conseillers ne manquent pas d’employer dans la crainte de devenir un objet d’envie pour le souverain naturellement jaloux des hommes trop en évidence ; et quiconque a lu l’histoire ne peut ignorer que la plupart du temps ce qui a perdu les conseillers des rois, c’est un excès de confiance, d’où il faut bien conclure qu’ils ont besoin, pour se sauver, non pas d’être fidèles, mais d’être habiles. Mais si les conseillers sont tellement nombreux qu’ils ne puissent pas se mettre d’accord pour un même crime, si d’ailleurs ils sont tous égaux et ne gardent pas leurs fonctions plus de quatre ans, ils ne peuvent plus être dangereux pour le Roi, à moins qu’il ne veuille attenter à leur liberté et qu’il n’offense par là tous les citoyens. Car, comme le remarque fort bien Perezius, l’usage du pouvoir absolu est fort périlleux au prince, fort odieux aux sujets, et contraire à toutes les institutions divines et humaines, comme le prouvent d’innombrables exemples.
Rex praeterea nullus maiorem sibi securitatem polliceri potest, quam qui in huiusmodi civitate regnat. Nam praeterquam quod cito perit, quem sui milites salvum esse nolunt, certum est regibus summum semper periculum esse ab iis, qui eis proximi sunt. Quo igitur consiliarii numero pauciores, et consequenter potentiores sunt, eo regi maius ab ipsis periculum est, ne imperium in alium transferant. Nihil sane Davidem magis terruit, quam quod ipsius consiliarius Achitophel partes Absolomi elegerat 1). Huc accedit, si omnis potestas in unum absolute translata fuerit, quae tum longe facilius ex uno in alium transferri potest. Suscepere enim duo manipulares imperium Romanum transferre, et transtulerunt 2). Omitto artes et astus callidos consiliariorum, quibus sibi cavere debent, ne invidiae immolentur, quia nimis noti sunt ; et nemo, qui historias legit, ignorare potest, consiliariis fidem plerumque exitio fuisse ; atque adeo, ut sibi caveant, eosdem callidos, non fidos esse oportet. Sed si consiliarii plures numero, quam ut in eodem scelere convenire possint, et omnes inter se aequales sint, nec ultra quadriennium eo officio fungantur, regi nequaquam formidolosi esse queunt, nisi libertatem iis adimere tentet, quo omnes cives pariter offendet. Nam (ut Ant. Perezius optime notat) imperio absoluto uti Principi admodum periculosum, subditis admodum odiosum et institutis tam divinis, quam humanis adversum, ut innumera ostendunt exempla.
[1] Voyez Deuxième livre de Samuel, 15, 12-31 ; 16, 23 ; 17, 1. sqq.
[2] manipulaires. Deux simples soldats.
[3] Tacite, Histoires, I, XXV, « Le crime une fois résolu, il en confia l’exécution à son affranchi Onomaste, qui lui amena Barbius Proculus, tesséraire des gardes, et Véturius, officier subalterne du même corps. Othon les sonda sur des objets divers, et, quand il les sut audacieux et rusés, il les combla de dons et de promesses, et leur remit de l’argent pour acheter des complices. Deux soldats prirent sur eux de transférer l’empire des Romains, et ils le transférèrent. Ils ne découvrirent qu’à un petit nombre de confidents le coup qu’ils préparaient. Quant aux autres, ils ébranlaient de mille manières leur fidélité chancelante ; insinuant aux principaux militaires que les bienfaits de Nymphidius les rendaient suspects, irritant la foule des soldats par le désespoir d’obtenir jamais la gratification tant de fois différée. Quelques esprits s’enflammaient par le souvenir de Néron, et le regret d’une licence dont le temps n’était plus. Enfin une crainte commune les effrayait tous, celle de passer dans un service inférieur. »
[4] Jurisconsulte espagnol, qui était, vers 1585, professeur de droit à l’université de Louvain.
[5] Voyez Perez, Relaciones, Paris, 1598, p.133 (note de S. Zac).